Bonne Presse (p. 24-25).

DEUXIÈME PARTIE

L’INCONSOLÉE

CHAPITRE PREMIER

LE CASTILLO DES ROSES


Les Baléares !

À ce nom, quelle évocation de ciel d’azur se reflétant dans la mer immense, de fleurs et de parfums, de vols d’hirondelles et de chants d’oiseaux, de brises tièdes et de beaux horizons !

Et cependant les deux îles principales de cet archipel, sans parler de Cabrera, de douloureuse mémoire, diffèrent assez sensiblement l’une de l’autre par la température.

Quand Majorque est abritée des grands vents du large par ses montagnes et les côtes de l’Espagne, Minorque en est la proie. Aucun abri ne la protège des vents impétueux du golfe du Lion et des flots irrités qu’ils soulèvent.

Leur extrême violence se remarque par l’aspect des arbres de Minorque. Sur certains points exposés plus cruellement aux furies de l’air, ils se tordent et inclinent vers le sol leurs branches échevelées, aux feuilles roussies. Les racines sortent presque de terre : elles ont l’aspect de bêtes monstrueuses, en des poses farouches ou implorantes. Et les sifflements du vent ajoutent encore au tragique de ces attitudes. Ces arbres semblent souffrir et se plaindre de cette aridité du sol et de cette inclémence du ciel qui ne leur permettent pas d’étendre de puissants rameaux.

Il est certainement des vallées abritées où les beaux arbres croissent, libres de toute contrainte, où les fleurs peuvent élever vers l’azur leurs grâces parfumées, par exemple au barranco d’Algendar, où se trouvent de véritables et nombreuses beautés naturelles ; mais les côtes se ressentent toujours des folles brises du large.

Majorque jouit, au contraire, d’un climat tiède et bienfaisant. Elle s’étale sous le soleil, souriante et ravie, et la brise légère, qui, par instant, passe sur elle, est tout embaumée des senteurs des fleurs et rafraîchie par les flots qui, doucement enlacent l’île charmeuse d’une ceinture mouvante d’un bleu de rêve.

Le voyageur que la fortune amie dirige vers ces îles peut les parcourir de nuit et de jour sans redouter de fâcheuses rencontres. Pas un malfaiteur ne l’attaquera sur sa route, dans les lieux les plus écartés ; pas un animal dangereux ne s’élancera d’un buisson pour lui porter une mortelle blessure.

Non seulement l’accueil le plus cordial lui sera fait, mais il rencontrera sur différents points de Majorque des lieux de refuge, ou kospederia, et pendant trois jours il y trouvera un lit, une table où sont servies l’huile et les olives, et du feu pour faire cuire les aliments apportés.

Majorque réunit tout ce qui peut charmer l’esprit, les yeux, le cœur. Une nature admirable où les côtes splendides mènent aux montagnes grandioses, où les bois touffus ont pour contraste les plaines fleuries des plantes les plus odoriférantes, où les grottes merveilleuses et enchantées se succèdent pendant des lieues, de plus en plus belles et mystérieuses.

Qu’elle est riante, cette Palma, la capitale de l’île, avec ses maisons blanches comme de beaux marbres, se mirant dans l’onde bleue, ou s’étageant parmi les luxuriantes verdures que trouent les flèches élancées de ses nombreuses églises !

Par des chemins charmants bordés de lavandes, de bruyères arborescentes, de myrtes, de romarins, on gagne le Terreno, ce faubourg de Palma, où s’élèvent les maisons de plaisance que les Majorquins riches habitent pendant l’été. Certaines se trouvent à une demi-heure de la ville, et toutes offrent un aspect hospitalier, avec les jardins fleuris et ombreux qui les entourent, la mer au chant berceur qui plisse non loin sa robe d’azur.

Une poétique habitation se montrait, plus gracieuse encore, à travers les orangers de son jardin. Un peu à l’écart des autres, elle se détachait, toute blanche, dans des enlacements de fleurs, sur la verdure sombre des beaux arbres qui formaient son petit parc. On la nommait le castillo des Roses, et ce nom lui convenait bien. De splendides arbustes étoilés de roses de toutes teintes enguirlandaient les larges balcons qui se continuaient tout autour de l’édifice.

Le petit château n’avait qu’un étage au-dessus de son rez-de-chaussée ; les hautes fenêtres en ogives étaient séparées par un pilier de marbre blanc du plus bel effet. Le toit avait un auvent sculpté qui protégeait les balcons ; ils formaient ainsi une longue galerie ou salon extérieur que des nattes, des sièges de toutes formes, de petites tables garnissaient d’une façon confortable et originale.

Sur une chaise longue, adossée à un grand rosier du balcon, une jeune femme était à demi étendue. Dans sa simple robe blanche, avec ses grands yeux bleus, sa chevelure d’un blond doré et soyeux, son teint pâle où ses lèvres se détachaient aussi rouges que les fleurs des grenadiers de la terrasse, il émanait d’elle un charme pénétrant, en ce décor bien digne d’encadrer sa beauté.

Mais une immense tristesse se lisait dans ses claires prunelles, quand elle en soulevait languissamment les paupières, et bien souvent des larmes glissaient sur ses joues amaigries, surtout quand elle se trouvait seule, comme à cette heure, et qu’un air mélancolique venait surexciter encore sa sensibilité maladive.

Les sons d’un piano se faisaient entendre, en effet, dans une des pièces du rez-de-chaussée, et une mélodie berceuse, jouée par un maître en cet art, parvenait jusqu’à la jeune femme qui penchait encore plus sa tête lourde de pensers amers.

— Mon Dieu ! Mon Dieu !… s’écria-t-elle soudain, en joignant ses doigts frêles dans un geste désespéré. Ne pourrai-je donc jamais oublier ? Mon cœur qui bat, affolé, dans ma poitrine, ne se calmera-t-il jamais ?… Oh ! je le voudrais tant pour lui ! Il serait si seul, si malheureux, si je disparaissais de sa vie !… Mon Dieu ! pitié ! Rendez-moi la santé ; accordez-moi la grâce de ne plus me souvenir !…

Et des larmes brûlantes sillonnèrent le visage sans couleur et sans joie, pendant que les mains de la malade se crispaient sur ce cœur, dont les palpitations redoublaient au lieu de s’apaiser.

La jeune femme prit un petit flacon de cristal enrichi d’or, et respira longuement les sels réparateurs qu’il contenait. À ce moment le piano ne résonna plus. Avec une hâte fébrile, elle essuya les pleurs qui embrumaient encore ses grands yeux et s’apprêta comme pour recevoir un visiteur.

La porte-fenêtre du balcon s’ouvrit ; un homme grand, brun, d’une distinction extrême, portant environ une trentaine d’années, s’approcha, souriant, de la jeune malade.

— Comment trouves-tu cette sérénade d’un compositeur majorquin, chère ? lui demanda-t-il avec une infinie douceur dans la voix.

— Charmante, Roger ! Je te remercie de me l’avoir fait entendre.

— Non, tu n’as pas à m’en remercier ! reprit-il avec tristesse, après avoir déposé sur le front soucieux qui se levait vers lui un baiser, où il y avait autant de paternelle bonté que de tendresse amoureuse. Je vois encore des traces de larmes sur ton visage. Je ne voulais que te faire plaisir, et j’augmente encore ta peine ! Marie, Marie, ne pourras-tu donc jamais oublier ? Ne voudras-tu pas vivre pour celui qui t’aime, pour ton mari qui n’a plus d’autres joies que les tiennes ?

La jeune femme prit la main de Roger entre les siennes, et le regardant avec des yeux où brillait un ardent désir de lui plaire :

— Tu sais bien que chaque jour je ne demande pas d’autre grâce à Dieu ! Tu es aussi tout pour moi, et quand j’ai voulu m’arrêter dans cette île, il y a quelques mois, c’est que, si je dois trouver l’oubli et revenir à la santé complète, c’est bien ici, devant ce splendide horizon, dans cet air pur et parfumé.

— Oh ! oui, aie confiance, Marie ! Tu guériras dans cette île enchanteresse. Nous serons encore heureux comme autrefois, l’un par l’autre, l’un pour l’autre.

La malade secoua sa tête blonde.

— Il ne faut plus songer au complet bonheur, ami, il n’existe pas sur cette terre d’exil ; que Dieu nous y accorde encore quelques années de paix, et je le bénirai.

Un silence s’établit entre ces deux êtres qui paraissaient avoir tant d’affection et de bonne entente entre leurs cœurs. Les doigts unis, ils regardaient la nature merveilleuse qui les entourait s’endormir lentement dans le calme du soir.

Septembre touchait à sa fin, mais, dans cette île privilégiée, ce mois où l’automne commence avait encore la splendeur d’un rayonnant été. Les parfums des fleurs montaient, très doux, vers eux ; la mer, sillonnée par les légères balancelles, se moirait sous les feux du soleil couchant.

La barcarolle d’un pâtre ramenant son troupeau de chèvres, aux clochettes tintantes, leur parvint sur les ailes d’une brise tiède et embaumée. Soudain l’Angelus y mêla ses sons pieux, et un même mouvement fit se courber les fronts de Marie et de Roger, qui unirent encore leurs âmes dans une même prière.

Quand ils les relevèrent, les yeux de la jeune femme étaient encore humides. Alors, d’un accent où vibrait l’angoisse la plus intense, Roger, se penchant vers elle, lui murmura les vers exquis que le poète adresse à la Désolée :

Dire que je suis là, mon ange, et que tu pleures,
Mourante comme un lys qui cherche le soleil ;
Dire que ton chagrin veille et compte les heures
De tes longues nuits sans sommeil !

Marie eut un regard qui implorait.

— Donne-moi mon rosaire, mon Roger, dit-elle, et aie confiance. Si Dieu le veut, je te serai rendue.

Il prit dans une coupe le chapelet béni, en perles précieuses, qu’une grande croix d’or terminait, et le lui tendit.

— Prie, Marie, et puise la résignation dans ta prière.

Et sentant aussi les pleurs le gagner, il sortit.

Quelques instants plus tard, Roger se promenait, d’un pas saccadé, sous les orangers du jardin, à travers les branches fleuries desquels apparaissaient déjà les premières étoiles.

Le charme de cette splendide soirée n’influait pas sur lui ; sa belle tête brune, aux grands yeux noirs striés d’or, se penchait vers sa poitrine. Il ne pensait qu’à la bien-aimée qu’il avait laissée, triste et lassée, sur la terrasse, son rosaire entre les doigts, cherchant dans la prière un apaisement à son mal physique et moral. Et, d’une voix où passaient des larmes, il se murmurait la dernière strophe de la poésie si bien appropriée à leur situation :

Et je m’en vais sous l’œil des étoiles moroses.
Portant la double croix de son mal et du mien,
Criant au ciel, criant à la pitié des choses :
Elle pleure, et je ne peux rien !…