Bonne Presse (p. 44-46).

CHAPITRE II

UN PEU D’AZUR DANS UN CIEL NOIR


Quelques jours après son arrivée aux Magnolias, le comte de Peilrac était complètement installé à Pont-Scorff. Un tapissier venu de Lorient avait richement meublé cette demeure vaste et claire.

Roger, avec le goût d’un artiste, présida à cet emménagement qu’il voulait complet ; ne fallait-il pas recevoir cette petite reine retrouvée dans un logis digne d’elle ?

Mireille y avait sa chambre, qu’elle pourrait occuper quand elle dînerait chez son père, et qu’il serait trop tard pour rentrer à Montscorff en cette saison aux courtes journées. Et les meubles charmants, les tentures soyeuses, avaient été prodigués dans cette pièce que le comte s’était plu à orner lui-même de tous les petits objets qui pouvaient flatter une enfant. Les jouets n’y manquaient pas : il y avait si longtemps que le père n’en avait donné à sa fille !

Aussi lorsque Mireille y pénétra jeta-t-elle un cri de joie en courant à la belle poupée assise commodément dans un fauteuil à son usage, près d’un berceau blanc aux rideaux de guipure. Quels tendres remerciements cette gâterie valut à Roger !

L’enfant, vêtue de noir maintenant, était venue à Pont-Scorff, conduite par sa gouvernante, afin d’y passer la journée. Yvonne profitait de cette liberté pour se rendre chez sa mère, seule et attristée depuis son départ. Ce fut donc un double plaisir procuré aux orphelines par ce beau jour de décembre, aussi doux qu’un avril dans ce Morbihan privilégié.

Mireille, avec une légèreté d’oiseau, allait de pièce en pièce, admirant, s’extasiant sur toutes les jolies choses qui les paraient. Des fleurs aidaient encore à donner au logis une note coquette et personnelle.

— Ô père ! disait-elle, tu as su tout arranger comme une vraie femme ! Maman, qui a pourtant beaucoup de goût, n’aurait pas mieux fait.

Pour la première fois ce nom intime, qui lui rappelait la vraie mère, donné à Paule, attrista Roger.

— Tu appelles donc toujours Mlle de Montscorff ainsi ? demanda-t-il, un pli soucieux au front.

— Mais oui, puisqu’elle m’a adoptée pour sa fille ! Et figure-toi que depuis ton arrivée, elle m’a invitée plusieurs fois à lui dire tante, ainsi que je le fais pour tante Irène, parce que je t’ai retrouvé maintenant, m’a-t-elle expliqué, et qu’un père doit suffire. Je ne le trouve pas, et toi, papa ?

Un triste sourire lui répondit tout d’abord.

— En effet, ma chère petite, dit enfin le comte ; quand on a le bonheur de posséder sa mère, on est doublement aimée, par conséquent doublement heureuse.

— C’est ce que j’ai dit à maman. Aussi vais-je continuer à la nommer ainsi ; il me semble que je lui prouverais moins mon amour si je l’appelais tante, et Dieu sait si je l’aime !… Oh ! pas plus que toi ! se hâta-t-elle d’ajouter, craignant d’avoir offensé son père. Vous tenez la même place dans mon cœur. Et il est tellement grand, ce cœur, que j’y peux mettre aussi tante Irène, bonne amie Kerlan, Marie, Louis… tout ceux qui me chérissent enfin.

— Garde un peu de cette affection à la mère et à la grand’mère mortes, enfant ; elles t’auraient tant aimée !

Et, comme ils étaient retournés dans la chambre de la fillette, il la conduisit près de son lit où se voyaient de ravissantes miniatures représentant les comtesses de Peilrac, l’une avec les cheveux déjà poudrés par l’âge, l’autre dans sa radieuse jeunesse.

Agenouillée sur le prie-Dieu placé devant ces portraits richement encadrés. Mireille, les mains jointes, les regardait de toute son âme.

— Comme elle avait l’air bon, grand’mère, et comme maman était jolie ! dit-elle avec admiration.

— Tu ne te souviens pas d’elles, ma chérie ? Rappelle bien tes souvenirs. Elles étaient si bonnes, si tendres pour loi !… Nous habitions un grand château, avec un immense jardin, qu’une rivière traversait, ajouta-t-il en frissonnant. C’est là que tu te promenais avec ton aïeule, quand on est venu t’arracher à sa tendresse, à la nôtre…

Les yeux de l’enfant s’effarèrent en se fixant sur son père, puis elle les reporta sur les miniatures en murmurant :

— Non !… Non !… Je ne vois rien.

Le comte ne voulut pas insister, craignant de terrifier ce frêle organisme.

— Je trouve que maman Paule ressemble à mère, dit Mireille après un silence. Elle a ses yeux bleus et ses beaux cheveux d’or, et cet air si doux, si doux !…

À ces paroles très vraies, Roger comprit quelle sympathie l’attirait vers la jeune femme. Non seulement il y avait le souvenir de ses bienfaits envers Mireille, mais aussi celui de la chère disparue qu’elle lui rappelait.

Il s’attendrit en songeant à cette coïncidence étrange qui plaçait la petite fille entre les bras de celle qui avait le regard et le cœur de sa mère.

— Viens maintenant visiter le jardin, dit-il, voulant surmonter cette émotion.

Il la mena à travers les allées ombragées par des arbres toujours verts. Avec les chrysanthèmes et les dernières roses ornant encore les massifs, les chants des rouges-gorges dans les tuyas, ce jardin avait un air plutôt printanier sous ce pâle soleil de décembre.

M. de Peilrac conduisit ensuite Mireille jusqu’aux remises où de confortables voitures étaient renfermées, et aux écuries pour admirer les beaux chevaux, surtout le mignon petit poney d’Irlande qu’il lui destinait. Il était noir comme la nuit, ses grands yeux de gazelle avaient une douceur infinie.

— Qu’il est joli ! s’écriait la fillette folle de joie. Ah ! père, que je te remercie ! J’aurai tant de plaisir à monter ce charmant cheval !

— Après le déjeuner je te le procurerai, ma mignonne. Nous ferons une petite promenade dans la grande avenue, afin de t’aguerrir avant d’aller sur la route.

Et l’enfant mangea à peine tellement elle avait hâte de prendre sa première leçon. Bien assise sur sa selle fourchue, son petit pied posé dans l’étrier, elle prit les guides d’une main ferme, et se tint fièrement sur le poney qui hennissait de plaisir sous sa charge légère.

— Il me berce aussi bien que le hamac aux Magnolias ! disait-elle. Allons, Fellow, un petit temps de galop !

L’heureuse journée pour le père et la fille !

Lorsque, vers 4 heures, Yvonne vint la chercher pour la mener à Montscorff, elle eut un petit air attristé qui ravit le cœur de Roger.

— Déjà !… fit-elle.

— Je vais faire atteler et je te reconduirai moi-même, chérie, dit-il.

La voiture fut bientôt prête et le court trajet bien vite parcouru.

Le comte, craignant d’abuser, ne voulut pas entrer au château, malgré l’invitation de Mlle Irène ; il pria ces dames de venir le lendemain visiter son logis.

— Tu verras comme tout est joli, maman ! s’écria Mireille avec admiration.

Et devant l’insistance de l’enfant aimée à lui donner ce nom, Paule eut un tel éclair de joie dans le regard, que M. de Peilrac se jura bien de laisser sa fille la nommer toujours ainsi. N’avait-elle pas pendant ces mois douloureux rempli le devoir d’une mère envers elle !

Le lendemain Mlles de Montscorff montaient en voiture dès le déjeuner, avec Mireille qui jasait comme une petite fauvette.

— Je veux monter sur Fellow devant toi, maman, disait-elle ; tu verras comme je me tiens bien à cheval !

— Dis-moi mère lorsque nous serons seules, mignonne, interrompit vivement Paule, mais pas devant ton père, il pourrait s’en froisser.

— Non, non, rassure-toi ! Je lui ai parlé de cela hier, et il m’a répondu qu’on était plus heureux d’avoir un papa et une maman. Ainsi tu vois bien que je puis continuer.

La jeune femme sentit son front se couvrir d’une légère teinte rose, et pour la dissimuler, elle feignit d’indiquer un coin de paysage. La sœur aînée la regardait, et ses yeux errèrent ensuite, rêveurs, sur la petite ville qui se montrait sous ses beaux arbres.

Elles descendirent devant la maison bien modeste où s’abritait le comte de Peilrac, et Paule se sentit encore tout émue en songeant que c’était pour ne pas lui enlever sa Mireille trop hâtivement qu’il consentait à cet exil.

Elles admirèrent avec quelle entente Roger avait transformé ce simple intérieur.

Dans le grand salon, à la place d’honneur, se dressait une superbe peinture représentant un magnifique portrait de femme. C’était la comtesse Marie, en vaporeuse toilette blanche, lui découvrant légèrement le col ; à l’un de ses beaux bras, sortant d’un fouillis de dentelle, pendait son grand chapeau de jardin, et sa tête, idéalement belle, se détachait sur un fond de ramure.

— C’est mère ! dit Mireille, en voyant les yeux de Paule s’y arrêter. Ne trouves-tu pas que tes yeux et tes cheveux ressemblent aux siens, maman ?

La jeune femme, un peu confuse, ne savait que répondre, quand le comte ajouta :

— La mère de Mireille était blonde comme vous, Mademoiselle, cela explique tout.

Et l’on passa dans la salle à manger où un goûter succulent était servi.

— Vous ne vous déplaisez pas trop à Pont-Scorff, comte ? interrogea Mlle Irène.

— Puis-je me déplaire, même dans ce logis d’emprunt, quand ma fille en est à quelques kilomètres, Mademoiselle ! J’emploierai mes heures de solitude par le travail littéraire. J’ai collaboré autrefois à des revues de voyages, ou qui traitent de questions humanitaires et scientifiques, je m’en occuperai encore ; on peut faire tant de bien par la plume !

— Vous aurez raison, Monsieur ! reprit la vieille demoiselle avec conviction. On ne saurait trop contre-balancer la mauvaise littérature ; elle opère tant de ravages dans les cœurs, elle !

— Puis les environs me paraissent charmants, même en cette saison, ajouta Roger, et j’ai l’intention de les parcourir soit à pied, soit à cheval ou en voiture.

— Vous ne faites pas de bicyclette ? demanda Paule en souriant.

— Non, Mademoiselle ; ce genre de sport ne me plaît nullement. J’en dirais autant de l’automobile dont je ne me sers jamais. Tout en reconnaissant l’utilité réelle de la bicyclette surtout, qui fournit un moyen de locomotion peu coûteux et très rapide, je lui préfère, et de beaucoup, le cheval. Or, comme je puis en user à toute heure, j’en profite.

— Je partage complètement cette manière de voir, reprit vivement la jeune femme. Je dirai même plus : l’automobile m’épouvante.

— Si l’on voulait ne pas en abuser, il y aurait moins d’accidents, conclut M. de Peilrac. Pourquoi ces vitesses de 100 kilomètres à l’heure ? C’est effrayant !

— Ah ! que tu as raison, papa ! s’écria Mireille. Et les chauffeurs sont si laids avec leurs vilaines lunettes et leurs grosses peaux. Il est bien plus agréable de monter à cheval ; moi aussi je le préfère.

L’air convaincu et entendu de la fillette les amusa.

Et pour lui plaire, ils sortirent dans le jardin, afin de la voir trotter par les avenues sur son joli poney.

Le soir, en s’asseyant, solitaire, devant l’âtre de sa chambre, où brûlait un grand feu de souches, le comte n’éprouva pas cette désespérance qui le laissait anéanti, écœuré de tout. Le joli sourire de Mireille errait autour de lui dans la vaste pièce.

Aussi, en regardant la ravissante miniature posée sur la cheminée qui lui montrait sa fille à l’âge de trois ans, dans cette robe de dentelle décolletée, où se voyaient les mignonnes fossettes de ses bras, et le signe noir placé sur l’épaule qu’il avait encore baisé le matin, il murmura :

— Ô douce fleur que Dieu a fait éclore à l’ombre de ma douleur, sois bénie !