L’Abîme (Rollinat)/La Vanité

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 148-153).


LA VANITÉ


Tel trappiste de l’Incroyance
Dépose ainsi devant son cœur
Ce formidable épilogueur
Si pointu dans sa clairvoyance :

« Comme tous mes frères mauvais.
Je tourbillonne vers la tombe
Mais mieux qu’eux je sens que j’y tombe
En songeant toujours que j’y vais.


Je suis cette ébauche terreuse,
Son graduel façonnement,
Et je vois dans chaque moment
La goutte du temps qui la creuse.

Ma vision d’inanité
Ne perçoit plus même l’atome,
Puisque pour moi tout est fantôme
En face de l’éternité.

Je sais que ma pensée avide,
Au bout de son effort géant,
N’a violé que du néant
Et n’a pénétré que du vide.

C’est pourquoi rejetant l’orgueil
Comme un bouclier qui nous leurre,
Je m’avance à ma dernière heure
Revêtu de mon propre deuil.


Mon esprit, ma bête et mon ame
Végètent sur leurs appétits,
Tous les trois désempuantis
Du sortilège de la femme.

inutile corrosion
Du positif et du peut-être,
Ma raison, inapte à connaître,
Conclut à sa dérision ;

Comme une taupe dans la terre
Que l’âge empêche de ronger,
Elle n’a plus qu’à se figer,
Deux fois aveugle en son mystère.

Ma volonté se sent moisir
Dans l’indifférence intentable,
Et j’ai tari le convoitable
En stérilisant mon désir.


Jusqu’au fossé du cimetière,
Le seul vrai but de mon destin,
Je ne m’accorde que l’instinct
Et les besoins de la matière.

Cet ici-bas ne m’étant rien,
Hors des conventions humaines,
J’use mes jours et mes semaines,
Ne produisant ni mal ni bien ;

Je chauffe ma philosophie
À la cendre de mon dégoût,
Si cloisonné d’oubli de tout,
Que je vis derrière ma vie.

Donc, s’en remettant à son sort
Mon individu ne consiste
Qu’à faire ce par quoi j’existe,
C’est-à-dire à n’être pas mort.


Plus d’affection qui m’enchaîne !
Insoucieux de mon lambeau,
Dans l’égoïsme du tombeau,
Je marche, comme un ver se traîne.

Il semblerait qu’en ce chemin
De nihilisme sans mirage,
Je ne sentisse pas l’outrage
Qui m’arrive de l’être humain.

Et pourtant, sachant sa piqûre
Aussi vaine que ma raison,
J’en souffre une démangeaison
D’ennui sourd et de rage obscure.

Dès l’attaque, j’ai pardonné,
Mais j’en garde un oubli complexe,
Moitié certain, moitié perplexe
Et moins tranquille qu’étonné.


D’où vient que la mansuétude
Met une sueur à mon front,
Et qu’ayant supporté l’affront
Il me reste une inquiétude ?

Vieil arbitre, rassure-moi !
Pourquoi ce vague et lent supplice ?
Réponds, vieux chicanier complice,
Étant si mort à tout… Pourquoi ? »

— Eh bien ! dit le Cœur, fais relâche
À ta pompeuse humilité :
C’est encor de la vanité
Que d’avoir souci d’être lâche !