L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 76-86).


CHAPITRE VIII.

l’ermitage de saint-cuthbert.


Les candélabres sacrés ont été enlevés ; une mousse grisâtre couvre les pierres de l’autel ; l’image sainte a été renversée, la cloche a cessé de vibrer dans les airs ; les murailles de l’église sont détruites et renversées ; les saintes reliques sont dispersées ; le pieux anachorète n’est plus : que le Dieu tout-puissant ait son âme.
Rediviva.


L’ermitage de Saint-Cuthbert avait été construit, dit-on, dans un de ces lieux de station que ce vénérable saint avait assigné à ses moines, lorsque, chassés par les Danois de leur couvent de Linchsfern, ils formèrent une société de religieux péripatéticiens. Portant sur leurs épaules le corps de leur patron, ils le transportèrent à travers les campagnes de l’Écosse et les frontières de l’Angleterre, jusqu’à ce qu’il lui plût enfin de leur épargner la peine de le porter dans des régions plus éloignées, en choisissant un asile non loin des tours de la seigneurie de Durham. L’odeur de sa sainteté s’attacha même aux lieux où il avait permis aux moines qui le portaient de prendre un repos passager : aussi les pieux cénobites montraient-ils avec une sorte de fierté les lieux voisins de leur couvent, où saint Cuthbert s’était quelque temps arrêté. Peu de ces lieux étaient plus renommés et plus en honneur que le célèbre ermitage de saint-Cuthbert, vers lequel Roland Græme se dirigeait. Il se trouvait situé tout à fait au nord-ouest de la grande abbaye de Kennaquhair, dont il était une des dépendances. On remarquait dans le voisinage quelques-uns de ces sites qui exercent une influence indéfinissable sur le cœur de l’homme ; et en effet le clergé romain a toujours été heureux dans le choix qu’il a fait des lieux qu’il destinait à la religion.

Non loin de l’ermitage était une source dont les eaux possédaient quelques vertus médicinales. L’anachorète comme on le pense bien, s’en était déclaré le gardien et le patron, et cette source lui procurait parfois certains avantages : ceux en effet qui voulaient mettre à profit les vertus salutaires de ses ondes pouvaient se dispenser difficilement de laisser au saint homme des marques de leur libéralité. Quelques perches d’une terre fertile servaient au moine de jardin. Une éminence couverte d’arbres qui s’élevait derrière l’ermitage l’abritait du côté du nord et de l’est, et la façade était exposée au sud-ouest, en regard d’une vallée à la fois pittoresque et sauvage, au bas de laquelle serpentait un ruisseau limpide qui luttait avec un léger murmure contre chaque pierre qui interrompait son cours.

L’ermitage lui-même était plutôt simplement que grossièrement bâti : c’était un bâtiment gothique peu élevé, composé de deux petites pièces, dont l’une servait d’habitation au moine ; dans l’autre se trouvait la chapelle. Comme peu de membres du clergé séculier avaient osé fixer leur séjour si près des frontières, le secours de ce moine dans les affaires spirituelles n’avait pas été inutile à la communauté, tant que le catholicisme avait conservé son ascendant ; car il avait reçu les pouvoirs nécessaires pour marier, baptiser et administrer les autres sacrements de l’Église catholique. Mais comme depuis peu les progrès du protestantisme avaient été sensibles, l’ermite avait jugé à propos de se renfermer dans une retraite absolue, et de vivre, autant que possible, de manière à n’être ni observé, ni censuré. Cependant l’aspect de l’habitation, lorsque Roland Græme s’y présenta à la chute du jour, prouvait évidemment que la prudence et les précautions du moine avaient été sans effet.

Le page allait frapper à la porte lorsqu’il remarqua, à sa grande surprise, non seulement qu’elle était ouverte, mais que le gond supérieur avait été arraché, et que, ne tenant plus au chambranle que par celui du bas, elle ne pouvait remplir ses fonctions. Un peu alarmé à cette vue, et ne recevant pas de réponse, quoiqu’il eût frappé et appelé, Roland se mit à examiner avec attention les dehors du petit bâtiment avant de s’aventurer dans l’intérieur. Les fleurs, attachées soigneusement et dirigées le long des murailles, avaient été tout récemment arrachées : leurs tiges flétries gisaient sur la terre : les fenêtres à treillages avaient été rompues et enfoncées. Enfin le petit jardin, où les travaux assidus de l’ermite entretenaient l’ordre et la fraîcheur, avait été ravagé, détruit, foulé sous les pieds des hommes et les pas des animaux.

La source sainte elle-même n’avait pas été épargnée. Elle coulait auparavant sous un dôme en arcades, que la dévotion des anciens temps avait érigé pour abriter ses eaux salutaires. Les arcades étaient presque entièrement démolies, et les pierres avaient été jetées dans le bassin comme pour obstruer, pour étouffer la source, qui, après avoir partagé les honneurs du saint, était de moitié dans sa disgrâce. Les destructeurs avaient arraché une partie du toit de l’ermitage ; ils avaient même attaqué avec la pioche et le levier l’un des angles du bâtiment et en avaient déplacé plusieurs grosses pierres : mais la solidité de la maçonnerie leur avait opposé un obstacle qu’ils n’eurent pas le temps ou la patience de vaincre.

Si l’on visite de pareilles ruines, quand plusieurs années ont passé sur elles, quand le travail incessant de la nature a fait graduellement disparaître les traces de la violence des hommes, soit sous les touffes d’herbe grimpante, végétation luxuriante des étés, soit sous les taches moussues de la saison humide ; à travers ce voile pittoresque, elles offrent une mélancolique beauté. Mais quand les récentes atteintes du marteau des démolisseurs étalent encore leur nudité hideuse, rien n’adoucit le sentiment de désolation que ces débris inspirent : et tel était le spectacle que le jeune homme contemplait avec une profonde amertume.

Dès que Roland Græme fut revenu de sa première surprise, il n’eut pas de peine à trouver la cause de ces ravages. La destruction des édifices papistes n’eut pas lieu à la fois dans toute l’Écosse, mais on reprit cette œuvre à différentes époques, et selon l’esprit qui faisait agir le clergé réformé ; quelques-uns excitaient leurs auditeurs à ces actes de vandalisme ; et d’autres, doués de plus de goût et de sentiment, cherchaient à protéger les anciens autels, tout en désirant les voir purifiés des objets qui avaient attiré une dévotion idolâtre. Aussi, de temps à autre, la populace des villes et des villages écossais, excitée soit par sa propre haine contre les superstitions papistes, soit par les doctrines fanatiques de quelques prédicateurs zélés, reprenait l’œuvre de la destruction, et l’exerçait sur une église, une chapelle ou une cellule isolée, qui avait échappé au premier transport de leur indignation contre la religion de Rome. Dans plusieurs endroits, les vices du clergé catholique, provenant de la richesse et de la corruption de cette hiérarchie formidable, ne justifiaient que trop la terrible vengeance exercée sur les magnifiques édifices qu’ils habitaient. Un vieil historien écossais donne un exemple remarquable du parti que l’on tirait de ce prétexte.

« Pourquoi vous affliger ? » disait une vieille matrone en voyant le mécontentement de quelques citoyens lors de l’incendie d’un superbe couvent où le peuple avait mis le feu ; « pourquoi vous affliger de cette destruction ? si vous connaissiez la moitié des crimes abominables qui se sont commis dans cette maison, vous béniriez plutôt la justice divine : cette justice ne permet pas même aux murs insensibles qui voilaient tant de débauches, d’embarrasser plus long-temps la terre chrétienne. »

Mais, quoique, dans bien des cas, la destruction des bâtiments des catholiques romains ne fût, selon la matrone, qu’un acte de justice, et dans d’autres, un acte de politique, cette fureur de démolir les monuments de la piété et de la munificence des siècles, surtout dans un pays pauvre comme l’Écosse où il n’y avait pas de chance de les remplacer, était certainement un acte de violence inutile, et de stupide barbarie.

La solitude tranquille et modeste du moine de Saint-Cuthbert l’avait jusqu’alors sauvé du naufrage général ; mais la destruction avait enfin étendu son bras jusqu’à lui. Inquiet de savoir s’il avait au moins échappé à tout danger personnel, Roland Græme entra dans la cellule à demi ruinée.

L’intérieur du bâtiment était dans un état qui justifiait pleinement l’idée qu’il s’en était faite d’après l’aspect du dehors. Le peu d’ustensiles grossiers que possédait le solitaire étaient brisés et épars sur le sol, où il semblait qu’on eût allumé du feu avec quelques débris pour achever de tout détruire, et pour consumer surtout la vieille et grossière image de saint Cuthbert dans ses habits épiscopaux. Elle était étendue sur le sol comme Dagon, brisée à coups de hache et entamée par les flammes, mais non entièrement détruite. Dans le petit appartement qui servait de chapelle, l’autel avait été renversé, et les quatre grosses pierres qui le composaient jadis étaient éparses sur la terre. Le gros crucifix de pierre qui occupait la niche derrière l’autel en avait été précipité, et par son propre poids s’était brisé en trois morceaux. On voyait les traces des coups de marteau sur chaque portion ; néanmoins, l’image avait résisté à une destruction complète, grâce au volume et à la force des fragments qui, bien que grandement endommagés, retenaient assez de leur forme première pour indiquer ce que la sculpture avait voulu représenter.

Roland Græme, élevé en secret dans les principes de Rome, vit avec horreur la profanation de ce qui était, selon lui, l’emblème le plus sacré de la foi des chrétiens. « C’est le signe de notre rédemption, s’écria-t-il, que les félons ont osé violer ; plût à Dieu que ma faible main pût le rétablir ! et plût à Dieu que mon respect pût expier ce sacrilège !

Il se baissa pour exécuter la tâche qu’il méditait, et par un effort subit et selon lui presque incroyable, il souleva par une de ses extrémités la partie inférieure de la croix, et fit reposer cette extrémité sur le bord de la grosse pierre qui servait de piédestal. Encouragé par ce succès, il essaya sa vigueur sur l’autre bout du fragment, et à son grand étonnement il parvint à dresser le pied du crucifix debout sur le soubassement d’où il avait été arraché : de sorte que cette partie de la sainte image se trouva parfaitement rétablie.

Tandis qu’il était ainsi occupé, ou plutôt au moment où il avait accompli la première partie de son travail, une voix haute et bien connue fit entendre ces mots derrière lui ; « C’est bien, bon et fidèle serviteur ! C’est ainsi que je souhaitais revoir l’enfant de mon amour, l’espoir de mes vieux ans. »

Roland se retourna avec surprise, et la taille imposante de Madeleine Græme se dessina sous ses yeux. Elle portait une espèce de robe large, à peu près semblable à celle des pénitents catholiques, mais de couleur noire, et ne se rapprochant pas plus du manteau de pèlerin que la prudence ne le permettait dans un pays où un seul soupçon d’attachement aux pratiques de l’ancienne foi était devenu un titre à la persécution. Roland Græme la reconnut aussitôt et se jeta à ses pieds. Elle le releva et l’embrassa avec une affection mêlée d’une gravité presque sévère.

« Tu as bien conservé l’oiseau dans ton sein[1], lui dit-elle. Enfant ou jeune homme, tu as maintenu ta croyance parmi les hérétiques ; tu as gardé ton secret et le mien au milieu de tes ennemis. Je pleurai quand je me séparai de toi. Moi, qui pleure rarement, je versai des larmes, moins sur ta mort que sur ton danger spirituel. Je n’osai même pas te voir pour te dire un dernier adieu. Ma douleur, ma vive douleur m’eût trahie devant ces hérétiques. Mais tu as été fidèle. À genoux, à genoux devant ce signe sacré que les méchants insultent et blasphèment ; à genoux, et remercie les anges et les saints de la grâce qu’ils t’ont faite en te préservant de la peste qui s’attache à la maison où tu as été élevé !

— Ma mère, car c’est ainsi que je dois toujours vous nommer, répondit Græme, si je te suis rendu tel que tu peux le désirer, tu le dois aux soins du pieux frère Ambroise, dont les instructions ont confirmé tes premiers préceptes, et m’ont appris tout à la fois à être fidèle et discret.

— Qu’il en soit béni ! s’écria-t-elle, béni dans la cellule et dans le champ, dans la chaire et à l’autel ! Puissent les saints faire pleuvoir leurs bénédictions sur lui ! Le ciel toujours juste emploie les soins pieux d’Ambroise pour contrebalancer les maux que l’œuvre détestable de son frère suscite contre le royaume et l’Église… Mais il ne connaissait pas ton lignage ?

— Je ne pouvais lui dire cela moi-même, répondit Roland ; je ne savais que très-obscurément par vos paroles que sir Halbert Glendinning tient mon héritage, et que je suis d’un sang aussi noble que le premier baron écossais. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas, mais dont j’attends l’explication de vous-même.

— Et quand le temps viendra, tu ne la demanderas pas en vain. Mais les hommes disent, mon fils, que tu es prompt et hardi ; et l’on ne doit pas confier légèrement à de pareils caractères ce qui peut fortement les émouvoir.

— Dites plutôt, ma mère, que je suis calme et de sang-froid. Quelle patience pouvez-vous exiger dont ne soit capable celui qui pendant des années a entendu ridiculiser et insulter sa religion sans plonger son poignard dans le sein du blasphémateur ?

— Console-toi, mon enfant : le temps exigeait, il exige même encore une patience à toute épreuve ; mais il mûrit dans son sein l’heure du courage et de l’action ; de grands événements se préparent, et toi, toi-même, contribueras à les précipiter. Tu as renoncé au service de la dame d’Avenel ?

— J’en ai été renvoyé, ma mère ; j’ai vécu pour en être renvoyé comme si j’étais le moindre de la maison.

— Tant mieux, mon enfant ; ton âme n’en sera que plus endurcie pour entreprendre ce qu’il faut accomplir.

— Alors, que ce ne soit rien contre la dame d’Avenel, ainsi que ton regard et tes paroles sembleraient l’intimer. J’ai mangé son pain, j’ai éprouvé sa faveur : je ne veux ni lui nuire ni la trahir.

— Nous verrons cela plus tard, mon fils ; mais apprends ceci, que ce n’est pas à toi à capituler avec le devoir, et à dire je ferai ceci et je laisserai cela. Non, Roland ! Dieu et l’homme ne peuvent plus souffrir la méchanceté de cette génération. Vois-tu ces fragments ? sais-tu ce qu’ils représentent ? et peux-tu penser que c’est à toi de faire des distinctions parmi une race maudite du ciel, qui renonce, viole, blasphème et détruit tout ce qu’on nous ordonne de croire, tout ce qu’on nous ordonne de révérer ? »

En parlant ainsi, elle courba la tête vers l’image brisée avec une vive expression de ressentiment et de zèle mêlés à une dévotion extatique ; elle leva la main gauche comme pour prononcer un vœu, et continua ainsi : « Soyez-moi témoin, bienheureux saint, dont nous occupons le temple souillé ; comme ce n’est pas pour ma propre vengeance que ma haine poursuit ce peuple, de même aucune faveur ni aucune affection terrestre envers aucun de ses membres ne me fera retirer la main de la charrue quand elle passera sur le sillon ! sois témoin, bienheureux saint, jadis errant et fugitif comme nous le sommes maintenant : sois témoin, mère de miséricorde, reine du ciel ; soyez témoins, vous tous, anges et saints ! »

Pendant ce discours plein d’enthousiasme, elle était, debout, les yeux levés vers la voûte brisée au travers de laquelle on apercevait les étoiles qui commençaient à briller dans le pâle crépuscule, tandis que les longues tresses grises qui pendaient sur ses épaules étaient agitées par la brise nocturne que les brèches des murailles et les fenêtres sans clôture laissaient entrer librement.

Roland Græme était trop dominé par ses premières habitudes, ainsi que par le sens mystérieux des paroles de sa mère, pour demander l’explication du projet dont elle parlait si obscurément. Elle ne le pressa pas davantage sur ce sujet ; car, ayant terminé sa prière ou sa conjuration en joignant les mains avec solennité, et en faisant le signe de la croix, elle s’adressa de nouveau à son petit-fils, mais d’un ton qui convenait plus aux affaires ordinaires de la vie.

« Il faut que tu partes, dit-elle, Roland, il faut que tu partes, mais pas avant le matin. Et comment t’arrangeras-tu pour passer la nuit ? Tu as été élevé plus doucement que lorsque nous étions compagnons dans les montagnes brumeuses du Cumberland et du Liddesdale.

— Au moins, j’ai conservé, ma bonne mère, les habitudes que j’avais prises alors. Je puis coucher sur la dure, et ne pas le trouver pénible ; depuis le temps où j’errais avec toi, j’ai été chasseur, pécheur, oiseleur ; chacune de ces professions habitue à dormir tranquillement même sous le triste abri que le sacrilège nous a laissé ici.

— Oui, triste abri que le sacrilège nous a laissé ! » dit la matrone en appuyant sur ses paroles. « C’est très-vrai, mon fils ; et les fidèles enfants de Dieu sont aujourd’hui tristement abrités quand ils logent dans la maison de Dieu et la demeure de ses saints bienheureux. Nous coucherons froidement ici, exposés au vent de la nuit qui siffle à travers les brèches que l’hérésie a faites. Ils seront couchés plus chaudement, ceux qui les ont faites, oui, et pendant une longue éternité ! »

Malgré les expressions sauvages et étranges de cette femme, elle paraissait conserver à l’égard de Roland Græme cette affection, cet amour constant dont les femmes entourent leurs nourrissons et les enfants qui réclament leurs soins. Elle ne voulait lui laisser faire lui-même rien de ce que jadis elle avait l’habitude de faire pour lui ; et, dans le vigoureux jeune homme qu’elle avait sous les yeux, elle semblait toujours voir le débile nouveau-né qui jadis réclamait toute sa sollicitude.

« Qu’as-tu à manger maintenant ? » dit-elle en quittant la chapelle, pour entrer dans la demeure déserte du prêtre ; « quels moyens as-tu pour allumer du feu et te protéger contre cet air froid et rigoureux ? Pauvre enfant ! tu as fait peu de provisions pour un long voyage ; et tu n’as que peu de ressources en toi-même en ce temps qui n’en offre aucune. Mais Notre-Dame a mis à tes côtés celle à qui les besoins de tous genres sont aussi connus que l’étaient jadis l’abondance et la splendeur ; et avec le besoin, Roland, viennent les arts qu’il invente. »

Elle commença les arrangements domestiques du soir avec une diligence active et complaisante, qui contrastait étrangement avec le sérieux de sa dévotion catholique. Un sachet, qui était caché sous ses vêtements, fournit une pierre et un acier, et avec les débris qui l’entouraient, en exceptant scrupuleusement ceux de l’image de saint Cuthbert, elle obtint assez de bois pour allumer un feu pétillant et animé dans l’âtre de la cellule abandonnée.

« Et maintenant, dit-elle, quelles provisions avons-nous ?

— N’y pensez pas, ma mère, dit Roland, à moins que vous n’en ayez besoin vous-même. C’est peu de chose pour moi d’endurer une nuit d’abstinence, et c’est une légère expiation des transgressions aux règles de notre Église, auxquelles j’ai été contraint de me soumettre pendant mon séjour au château.

— Besoin pour moi-même ! reprit la matrone. Sachez, jeune homme, qu’une mère ne connaît jamais les besoins tant que ceux de son enfant ne sont pas apaisés. » Et avec une affection tout à fait différente de sa manière ordinaire, elle ajouta : « Roland, il ne faut pas jeûner ; vous en êtes dispensé ; vous êtes jeune, et pour la jeunesse la nourriture et le sommeil sont des besoins indispensables. Ménagez vos forces, mon enfant ; votre souveraine, votre religion, votre pays, l’exigent. Laissez à la vieillesse à macérer par le jeûne un corps qui ne peut que souffrir ; que la jeunesse, dans ces temps actifs, entretienne les forces nécessaires pour agir. »

Tout en parlant ainsi, de la même poche qui avait fourni les moyens de faire du feu, elle tira de quoi faire un repas, dont elle prit à peine sa part ; mais elle épiait son convive d’un air plein de sollicitude, contemplant avec un secret plaisir chaque preuve qu’il donnait d’un appétit juvénile aiguisé par une journée d’abstinence. Roland obéit volontiers aux ordres de son aïeule, et dévora les aliments qu’elle avait placés devant lui avec un si affectueux empressement. Mais elle secoua la tête quand il l’invita de son côté à prendre part au repas que ses soins avaient préparé ; et quand ses sollicitations devinrent plus pressantes, elle les rejeta d’un ton plus hautain.

« Jeune homme, dit-elle, vous ne savez à qui, ni de quoi vous parlez. Ceux à qui le ciel déclare ses volontés doivent le mériter par la mortification des sens ; ils ont en eux ce qui supplée à la nourriture terrestre, nécessaire aux êtres placés hors de la sphère de la vision. Pour eux les veilles passées en prières valent le sommeil le plus rafraîchissant, et dans la certitude de faire la volonté du ciel ils trouvent un banquet plus riche que les tables des monarques ! Mais dors paisiblement, mon fils, » dit-elle, quittant le ton de l’exaltation et reprenant celui de l’affection et de la tendresse maternelle. « Dors profondément, tandis que la vie est jeune en toi, et que les soins de la journée peuvent s’effacer par les songes de la nuit. Ton devoir est le mien diffèrent, et les moyens pour lesquels nous devons nous fortifier pour parvenir à notre but diffèrent également. À toi, il faut la force du corps, à moi la force de l’âme. »

Après ces mots, elle prépara un lit, composé en partie des feuilles sèches qui jadis avaient servi de couche au solitaire et aux hôtes qui parfois goûtaient son hospitalité : ces débris, négligés par les destructeurs de son humble cellule, étaient restés dans le coin qui leur était destiné. Elle y ajouta quelques vêtements qui se trouvaient en lambeaux épars sur le plancher. Elle choisit tout ce qui paraissait avoir appartenu aux habits sacerdotaux, et mit ces lambeaux de côté, comme trop sacrés pour un usage ordinaire ; du reste elle établit avec une adroite promptitude un lit tel qu’un homme bien fatigué pouvait le désirer. Tandis qu’elle se livrait à ces préparatifs, elle rejeta obstinément toute offre que lui fit le jeune homme de l’aider, et toutes ses instances pour qu’elle acceptât elle-même ce lieu de repos. « Dors, dit-elle, Roland Græme ; dors, orphelin persécuté, déshérité, fils d’une infortunée mère ; dors, je vais prier dans la chapelle près de toi. »

Il y avait dans sa manière trop d’empressement et d’enthousiasme, trop de fermeté obstinée, pour que Roland Græme luttât davantage. Cependant il éprouvait quelque honte à céder. Il semblait que son aïeule eût oublié combien d’années s’étaient écoulées depuis leur rencontre, et qu’elle s’attendît à retrouver dans un jeune homme, flatté dans tous ses goûts, et devenu volontaire, l’obéissance exacte de l’enfant qu’elle avait laissé au château d’Avenel. Cette exigence ne pouvait manquer de blesser l’orgueil naturel au caractère de Roland Græme. Il obéit, forcé à la soumission par le souvenir d’une ancienne subordination, et par des sentiments d’amour et de reconnaissance. Cependant il sentait vivement la pesanteur du joug.

« Ai-je renoncé au faucon et au chien, se dit-il, pour devenir le pupille soumis d’une vieille femme, comme si j’étais encore un enfant, moi que tant de compagnons envieux reconnaissaient eux-mêmes pour supérieur dans les exercices qu’ils apprenaient à si grand’peine, tandis que ces talents m’arrivaient naturellement à moi, comme un privilège de ma naissance ? C’est impossible, et il n’en sera pas ainsi. Je ne veux pas être l’épervier soumis qu’une femme porte, les yeux bandés, sur son poignet, et qui ne voit son but que si l’on découvre ses yeux pour lui faire prendre l’essor. Je veux connaître ses desseins avant d’y concourir. »

Ces pensées et d’autres semblables flottaient dans l’esprit de Roland Græme ; et quoique épuisé par les fatigues du jour il fut long-temps avant de pouvoir se livrer au repos.




  1. Expression dont se servit sir Ralph Percy, tue à la bataille d’Hedgely-Moor en 1164 : c’est par ces mots qu’en mourant il rappela son inébranlable fidélité à la maison de Lancastre. a. m.