L’Abîme (Rollinat)/La Vision du péché

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 189-195).


LA VISION DU PÉCHÉ


C’est par un de ces soirs plombés de canicule
Et pourris par les choléras,
Quand le trépas furtif alertement circule
Et change en suaire les draps.

Au fond d’un réduit morne à hideuse lucarne,
Où se mire une lune en sang,
Une femme très pâle, en qui la peur s’incarne,
Ébauche un sommeil frémissant.


Et pourtant la nocturne et bonne léthargie
Serait bien due à ce destin
Dont le deuil fait son glas, la douleur son orgie
Et l’épouvante son festin.

D’où vient donc son sommeil qui s’obstine à reprendre
La trame qu’il ne peut ourdir,
Qui gît sans s’allonger, bâille sans se détendre,
Et n’arrive qu’à s’engourdir ?

Pourquoi donc sa pâleur qui s’enfièvre et qui sue ?
C’est que, sur elle, par en bas
Va se multipliant le cloporte-sangsue,
Le plus faux des insectes bas

Qui salit de son nom celui qui le prononce,
Le monstre vil haï partout,
Plat, ligneux et carré dont l’aspect vous enfonce
Le coup de couteau du dégoût !


Sortis à flots muets des bois du lit, des plâtres,
Les parasites sont venus ;
Ils plaquent leurs mouvants et sinueux emplâtres
Sur le cuir chaud des membres nus.

Exsangue est le butin, mais dru le troupeau louche
Qui machine sa succion,
Attentif à glisser sur ses jambes de mouche
Et serrant sa précaution.

Quand il a déposé des germes et des lentes
Au plus creux des coins incisés,
Il se remet hâtif à des attaques lentes,
À des labeurs temporisés.

Pieds, jambes et genoux, les cuisses et les aines
Il a bu, tari tout cela ;
Il attarde sa ruse aux piqûres obscènes.
Ah ! si même il s’arrêtait là !


Hélas ! le torse est pris par la cohue immonde :
Il avance, le tas vainqueur !
Il fouille la poitrine, et l’on dirait qu’il sonde
Pour trouver la place du cœur.

… La lune imite alors la gigantesque face
D’un grand Jésus décapité,
Spectre compatissant qui tremble et qui s’efface
Dans le mirage ensanglanté…

Soudain sous la lucarne où le feu rouge empire
Et plus funeste se rabat,
La blême nudité dans son maillot vampire
Se lève à moitié du grabat…

Oh ! le réveil tordu de ces deux mains jalouses
Qui se battent pour massacrer !…
Mais l’ennemi têtu reforme ses ventouses,
Et recommence à dévorer.


Et toujours plus sagace et plus fourbe est le chancre,
Et plus fourni son grouillement
Qui moutonne et bruit, qui s’active, qui s’ancre
Et renaît de l’écrasement.

Et puis, dans l’air figé, de cette boucherie,
De ce carnage de venin,
Sort chargé de noirceur et de cafarderie
Un relent mortel et bénin,

Une senteur compacte et cependant qui monte,
Un miasme aigu sans strideur,
Causant à la martyre une ivresse de honte
Par sa capiteuse fadeur.

À présent sur ce crâne où les cheveux surgissent
Voici ramper, vague et sournois,
Le vent de la folie en souffles qui vagissent
Et qui grincent tout à la fois


Et lentement, l’horreur achève la débâcle
De cette flottante raison ;
Accroupie, elle rit pendant qu’elle se racle
Avec un air de pâmoison.

Et les bêtes s’en vont ; chacune est bien repue,
Et si rouge que, maintenant,
Elle semble un caillot qui vit, qui se remue
Et qui se guide en tâtonnant.

À la fin, sur ce corps dont les insectes roides,
Désertent la vacuité,
L’agonie en râlant met ses ténèbres froides,
Et la mort, son éternité.

… Cependant qu’au milieu de la vitre écarlate,
La lune, fumeuse à l’instant,
Et cuivrant sa figure où tout l’enfer éclate
Devient le masque de Satan…


— Le juste vétilleux qui redoute son être
Et guette sa tentation,
Sera peut-être, hélas ! le seul à reconnaître
Que cette atroce vision

Symbolise vraiment le repos de notre âme
Qui, jusqu’à la tombe empêché,
Souffre, lutte et languit dans la démence infâme,
Sous la Vermine du Péché !