Bonne Presse (p. 21-24).

CHAPITRE VIII

L’ÉDUCATION DE MIREILLE


Devenue la maîtresse absolue de l’enfant tant désirée, Paule voulut en être le professeur, afin de l’avoir tout à elle. Pour l’aider dans cette éducation qu’elle désirait complète, elle prit comme gouvernante Mlle Yvonne Le Thiennec, la fille d’un notaire de Pont-Scorff, que la mort de son père obligeait à chercher une situation. Elle devait remplacer Mlle de Montscorff lorsque l’enfant préparait leçons et devoirs, et pendant les récréations, afin que Mireille ne fût jamais seule.

Cette jeune fille avait une vingtaine d’années ; elle était douce et bien élevée. Son instruction assez étendue lui aurait permis de se placer comme institutrice, mais elle n’avait pas ses brevets. Elle fut donc très heureuse d’être appelée aux Magnolias, près des châtelaines, si bonnes à tous, et non loin de sa mère qu’elle pouvait aller voir chaque dimanche.

Le sacrifice de sa fille permettait à Mme Le Thiennec de laisser ses deux fils au collège de Lorient, et de continuer à vivre à Pont-Scorff d’une modeste rente qui suffisait amplement à sa simple vie.

Yvonne s’attacha bien vite à cette petite aimable et studieuse. Mireille, qui ne demandait qu’à être aimée, l’affectionna aussi. Cette réciprocité rendait les rapports très faciles entre l’élève et la sous-maîtresse.

Mlles de Montscorff ne s’étaient pas trompées en supposant leur cousine Lucie hostile à cette adoption.

Mme de Cosquert arriva un matin au château avec un visage tout bouleversé.

— Que m’apprend-on ? dit-elle. Vous acceptez comme vôtre une enfant venue on ne sait d’où ! Je ne puis le croire !

— Cela est très vrai, Lucie, lui répondit doucement Paule. Nous voyons une bonne œuvre à faire, notre situation de fortune nous le permet, nous nous hâtons de nous y employer.

— Vous lui donnerez sans doute le nom des Montscorff, à cette petite aventurière ? interrogea-t-elle, son fin sourcil froncé.

— Il n’est pas encore question de nom pour le moment ; elle répond simplement à celui de Mireille, dit Mlle Irène.

— Veux-tu voir la fillette, Lucie ? demanda Paule, qui sentait l’orage gronder et ne voulait pas le laisser éclater.

— Non, vraiment ! s’écria la jeune femme révoltée. Je ne m’abaisserai pas à parler à cette fille. Et je vais vous avouer bien franchement que si vous persistez dans cette adoption ridicule, je ne viendrai plus au château. Je ne veux pas que mes enfants soient mis en contact avec cette abandonnée qui doit avoir la plus déplorable éducation, les plus mauvais instincts.

— La colère t’aveugle, Lucie, reviens à toi ! fit Paule, désolée de la tournure que prenait l’entretien. Cette petite Mireille est charmante, et tu pourrais sans crainte la laisser avec tes filles ; elle ne saurait leur nuire, au contraire.

— Oui, dis donc qu’elle leur est supérieure en tout. D’où vient-elle ? Où a-t-elle été élevée avant d’être jetée sur le chemin ? Tu ne peux me le dire, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle, triomphante.

— Nous pouvons te dire une chose : elle était malheureuse et nous l’avons secourue ! dit Mlle Irène gravement.

— Et nous ne la délaisserons jamais ! acheva Paule.

— Vous n’avez jamais aimé vous entourer que de petites gens ! fit la baronne avec mépris. Mais jusqu’à plus ample information, je ne reviendrai plus.

Et elle était partie, laissant ses cousines révoltées de son manque de cœur.

— Je l’avais mieux jugée ! s’écria Paule. Qu’elle nous laisse, puisque cette enfant la gêne ; nous ne la sacrifierons pas à son orgueil.

Mais la jeune femme souffrait malgré tout de ce délaissement.

Mlle Irène, dont l’exquise nature ne comprenait pas la jalousie, était charmée de l’introduction de la petite inconnue dans leur solitude : elle voyait un tel bonheur rayonner sur le visage de sa sœur ! Plus de ces tristesses qui assombrissaient ses yeux clairs, et penchaient sa taille, restée flexible comme les joncs de la rive. Des sourires, de la gaieté dans les reparties, des courses avec Mireille dans les prés ensoleillés, où leurs chansons joyeuses répondaient à celles des oiseaux.

— Il fallait un aliment à cette activité dévorante, se disait-elle, et la Providence a envoyé cette enfant vers nous, pour sauver Paule d’une vieillesse prématurée et sans joies.

Aussi, un jour, pendant le déjeuner, Mireille l’ayant appelée Mademoiselle, elle la reprit doucement.

— Dis-moi tante Irène, lui dit-elle avec un bon sourire, puisque ma sœur est devenue ta maman.

Cette amabilité mérita à la vieille demoiselle un baiser bien tendre de Paule, qui redoutait toujours de lui déplaire par son trop grand attachement à la petite étrangère.

Au lit de mort de sa mère, elle avait promis de la remplacer auprès de la jeune fille et de n’avoir jamais en vue que son entière félicité, même aux dépens de la sienne. Elle tenait parole. Le destin ne lui avait pas permis de la lui donner complète, cette félicité ; une affection malheureuse avait embrumé sa jeunesse de larmes ; mais, comme une douce fleur perçant la neige, Mireille était venue, amenant la sérénité dans cette âme désillusionnée.

On avait transformé une chambre de la tourelle en salle d’études, et chaque matin, penchée sur ses cahiers, ou son front intelligent levé vers le visage de sa patiente institutrice, Mireille écrivait et écoutait. Très docile, désireuse d’apprendre, elle faisait d’étonnants progrès qui émerveillaient Paule.

L’instruction de la fillette avait été commencée par Juana, qui avait fait de bonnes études dans un couvent de France. Toujours poursuivie par ses idées sur l’enfant recueillie par son mari, c’est la langue française qu’elle lui avait enseignée. Il était donc très facile de continuer l’œuvre, avec une intelligence aussi vive que celle de Mireille.

L’art de la musique n’était pas négligé. Devant le grand piano à queue qui avait encore des sons harmonieux et purs, la jeune comtesse installait la mignonne petite, qui, sans se laisser décourager par les difficultés des débuts, répétait gamme après gamme.

Aussi quel triomphe, lorsque, pour l’anniversaire de naissance de Mlle Irène, qui arrivait le jour de l’Assomption, double fête pour ces cœurs fervents, la maîtresse et l’élève purent jouer une sonate à quatre mains ! Mireille y égrenait seulement quelques notes, l’accompagnement et une partie du chant étant faits par Paule, mais elles étaient frappées avec justesse et mesure.

Le salon, ce soir-là, avait été splendidement illuminé.

Outre la gouvernante que son excellente éducation faisait admettre près de ces dames, Mlle Alice Rindon, jeune receveuse des postes de Cléguer, qui venait parfois jouir de la compagnie des deux châtelaines, y avait été aussi appelée. L’harmonie était complète entre ces personnes de conditions cependant fort différentes, mais dont les âmes savaient vibrer aux plus nobles sentiments. Et quel joli trait d’union elles avaient entre elles !

Toujours vêtue de blanc, la nuance préférée de Paule, ses cheveux bruns enguirlandés de clématites, Mireille allait et venait dans la pièce immense, comme une jolie fée auréolant tout de sa chère présence.

Et la soirée s’écoula très douce pour toutes, surtout pour Mlle Irène, la reine de la fête, avait dit la petite fille. Et pour cette raison elle avait, de ses doigts habiles, piqué une rose pâle dans les ondes épaisses des cheveux argentés, et une seconde au corsage.

— Oh ! tante Irène, s’était-elle écriée après avoir ainsi paré la vieille demoiselle, vous ressemblez à la belle dame de la galerie, celle qui porte une robe de soie noire comme la vôtre et des roses pareilles à celles-ci !

— Tu veux parler de la comtesse Irène de Montscorff ; elle était la femme de ce comte Paul qui ne quittait pas le palais de Versailles, alors que Louis le Grand y résidait. C’était une de nos aïeules, et l’intime confidente de la reine Marie-Thérèse. Ainsi que moi, la beauté n’avait pas été son partage, ajouta-t-elle avec un sourire.

— Mais elle avait la noblesse de l’attitude et du cœur, s’écria Paule, et de ce côté tu lui ressembles bien, chère Irène !

— Que ces temps sont loin de nous, et combien notre famille, si nombreuse alors, a été décimée depuis !

Une certaine tristesse s’était répandue sur la figure énergique de l’aînée des Montscorff, après ces paroles. Songeait-elle à ces soirées passées dans cette Galerie des Glaces du château de Versailles, où son aïeule avait le droit de s’asseoir près de la reine, avec les plus grandes dames du royaume, et de celles qu’elles passaient, elles les dernières du nom, dans ce petit manoir, ayant à leurs côtés une modeste receveuse des postes, une simple gouvernante et une enfant inconnue provenant peut-être de parents placés au bas de l’échelle sociale ? Elle ne fit pas connaître ses pensées. Secouant sa tête altière, comme pour en chasser les derniers regrets, elle dit en souriant à Alice :

— Voulez-vous chanter avec Paule ce duo de Mendelssohn où vos voix s’unissent si bien, ma chère enfant ?

La jeune receveuse s’empressa de satisfaire ce désir en rejoignant au piano la musicienne qui s’y trouvait encore.

C’était une brune, au visage sympathique, dont les grands yeux mordorés avaient une douceur pénétrante. Elle avait perdu sa mère à sa naissance. À la mort de son père, officier sans fortune, elle fut forcée de chercher un emploi. Elle était restée aimable et bonne, dans cette position nouvelle, souvent pénible, surtout en cette solitude où elle vivait. La Providence, qui mesure le vent à la brebis tondue, avait eu pitié de cette détresse, et elle avait été nommée à Cléguer. Tant de courage toucha Mlles de Montscorff qui avaient pour l’isolée une véritable affection.

Les deux jeunes femmes formaient un groupe délicieux près du grand piano se détachant sur une admirable tapisserie des Gobelins. Alice, dans une robe d’un gris argenté aux passementeries blanches ; Paule revêtue d’une toilette de soie d’un bleu pâle, brochée de fleurs plus pâles encore.

Des roses ornaient aussi leurs chevelures et leurs ceintures. Ainsi l’avait voulu Mireille, qui, avec un tact étrange chez une si jeune enfant, avait choisi des fleurs de neige pour parer Yvonne, la blonde orpheline, si frêle sous ses vêtements sombres.

Et le duo harmonieux du maître réunit les deux voix fraîches et pures en des envolées qui faisaient rêver des flots bleus, caressés par le zéphir, que les strophes cadencées retraçaient.

— C’est sur l’eau que cette mélodie devrait se chanter avec un accompagnement de guitare, dit Paule, en pivotant sur sa banquette, le morceau terminé. Par cette belle soirée, elle serait plus délicieuse encore.

— Allons sur le lac ! s’écria Mireille ! Oh ! voulez-vous ? Cela sera si charmant !

Et déjà elle se levait et semblait implorer leur assentiment.

Toutes rirent de cet enthousiasme.

— Nous allons prendre une tasse de thé, dit Mlle Irène, ensuite nous irons reconduire Alice, et chacune regagnera sa chambre. Il est trop tard pour songer à aller chanter sur le lac.

— Mais un autre soir, vous le permettrez, n’est-ce pas, tante Irène ?…

La voix de la petite fille se faisait insinuante.

— Oui, oui, petite enjôleuse ! En attendant, passons dans la salle à manger.

Et bientôt, sous le doux éclat de la lune et du ciel étoilé, par ce chemin creux bordé de bruyères à la délicate senteur, le petit groupe s’acheminait vers Cléguer.

Et c’était toujours l’instruction de Mireille que toutes avaient en vue. Le firmament étincelant faisait ce soir-là le sujet de la conversation, comme dans une promenade matinale c’eût été la flore charmante des prairies et du bord de la rivière. On nommait à l’enfant quelques-unes de ces merveilleuses étoiles, fleurs d’or de la voûte céleste, en lui faisant connaître en même temps la bonté et la puissance de Dieu.

Mireille, élevée par Juana, dont la piété était grande malgré ses fautes, était elle-même excessivement pieuse. C’était toujours avec une joie très vive qu’elle se rendait à la messe chaque dimanche, et assez souvent dans la semaine, depuis que sa santé le lui permettait.

Paule avait commencé à lui faire étudier le catéchisme ; elle désirait qu’elle pût être prête pour la première Communion au mois de mai suivant, et c’est de tout cœur que la petite fille s’initiait aux préceptes et aux mystères de notre religion.

La nature de Mireille était extrêmement poétique et tendre. Aussi son livre par excellence était l’Histoire Sainte, qu’elle se plaisait à relire avec un intérêt toujours nouveau. La scène si gracieuse de la moisson où Ruth rencontra Booz, celle si touchante de Joseph vendu par ses frères, le berceau de Moïse aperçu sur le Nil par la fille de Pharaon la ravissaient.

Puis c’était la naissance de l’Enfant-Dieu, avec son cortège d’anges, de bergers et de mages. Oh ! cette nuit de Noël, avec quelle impatience elle en attendait la venue !

— Car nous irons à la messe de minuit, n’est-ce pas, maman ? disait-elle.

Et Paule était si remuée par ces deux syllabes, dites par cette voix caressante, elle qui ne croyait jamais les entendre, qu’elle promettait tout dans un baiser.

Elle voulut faire connaître Lorient à sa fille. Il fallait bien l’initier à l’histoire des grands hommes dont les statues en ornent les principales avenues. Une d’entre elles captivait surtout la jeune femme, c’était celle de Brizeux, le poète des Bretons et de Marie ; elle l’aimait parce que, comme elle, il avait chéri sa Bretagne, il l’avait chantée et fait glorifier.

— Si tu le veux, Mireille, dit-elle un beau matin d’août, que le soleil légèrement voilé par quelques nuées blanches ne donnait qu’une chaleur tempérée, si tu le veux, nous nous rendrons à Lorient, que tu ne connais pas. Après avoir visité la ville et le cher docteur, nous passerons par Kerentrech pour embrasser tes petits amis Kerlan.

Et l’enfant avait commencé par embrasser sa mère, comme pour la remercier, mais son sourire était contraint.

Bientôt, conduites par Guillaume, elles roulaient sur la grande route, confortablement assises dans la légère voiture.

Cette phrase dite par Paule revenait à l’esprit de Mireille en voyant apparaître les premières maisons de la sous-préfecture. Ne pas connaître Lorient ! Avec quel frisson d’angoisse au contraire elle se rappelait cette place d’Alsace-Lorraine ! Elle y avait tant souffert pendant ces représentations qui la mettaient au supplice, surtout dans cet état de faiblesse où la jetait l’anémie dévorante !

Et cette église Saint-Louis, aux lourds piliers, où Juana l’avait menée un soir, comme si elle n’eût pas osé affronter les regards sous la pleine lumière du jour. Elle y avait entendu pleurer la malheureuse femme, aux pieds de cette Vierge dont le miséricordieux sourire était pourtant fait pour consoler et pardonner. C’est avec une réelle tristesse qu’elle passa dans ces rues, en cherchant inconsciemment parmi tous ces visages inconnus les grands yeux noirs de Juana.

Elle était vide de baraques et de roulottes, cette place d’Alsace-Lorraine, quelques rares passants la traversaient, et les grands arbres ne jetaient plus leurs ombres sur la foule joyeuse.

Paule s’était aperçue de cette attitude attristée qu’elle n’avait pas vue chez la petite fille depuis de longs jours. Et sur sa remarque déjà alarmée :

— Je suis un peu fatiguée, avait-elle répondu.

— C’est l’air raréfié de la ville qui en est la cause, chérie ; tu es habituée maintenant à la paix des champs. Aussi allons-nous y retourner.

Elles se rendirent tout d’abord chez le Dr Conlau dont l’aimable femme combla Mireille de caresses et de friandises. Après avoir parcouru la Bôve, où s’élève la belle statue en marbre blanc du compositeur Victor Massé, la place Bisson, avec le monument du héros lorientais de ce nom, elles arrivèrent au square où le doux chantre de la Bretagne sourit à la mer au milieu des fleurs.

Mireille s’était un peu ressaisie, et lorsque Paule voulut remettre à un autre moment le pèlerinage au cimetière où se trouve la tombe du poète, elle insista pour y aller.

— Ma fatigue commence à se dissiper, dit-elle ; puis je ne l’augmenterai pas, puisque je n’ai pas à marcher.

La voiture se dirigea vers Carnel, où la nécropole des Lorientais s’étale devant les flots mouvants, avec ses grands beaux arbres et ses murs revêtus de lierre.

Sympathisant avec tout ce que Mlle de Montscorff aimait, ce fut d’un air recueilli que l’enfant s’agenouilla sur le tombeau de Brizeux.

— Tu vois, Mireille, le chêne qu’il avait désiré ombrage son buste.

Et Paule murmurait :

Vous mettrez sur ma tombe un chêne, un chêne sombre,
Et le rossignol noir soupirera dans l’ombre :
« C’est un barde qu’ici la mort vient d’enfermer ;
Il aimait son pays et le faisait aimer. »

Il fallut songer au retour, malgré le charme qu’éprouvaient ces deux natures poétiques à errer entre les tombes fleuries par ce bel après-midi, où une brise fraîche soufflait de la mer. Elles regagnèrent la voiture et furent bientôt à Kerentrech, après avoir retraversé Lorient.

Quel accueil chaleureux Mireille reçut dans la petite maison du faubourg ! C’était aussi un foyer qu’elle retrouvait là !

Et l’enfant pieuse, en quittant les nobles cœurs qui l’habitaient, remerciait Dieu de toute son âme, car elle se dirigeait encore vers un autre intérieur où battaient des cœurs nobles et bons dont elle était la petite reine.