L’Abîme (Rollinat)/Le Pistolet

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 174-175).


LE PISTOLET


« Dis donc ! tu réfléchis beaucoup ?…
Car, enfin, tu n’aurais qu’à brûler ta cartouche
Quelle perplexité pour t’envoyer le coup
Dans une tempe ou dans la bouche !

J’attends que ton doigt se décide ;
Je te tuerai net. Foi de revolver !
Allons, et que la fin de ce jour gris d’hiver
Avec la tienne coïncide !


Veux-tu que je te dise, hein ! raisonneur pervers ?
Jusqu’en ton désespoir, la prudence réside ;
Elle reste à l’endroit sous ta face à l’envers,
Et la preuve qu’elle est absolument lucide,
C’est que tu trembles comme un ver.
Quand l’homme veut tomber roide, le crâne ouvert,
Il faut qu’à son dessein la démence préside ;
Mais, crois-moi, pour l’instant, tes accès sont trop verts,
Pas encore assez mûrs pour le Vrai Suicide ;
Tu ferais mieux d’aller me rependre en travers,
Sur la muraille où je m’oxyde.
Tu sais bien tramer ton trépas ;
Quant à le perpétrer, non pas.
Ton ennui tourne autour, ta détresse le frôle,
Mais tu le réduis aux apprêts.
Si je te vois jamais te supprimer exprès,
En vérité, ce sera drôle !

Ne me décroche de mon clou
Que le jour où tu seras fou.
D’ici là rempoigne ton vice ;
Je suis toujours à ton service. »