L’Abîme (Rollinat)/L’Hypocrisie

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 14-18).


L’HYPOCRISIE


Elle est dans l’homme et dans la bête,
Elle est dans tout ce qu’a fait Dieu,
Dans l’air, dans l’onde et dans le feu,
Dans le vent et dans la tempête.

Mais c’est surtout dans l’âme humaine,
Où l’intérêt en a besoin,
Qu’elle se déguise avec soin,
Agit, manœuvre et se promène.


Le chemin de notre mystère
Est sillonné par ses trajets ;
Tous nos actes, tous nos projets,
Recourent à son ministère.

C’est par ses ruses sans pareilles,
Par ses complots prestigieux
Que les serrures sont des yeux
Et que les murs ont des oreilles.

S’ils pouvaient pénétrer ses charmes,
Plus d’un mort et plus d’un vivant
Verraient la gueuse bien souvent
Ricaner derrière ses larmes.

Elle est tout miel, velours et soie,
Quand elle se penche vers nous :
Comme un serpent qui serait doux
Avant d’envelopper sa proie.


Le mensonge expert lui procure
L’air tranquille, amer ou joyeux,
Toutes les lueurs pour ses yeux,
Tous les masques pour sa figure.

Et ses paroles toujours feintes
Ont l’odeur de la vérité :
Tant d’amour et de charité
Éclate sur ses lèvres peintes !

Est-il sûr qu’avec sa science
Elle n’excuse pas nos torts,
Et ne fasse pas du remords
Le pantin de la conscience ?

Quand elle joue à la tendresse
Elle ouate ses rampements
Et met de l’huile à tous moments
Sur les ressorts de son adresse.


Elle se juge, se critique
Et s’exerce à la fausseté
Pour avoir l’œil plus aimanté
Et le geste plus magnétique.

Si, par hasard, son imposture
A des maintiens rudes et froids,
Elle rattrape avec sa voix
Ce qu’elle perd dans sa posture.

Elle façonne la souffrance,
Et maintes fois elle assouplit
La fatuité de l’oubli
Et l’orgueil de l’indifférence.

C’est la sournoise conseillère
De toutes les religions :
Elle étend ses contagions
Aux deux genoux de la prière.


Il n’est pas jusqu’à la tristesse
Qu’elle ne fréquente en secret,
Car tout l’homme est le cabaret
De cette astucieuse hôtesse.

Multipliant sa flatterie,
Diversifiant sa douceur,
Elle en épaissit la noirceur,
Elle en creuse la fourberie,

Et, tôt ou tard, sa patience,
D’un coup de clef sur et vainqueur
Peut ouvrir la porte d’un cœur
Cadenassé de méfiance.