L’Abîme (Rollinat)/Le Pressentiment

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 71-75).


LE PRESSENTIMENT


Dans ses heures de rêve et de réalité,
Que la douleur l’épargne ou s’acharne à sa piste,
Tout homme conscient reçoit à l’improviste
Un avertissement de la Fatalité.

La flèche de l’amour et le dard de la crainte
Sont encore moins prompts à se planter en nous
Que ce chuchotement qui perce nos dessous
Et parcourt d’un seul trait tout notre labyrinthe.


Ouvert à tous les plans que le Destin ourdit,
Il présage l’effet dont il connaît la cause,
En laissant à l’esprit une attente morose
Et le doute inquiet sur l’accident prédit.

Comme un tourbillon noir dans les campagnes blêmes
Galvanise l’eau morte et fouille la forêt,
Ainsi l’inattendu de cet avis secret
Nous ébranle et nous scrute au plus creux de nous-mêmes.

Cette voix sans parole et ce toucher sans main
Qui résonne dans l’âme et cogne à la pensée ;
Cette annonce du sort si brusquement lancée ;
Ce frisson d’aujourd’hui qui signale demain,

C’est le Pressentiment ! Chez le plus insensible
Il jette son Prends garde ou son Réjouis-toi !
Écho vague et précis, reflet ardent et froid
Du bonheur arrivable ou du malheur possible.


Il use quelquefois sa pénétration
À ce métal humain qu’on appelle un avare,
Et s’émousse aux cœurs plats sans boussole ni phare
Qui flottent sur l’égout de la Sensation.

Mais chez l’homme où l’ennui fait grouiller ses cloportes
Et dont la volonté s’exerce en frissonnant,
Il entre à la façon d’un mauvais revenant
Qui traverse les murs, les vitres et les portes.

Le criminel pensant, l’amant pronostiqueur,
Les suppôts angoisseux du mauvais et du pire,
Ceux que le soliloque astreint à son empire,
Ceux ne pouvant dompter les battements du cœur,

Tous ceux-là renfermés et seuls à se connaître,
Ont parfois la pâleur des morts en écoutant
Le sifflet vipérin, sournois, intermittent
D’un pressentiment noir qui rampe dans leur être.


Tous nos maux à venir, tous nos futurs tourments,
Abeilles du malheur dont nous serons la ruche,
La maladie en marche, imminente, et l’embûche
De l’homme, de la bête et des quatre éléments,

L’amour vil devenant la luxure collante,
Espèce de remous berceur et scélérat,
Qui nous prendra tout l’être et dont on sentira
Le pivotement flasque et la succion lente ;

Avec son rire fixe et sa plainte à ressort,
Bicêtre nous donnant l’insanité tragique ;
Et par le simple effet d’un sommeil léthargique
Notre inhumation précédant notre mort ;

Le guet-apens soudain comme un coup de tonnerre,
Où, dans l’affreux recul de l’épouvantement,
On se verra trahi jusqu’à l’égorgement
Par celle qu’on adore et celui qu’on vénère ;


Et puis, dans un lointain vitreux comme un carreau,
Le vertige assassin nous montant à la tête,
Et nous laissant crouler avec des cris de bête,
Des ongles du remords au panier du bourreau ;

Voilà ce qu’à travers nos projets et nos actes,
L’effrayant messager intime aux plus têtus :
Mane, Thecel, Pharès de nos rares vertus,
Supplice anticipé de nos vices compactes.

Hélas ! plus nous savons combien ce monde est vain,
Plus notre illusion se fane et se débrode,
Plus la rouille du temps nous mange et nous corrode,
Plus nous prêtons l’oreille au terrible devin.

Et toujours, et partout, quand l’horreur et le drame
Méditent contre nous un sombre événement,
Nous sommes lancinés par le pressentiment :
Moucheron du destin qui bourdonne dans l’âme.