L’Abîme (Rollinat)/Les Deux Solitaires

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 19-28).


LES DEUX SOLITAIRES


« Je sais que depuis des années
Vous habitez un vieux manoir
Qui se dresse lugubre et noir
Sur des landes abandonnées ;

Vous y vivez sans chat ni chien.
N’ayant pour toute galerie
Que votre conscience aigrie
Qui suppute et qui se souvient.


Mais dans l’étrange solitude
Où le dégoût vous a conduit,
L’appréhension vous enduit,
Et vous mâchez l’inquiétude.

Vous portez un poids journalier
Sur vos veilles et sur vos sommes,
Et vous n’aviez pas chez les hommes
Ce malaise particulier.

Par ces grands espaces moroses
Où vous confrontez en rêvant
Votre figure de vivant
Avec la figure des choses.

Il vous vient une impression
Très vague, et qui pourtant vous gêne
À mesure qu’elle s’enchaîne
À votre méditation.


Il vous faut la lumière énorme,
Le plein midi vivace et dru
Embrasant avec son jour cru
Le bruit, la couleur et la forme ;

Sinon plus de sécurité,
Le fantastique vous harponne :
La Nature ne vous est bonne
Qu’à travers sa diurnité.

Quant à la Nuit, elle vous poisse
De son trouble toujours nouveau ;
Et, dés le soir, votre cerveau
Est opprimé par une angoisse.

Votre cœur ne peut pas dompter
Son battement qui s’accélère
Quand le soleil caniculaire
Se dispose à s’ensanglanter.


Pendant qu’il drape les montagnes
Dans la pourpre de son trépas,
Vous surveillez devant vos pas
L’assombrissement des campagnes.

Alors, au creux de tel vallon,
En côtoyant telle ravine,
Vous avez l’oreille plus fine,
Votre regard devient plus long ;

Au froidissement des haleines,
À la décadence des sons,
Au je ne sais quoi des frissons
Sur les hauteurs et dans les plaines,

Vous mesurez par le chemin
L’invasion du crépuscule,
Et dès que le hibou circule
Le cauchemar vous prend la main.


La rentrée augmente vos craintes
Qui métamorphosent d’un coup
Votre escalier en casse-cou,
Vos corridors en labyrinthes ;

Et puis dans votre appartement,
Dont le calme fait les magies,
Vous allumez plusieurs bougies
Pour rassurer votre tourment ;

Or, cette précaution même
Ajoute encore à votre effroi,
Car vous songez trop au pourquoi
De l’illumination blême.

Maintenant sous le plafond brun,
Tous ces flambeaux de cire vierge
Ont la solennité du cierge
Qui brûle au chevet du défunt ;


La raison froide qui dissèque
Vous quitte pour le ténébreux,
Et vous trouvez louche et scabreux
L’abord de la bibliothèque.

À cette funèbre clarté
Maint livre derrière sa vitre,
Vous déconcerte par son titre
Évocateur d’étrangeté ;

Un saisissement plein d’épingles
Vous prend les tempes et le dos ;
Vous épiez si vos rideaux
Ne s’écartent pas sur leurs tringles.

Attendez donc ! Ce n’est pas tout…
Et cette vermineuse horloge
Dont le tac tac tac tac se loge
Dans tel vieux meuble on ne sait où…


Vous ne pouvez tenir en place,
Et vous vous possédez si peu
Que vous jouez ce mauvais jeu
De vous regarder dans la glace.

Un bruit monte et descend ; cela
Est sournois, confus, marche, cause…
Vous pourriez en savoir la cause :
Mais jamais en ce moment-là,

Ni des caveaux pleins de cloportes,
Ni des greniers pleins de souris,
N’est-ce pas que pour aucun prix
Vous n’entre-bâilleriez les portes ?

Vous perdez ces troubles obscurs,
Votre faiblesse les retrouve,
Et par degrés l’horreur qui couve
Éclate entre vos quatre murs,


Entre vos quatre murs livides,
Qui pour vous contiennent alors
Les ténèbres de l’au dehors
Et l’inconnu des chambres vides !…

Hein ? Suis-je diagnostiqueur
De votre nocturne supplice ?
Je vous ai raillé sans malice,
Et je vous plains de tout mon cœur.

Pour moi qui ramène le songe
À sa stricte irréalité,
La nuit n’est qu’une vérité
Où l’on veut trouver du mensonge.

Donc, en mon gîte qui se ronge
De silence et de vétusté,
Ma veille avec tranquillité
Jusqu’après minuit se prolonge. »


— « Eh bien ! ne parlez pas si haut !
Qu’un seul frisson prenne en défaut
Votre incrédulité savante,

Vous sentirez avec stupeur
Que vous avez peur d’avoir peur !…
D’ailleurs vous savez l’épouvante.

Votre effroi, vous l’avouerez bien,
S’est dénoncé par la peinture
Que vous avez faite du mien ;
Oui ! vous partagez ma torture.

Allons ! trêve au raisonnement
Du respect humain qui vous ment,
Et criez à qui vous écoute
L’humilité de votre doute,


Puisque cette peur qui vous mord
Est l’hommage le plus intime
Que vous puissiez rendre à l’abîme
De l’Existence et de la Mort ! »