Bonne Presse (p. 40-44).

TROISIÈME PARTIE

RÉUNIS

CHAPITRE PREMIER

LA PREMIÈRE ENTREVUE


Qu’il faisait bon par cette maussade journée d’automne, dans ce petit salon familier où se plaisaient Mlles de Montscorff !

Un grand feu de branches brillait dans l’âtre, en jetant de belles flammes d’or, traversées par des flammèches d’azur. Des gerbes de chrysanthèmes semaient leur note vive et gaie dans toutes les jardinières, et un léger parfum de violettes prouvait que le petit vase préféré posé à l’angle de la cheminée en contenait une jolie touffe.

Un rayon de soleil perçant les nuées noires de novembre vint illuminer la table placée dans l’embrasure d’une des profondes fenêtres, où se penchaient les travailleuses qui s’étaient réunies pour achever certains vêtements destinés aux pauvres. La froide saison allait commencer, il fallait se hâter pour ne pas laisser souffrir les enfants et les vieux.

Mlle Irène tenait en ses mains longues et fines un bas de laine qu’elle tricotait pour un vieillard. Paule enseignait à Mireille un point de crochet pour terminer la petite camisole d’un nouveau-né ; Yvonne Le Thiennec, la gouvernante, cousait activement, ainsi que la gentille receveuse de Cléguer, Alice Rindon, qui avait profité d’un moment de répit à son bureau pour apporter son aide à ses amies.

La petite fille était ravissante de santé et de gaieté. Dans cette toilette blanche qui était sa parure favorite — Paule instinctivement l’habillait toujours de robes de cette nuance, — elle avait un charme infini, avec ses longues boucles brunes aux teintes chaudes et ses beaux yeux noirs si lumineux, maintenant que l’anémie avait été vaincue.

S’absorbant dans sa tâche, elle sut bientôt faire le point que Mlle de Montscorff lui montrait avec une patience vraiment maternelle.

— Tu as très bien compris, et cela ira tout seul, lui dit sa mère adoptive avec un sourire. Mais il ne faut pas t’appliquer outre mesure, tu termineras cette camisole demain. Prends ta poupée, chérie, et amuse-toi, tu l’as bien mérité.

Mireille secoua sa tête mutine.

— Je voudrais l’achever auparavant, fit-elle ; tante Irène dit que l’hiver sera rude cette année, alors il faut nous presser afin que personne n’ait froid autour de nous.

Tout attendrie, Paule baisa le front pur qui s’attristait en pensant aux misères des autres, puis regarda sa sœur et leurs compagnes, une joie dans les yeux :

— C’est bien, petite Mireille, tu as un bon cœur, lui dit Alice ; ton ange gardien sera content de toi ; ce soir, il étendra, radieux, ses ailes soyeuses sur ta couche.

— Et sur la vôtre aussi votre ange veillera, Mademoiselle Alice, dit l’enfant d’un air sérieux, car vous n’hésitez pas à venir nous rejoindre par ce vilain temps pour travailler aux choses des malheureux.

— Mon mérite n’est pas très grand, vois-tu, ma chérie, parce qu’il y entre un peu d’égoïsme : je me trouve si bien parmi vous ! Il est si triste d’être seule ! murmura-t-elle.

— Tant mieux ! fit la petite fille qui n’avait pas entendu la dernière phrase. De cette façon, vous resterez toujours à Cléguer.

Toutes rirent de cette conclusion.

— Laisse ce travail, petite courageuse, et va chercher ta poupée, reprit Paule.

Obéissante, Mireille monta dans sa chambre où sa fille reposait encore, sa journée ayant été trop remplie pour qu’elle eût pu s’en occuper.

— Quelle charmante petite nature ! s’écria Alice, on s’y attache chaque jour davantage !

— N’est-ce pas ? fit Paule ravie. Le temps me semble avoir des ailes depuis que cette jolie fillette est entrée au château. Quand je songe que sept mois se sont déjà écoulés depuis ce moment ! Je crois voir encore Mme Kerlan nous l’apporter si pâle, si frêle !

— Elle a changé, depuis cette époque, dit Mlle Irène. Si ceux qui l’ont abandonnée la retrouvaient aujourd’hui, ils ne la reconnaîtraient pas.

— Les soins assidus, la douce vie, le bon air pur, tout y a contribué, reprit Alice. Cette enfant vous doit beaucoup, Mesdemoiselles.

— Elle en est bien reconnaissante, dit Yvonne. Le soir, dans ses prières, quelles actions de grâce elle adresse au ciel en nommant sa mère et sa tante !

— Elle est remplie de cœur ! s’exclama Paule. Elle n’oublie pas davantage celle qui l’a relevée sur la route où l’avait jetée la méchanceté la plus noire. Si je pouvais savoir qui a commis cette action indigne !…

— Mireille n’a jamais parlé ? demanda Mlle Rindon.

— Non, jamais, et je ne l’interroge plus ; elle semblait souffrir de cette insistance. L’enfant est heureuse, c’est l’essentiel. Dieu se chargera de punir les criminels, car c’est l’être que d’abandonner à la merci des événements une pauvre petite innocente. Mais parfois je me demande si une mère désolée ne la pleure ! acheva la jeune femme rêveuse.

— Tu crois toujours qu’elle a été volée avant d’être délaissée ? lui dit sa sœur.

Avant qu’elle ait pu répondre, la sonnette de la porte d’entrée retentit légèrement.

— Bon, une visite ! s’écria Mlle Irène. Qui peut venir à cette heure ? Et les domestiques qui ne sont pas là !

— Voulez-vous que j’aille ouvrir, Mademoiselle ? demanda Yvonne.

— Allez, mon enfant, et faites entrer ici ; ce petit salon est plus hospitalier aujourd’hui, puisque le grand est sans feu.

La jeune fille sortit et revint quelques instants après avec un inconnu grand et distingué, au visage triste et pâle. Elle annonça :

« Monsieur le comte de Peilrac ! » et s’en fut retrouver son élève.

Roger s’inclina profondément.

— Soyez le bienvenu à Montscorff, Monsieur ! lui dit Mlle Irène en lui désignant un fauteuil.

Paule le regardait et semblait atterrée.

Comme Alice allait se retirer :

— Je ne voudrais nullement vous déranger. Mesdames, dit le comte ; restez, je vous en prie !

Soudain la porte placée en face du visiteur s’ouvrit brusquement, et la petite fille s’y encadra.

À cette vue, Roger ne fut pas maître de son premier mouvement. Il ouvrit les bras en s’écriant :

— Mireille !…

Comme poussée par une force mystérieuse, l’enfant s’y précipita.

— Mireille !… répéta l’heureux père en l’embrassant, ma bien-aimée ! Ma fille !…

Ah ! il n’avait pas eu besoin de recourir au signe pour la reconnaître ! Ces yeux noirs aux reflets d’or, ce front blanc auréolé de boucles brunes, ce nez aux ailes palpitantes, étaient les siens ; cette jolie bouche aussi rouge qu’une fleur de grenade, c’était celle de la chère morte.

Enfin M. de Peilrac se reprit à l’affolement du brusque revoir. Il entoura Mireille de son bras et il alla à Irène, pendant que Paule, aussi blanche que les dentelles de sa robe, se dissimulait derrière le rideau de la fenêtre.

Qu’était devenue cette joie qu’elle devait éprouver en rendant l’enfant saine de corps et d’esprit à ses parents ?

— Je suis le père de Mireille, Mademoiselle, dit-il d’une voix tremblante ; pendant six ans je l’ai crue morte, et je la retrouve, grâce à vous, rayonnante de santé ! Comment vous exprimer mon immense gratitude !…

Mlle de Montscorff attira Paule vers elle.

— Ces remerciements doivent surtout s’adresser à ma sœur, fit-elle, une fierté au front. C’est elle qui a veillé jour et nuit l’enfant malade, elle qui s’en occupe encore comme si elle était sa fille.

Le comte regarda tout ému cette jeune femme aux cheveux d’or, aux grands yeux bleus qui lui rappelait Marie ; il lui prit la main, et, la réunissant à celle de Mireille, il les baisa avec un attendrissement sans bornes.

— Que ne vous dois-je pas !… balbutia-t-il.

— Je n’ai fait que mon devoir de femme envers un frêle petit être abandonné, dit Paule, se reprenant à l’extrême abattement qui s’était emparé d’elle à la vue de l’étranger.

De suite elle avait remarqué la frappante ressemblance, et son cœur s’était serré à la pensée de perdre celle dont elle se croyait à jamais la mère.

Le petit groupe s’était reformé autour de la cheminée. Mireille s’appuyait toujours sur son père, mais ses doigts n’avaient pas quitté ceux de Paule.

— J’ai été bien éprouvé depuis cette disparition inexpliquée encore, reprit M. de Peilrac d’un accent lassé. Ma mère est morte subitement devant ce Gave où elle supposait sa petite-fille ensevelie : ma femme, atteinte du cœur, n’a fait que languir depuis la terrible catastrophe, et je l’ai perdue il y a quelques jours à Majorque, où je l’avais emmenée pour essayer de la guérir.

— Vous avez, en effet, horriblement souffert, Monsieur, s’écria Mlle Irène. Ah ! si nous avions connu ces détails, avec quel empressement nous vous aurions adressé le télégramme consolateur !

— Quelle consolation pour ma pauvre Marie !

— Cette nouvelle pouvait guérir Mme de Peilrac ! dit Paule.

— Non, hélas ! Mademoiselle. La mère de Mireille souffrait d’une maladie de cœur dont rien ne devait arrêter le développement. C’est à mon arrivée en France que le sous-préfet de Bayonne m’a communiqué un journal relatant et l’abandon de ma fille et sa présence chez Mme Kerlan dont je bénis aussi l’angélique bonté. Oh ! quel voyage ! Mais quelle joie dans ma douleur en te retrouvant, ma tant chérie !…

Et de nouveau il pressa Mireille sur sa poitrine palpitante. Elle lui rendait ses baisers, les bras enroulés à son cou, et redisait tout bas :

— Père !… Oh ! père !…

Cette scène mettait des larmes dans les yeux des trois femmes qui y assistaient en silence, n’osant interrompre ces effusions.

Soudain le comte s’écria :

— Tu vas me dire les noms de ces monstres qui t’ont volée à notre amour, ma bien-aimée ! Il faut qu’ils soient punis pour tout ce qu’ils nous ont fait souffrir !

À ces mots, l’enfant quitta le comte et vint se réfugier près de Paule, une épouvante en ses yeux démesurément ouverts.

— Je suis lasse, maman ! lui dit-elle, en appuyant sa joue enflammée contre la sienne. Je voudrais regagner ma chambre.

— Viens avec moi, chérie ! lui dit Alice.

La petite fille embrassa Paule et revint vers son père, qu’elle baisa aussi avec folie en lui disant :

— À bientôt !

Puis elle sortit avec la jeune receveuse.

— Vous voyez, Monsieur, dit alors la jeune femme ; il est impossible de parler à Mireille des personnes chez qui elle se trouvait avant son abandon. Une terreur folle, qui pourrait lui être nuisible, s’empare d’elle. Que craint-elle ? Il est bien difficile de le deviner.

— Je ne saurai donc jamais où elle a passé ces années d’épreuves et de désolation pour nous ! Elle avait trois ans environ lors de son enlèvement ; elle ne s’en souvient pas.

— Non, dit Mlle Irène, à cet âge les souvenirs sont trop confus. On pourrait peut-être essayer de les lui rappeler !

— Je serai toujours retenu par cette crainte de l’affoler. En revoyant les lieux de sa naissance, peut-être éprouvera-t-elle un choc qui lui fera soulever ce voile de ténèbres.

— Vous allez me l’enlever de suite ? interrogea Paule, les yeux agrandis.

Des larmes y perlaient, et elle voulait les empêcher de couler.

Le comte la regarda, si touchante dans cette peine qu’elle ne pouvait surmonter.

— Je n’ai plus qu’elle !… dit-il presque craintivement.

— Cela est très juste, Monsieur, fit Mlle Irène, comme sera naturel le chagrin que nous éprouverons de ce départ. Elle est si mignonne, si aimante, cette enfant !

Cette fois les pleurs jaillirent des longs yeux d’azur.

Roger les vit, et sa sensibilité rendue plus grande encore par les jours d’angoisse qu’il venait de traverser en fut émue.

— Fixez vous-même une époque, Mademoiselle, dit-il, et je m’inclinerai devant votre décision ; ma reconnaissance est tellement immense !…

Et ses mains se tendaient vers elle comme pour un hommage.

Paule en fut touchée.

— Je voudrais assister à la Communion de Mireille, répondit-elle.

Puis elle ajouta timidement :

— Elle n’aura lieu qu’au mois de mai.

— Nous attendrons ces six mois, car je ne crois pas que je puisse repartir sans ma fille : ma solitude serait si grande à Peilrac ! Pourriez-vous, Mesdemoiselles, m’indiquer une maison aux environs ?

— À Cléguer, je ne le suppose pas, dit Mlle Irène, mais à Pont-Scorff peut-être. En attendant, Montscorff vous est ouvert, Monsieur.

— Je vous remercie, Mademoiselle. Il m’aurait coûté de m’en éloigner en y laissant Mireille.

— Quelques kilomètres vous en sépareront, si nous trouvons à Pont-Scorff le logis désiré.

— Yvonne pourra nous renseigner de suite, fit Paule.

— Passons dans la salle à manger, alors. Vous voudrez bien prendre une tasse de thé, Monsieur de Peilrac ?

Le comte s’inclina.

Bientôt il s’asseyait près de sa fille, à la table du lunch, et son bonheur eût été complet si Marie avait pu le partager.

Yvonne, consultée au sujet de cette demeure, indiqua celle qu’ils avaient dû quitter à la mort de son père ; elle se trouvait à louer avec ses remises et son grand jardin.

— Je verrai cette maison demain, et dès que la location en sera, conclue, je m’entendrai avec un tapissier de Lorient pour la meubler. Seras-tu contente, Mireille, d’avoir ton papa près de toi ?

Ah ! que la voix du comte se faisait tendre pour parler à cette enfant enfin retrouvée !

— Oh ! père !… Maintenant je n’ai plus rien à souhaiter.

Et son regard allait de Paule à Roger.

Une tristesse voila les yeux de M. de Peilrac. Il ne pouvait, lui, s’unir à la pleine joie de sa fille ! Mais pouvait-il lui dire : « Ne parle pas ainsi, ta mère est morte ! » Elle ne se souvenait pas de cette Marie si belle, son jeune âge la sauvait des regrets.

Il se maîtrisa pour ne pas assombrir cette heure si douce malgré tout pour lui, qui le réunissait à Mireille dans cette salle où la plus cordiale sympathie l’accueillait.

Roger songeait aussi, en regardant le fin profil de Paule, à la peine déjà manifestée par la jeune femme, et qui serait bien grande lorsqu’il la séparerait de la fille de sa tendresse.

Les sœurs et les amies y pensaient également ; aussi la réunion se serait-elle ressentie de ce malaise sans Mireille, dont la félicité était sans bornes.

Elle babillait et riait, se penchant tendrement tantôt vers Paule, tantôt vers son père, demandant un baiser à l’un ou à l’autre.

— Nous ferons de jolies promenades aux environs, disait-elle. Tu verras, père, comme il y a de belles prairies où coule le Scorff, et de grands bois aux arbres immenses, qui ombragent des fougères si fines !

Mais voyant que le comte ne s’unissait pas pleinement à son enthousiasme, il tomba un peu, et elle sembla heureuse lorsque Paule lui eut dit :

— Va conduire ton père dans la chambre rouge, Mireille.

— Elle sera la sienne, maman ?

— Oui.

Et la jeune femme ne put s’empêcher de rougir à ce mot si doux qu’elle aimait à recevoir. N’était-ce pas une amertume pour le comte de l’entendre prononcer par l’enfant quand la vraie mère était à peine froide dans son cercueil ?

Roger ne parut pas s’en formaliser.

Et cependant, lorsqu’il fut seul avec sa fille dans la vaste chambre aux tentures pourpres, qu’il devait occuper pendant son séjour aux Magnolias, il la fit asseoir sur ses genoux, et bien doucement il lui parla de sa grand’mère, de sa mère morte si jeune, en l’appelant, en la pleurant, et les larmes de Mireille lui prouvèrent qu’elle s’unissait à son chagrin.

Et dans le petit salon où les deux sœurs s’étaient retirées après le départ de leurs hôtes, une autre scène attristante se passait. Paule, effondrée dans un fauteuil, pleurait déjà à grands sanglots cette Mireille tant aimée, et Mlle Irène, impuissante encore à la consoler, ne pouvait qu’unir ses pleurs aux siens.

*

Roger s’empressa de faire part à ses amis de toutes ses impressions.

Château de Montscorff, ce 23 novembre 18…

Je l’ai retrouvée, mes chers amis !

Il est inutile, n’est-ce pas, de vous exprimer les sentiments qui remplissent mon âme, vous les comprenez, vous dont les cœurs palpitent aussi vivement que le mien sous la joie et la douleur.

J’ai revu cette petite Mireille, dont les traits enfantins n’ont pas changé pendant ces six longues années, et mes bras se sont ouverts bien grands pour la recevoir. Ah ! quels moments ! Comme il rachète les désespérances traversées !

Hélas ! ma félicité n’est cependant pas complète, puisque ma chère Marie ne peut en jouir avec moi !

Je veux vous raconter, selon mes promesses, tous les incidents de ce voyage entrepris malgré tout sous le doute cruel. Dans le wagon qui m’emportait seul et désemparé vers la Bretagne, ne m’étais-je pas imaginé que ce collier avait pu être enlevé du cou de ma fille morte pour en parer une autre ! Mais à peine en face de Mireille, mes yeux et mon cœur ont eu bientôt détrompé mon pauvre esprit troublé.

C’est à la mairie de Kerentrech que je me suis rendu tout d’abord. Le maire m’expliqua comment l’enfant trouvée ne put rester chez Mme Kerlan qui l’avait relevée mourante au pied de la croix. L’anémie terrible qui la dévorait demandait la pleine campagne pour être terrassée.

C’est alors que le Dr Conlau songea à Mlles de Montscorff qui habitent une propriété non loin de Cléguer, petit bourg des environs de Lorient. Elles voulurent bien recevoir Mireille, et c’est là que je devais la retrouver.

Mais auparavant je voulus voir Mme Kerlan qui réside à Kerentrech, je voulus lui exprimer l’extrême reconnaissance de tout mon être.

Dans une maisonnette où règnent un ordre admirable et un goût parfait, je fus reçu par une aimable jeune femme revêtue du seyant costume des campagnes lorientaises. À peine lui avais-je posé quelques questions, qu’elle s’écria :

— Vous êtes le père de Mireille !…

— Qui vous le fait supposer, Madame ? lui dis-je, un peu anxieux, car sa réponse allait peut-être dissiper les doutes qui me torturaient encore.

— L’enfant vous ressemble d’une manière frappante, Monsieur ! Vos yeux surtout, si lumineux et si sombres à la fois, sont les siens.

— Ah ! Madame ! m’écriai-je, vous ne pouvez vous figurer combien cette affirmation m’allège le cœur.

Et je lui racontai mes tourments.

Puis ses enfants entrèrent, deux mignons bébés aux jolis yeux rieurs. Je me plus à leur parler de celle qu’ils nomment encore leur sœur. Elle saura leur prouver qu’elle mérite ce titre en plaçant dans leurs menottes une dot qui les aidera à leur entrée dans la vie.

J’avais hâte de prendre la route de Montscorff. Après avoir laissé simplement parler mon cœur pour remercier Mme Kerlan de cette action généreuse qui l’avait fait adopter une petite abandonnée quand elle était déjà chargée de famille, avec une position des plus modestes, je la quittai, en lui promettant de revenir avec Mireille.

Bientôt les tourelles du château se profilèrent sur les grands arbres dépouillés du parc. Je congédiai le cocher qui m’avait conduit, et je m’avançai sous une avenue formée par de splendides magnolias, dont les longues feuilles d’un vert brillant n’ont rien à redouter de l’hiver, qui leur donne au contraire une nouvelle vigueur.

Une pelouse aux corbeilles de chrysanthèmes et de géraniums encore en pleine floraison étale son herbe fine devant le château. Au milieu, un jet d’eau y fait étinceler ses perles qu’irisait un rayon de soleil. Avec ses balcons enguirlandés de verdure, ce décor fleuri, ce bassin de marbre à l’eau jaillissante, cette demeure me rappelait en petit notre domaine de Peilrac.

Bouleversé par une émotion bien compréhensible au moment de me trouver en présence de ma fille, Je montai le large perron et sonnai. Une jeune fille — la gouvernante de Mireille — vint m’ouvrir, et sur mon désir de voir Mlles de Montscorff, elle m’introduisit dans un petit salon où je trouvai ces dames avec une visiteuse.

À peine m’étais-je incliné devant elles qu’une porte s’ouvrit en face de moi : Mireille, éblouissante de beauté et de santé, y apparut.

Ah ! mes amis, comment vous décrire, l’élan qui me porta vers elle ? J’oubliai tout : cette introduction dans cette pièce inconnue, ces dames que j’avais à peine saluées, à qui je n’avais rien dit du motif qui m’amenait, et, avec un cri d’ivresse, j’ouvris les bras à cette enfant tant pleurée et enfin retrouvée.

Se souvint-elle alors du père qui la faisait sauter sur ses genoux, où, petite fille aimante et tendre, elle aimait à se pelotonner ? À son nom prononcé d’une voix au timbre presque violent, elle courut à moi, et je la serrai sur ce cœur qui si longtemps avait battu d’angoisse en songeant à elle.

Cette première effusion apaisée, je me ressaisis et je pus l’expliquer.

Quelle noblesse de sentiment chez ces femmes qui m’accueillirent alors ! Quelles mères aimantes et dévouées ma fille a trouvées en elles !

L’aînée, Mlle Irène, a bien une cinquantaine d’années. Elle n’a jamais dû être belle, même dans l’éclat de sa jeunesse ; mais quelle distinction en toute sa personne ! On reconnaît en elle la fille d’une race vaillante et fière.

Mlle Paule est beaucoup plus jeune ; elle offre avec son aînée un parfait contraste, quant aux traits. Il est impossible d’oublier ce fin visage couronné de cheveux d’un blond doré, aux beaux yeux bleus, aussi purs, aussi jeunes que ceux d’un enfant, à la bouche fraîche qui s’ouvre sur des dents d’une éclatante blancheur.

Dans sa robe d’intérieur aux vaporeuses dentelles, avec cette taille svelte, ce teint aussi délicat qu’un lis, elle semblait un doux pastel d’autrefois s’animant soudain.

Comment ne s’est-elle pas mariée ? Je m’étonne qu’un tel charme soit demeuré enfoui dans ce petit manoir. Il doit y avoir un mystère dans cette vie si calme en apparence.

Si vous aviez pu voir ses yeux agrandis, ses lèvres frémissantes lorsque je parlai du retour de Mireille à Peilrac, vous auriez senti comme moi votre cœur se serrer en songeant aux tristesses qu’elle ressentira quand cette enfant qu’elle avait faite sienne la quittera.

Et c’est ce qui cause ma peine.

J’ai promis de lui laisser Mireille jusqu’en mai, époque où elle fera sa première Communion ; mais alors il faudra bien partir pour Bayonne. Et je me torture déjà à cette pensée.

Je pourrai essayer de rendre à Mme Kerlan le bien qu’elle a fait a ma fille, en dotant ses enfants. Mais pour elle, cette nature exquise, qui n’a pas hésité à adopter une inconnue jetée sur la route, comment le reconnaîtrai-je ? En lui enlevant cette fille de son âme !… Je ne veux plus songer à cette séparation, elle m’émeut trop profondément à l’avance.

Je vais donc passer quelques mois en Bretagne ; je résiderai sans doute à Pont-Scorff, petite ville située à quelques kilomètres du château. Mais je ferai venir de Lorient les voitures et les chevaux nécessaires pour diminuer la distance qui me séparera de ma Mireille. Elle reste à Montscorff, comme je l’ai promis à Mlle Paule.

Quant à l’enlèvement de ma chère petite à Peilrac, Je ne puis encore me l’expliquer, puisque les lèvres de Mireille sont muettes à ce sujet. Plus tard peut-être ce mystère me sera-t-il dévoilé.

Minuit sonne à la pendule de ma chambre, et je vais clore cette trop longue lettre afin d’en écrire une seconde de vive gratitude à M. des Roulleaux, et goûter enfin un peu de repos : il y a tant de nuits que je n’ai dormi !

Si mon âme est toujours triste, elle n’est plus affolée ; un rayon s’est levé dans ma nuit, et je bénis cette lueur d’aurore que Dieu, dans son infinie bonté, a fait briller sur ma vie si désenchantée.

Ô Marie ! douce fleur trop tôt brisée, quel bonheur aurait été le nôtre maintenant !…

À bientôt d’autres détails, mes chers amis. Qui m’aurait dit, lorsque je quittai en désespéré votre île charmante, que j’allais retrouver en France une chère mienne me rattachant à la terre !

J’embrasse vos jolies mignonnes. Annoncez-leur quelle gentille compagne elles auront l’an prochain à Peilrac. Je baise les mains de Mme Falouzza, et je serre les vôtres, mon cher docteur, en vous disant à toujours !

Cte  R. de Peilrac.