L’Abîme (Rollinat)/La Luxure

L’Abîme. PoésiesG. Charpentier et Cie, éditeurs. (p. 98-104).


LA LUXURE


C’est l’âme du Péché, notre despote intime,
Celle qui fait mentir tout homme également,
Malgré sa maladresse ou son raffinement
Pour tramer une attaque ou consommer un crime.

Amalgame d’extase et de brutalité,
Localisée au ventre encor moins qu’à la tête,
Elle tient à la fois de l’Ange et de la Bête
Et n’est jamais à bout de curiosité.


Ogresse de vertu que l’innocence attire,
Mystique par les os, les fibres et les nerfs,
Rêvant la volupté dans ses songes pervers,
Comme autrefois les Saints ont rêvé le martyre !

Allongeant ses bras nus sans pouvoir rien saisir,
Mangeant sans appétit et buvant sans ivresse,
Elle voudrait toujours inventer la caresse
Et métamorphoser le frisson du plaisir.

Elle nous asservit, nous courbe et nous recourbe,
À part la conscience, elle prend l’homme entier,
Et c’est elle qui fait de l’honneur un métier,
Du cœur un histrion et du langage un fourbe.

Hélas ! pour nous donner le délice animal,
Tout notre esprit chétif arque son impuissance
Comme si dans ce rien qu’on nomme jouissance
Il visait l’inconnu de la Mort et du Mal !


C’est la consolatrice abominable et fausse
De tous les affamés de voir et de sentir,
Et qui voudraient, plutôt que de s’anéantir,
Mêler le cauchemar au sommeil de la fosse.

Comme un sondeur têtu qui passerait ses jours
À plonger dans un gouffre indéfiniment vide,
Ainsi l’acharnement de cette pauvre Avide
Creuse la passion qui s’enfouit toujours.

Maniaque des Sens, Nonne de la matière,
Devant l’impureté sans cesse à deux genoux,
Elle offre au Mauvais Dieu qui n’est pas mort pour nous
Son vénéneux soupir en guise de prière.

La débauche est la sœur de l’ostentation,
Mais qu’elle ait un complice ou reste solitaire,
La Luxure hypocrite est fille du mystère
Et s’accroche en cachette à sa tentation.


Pratiquant sur la peau, de l’orteil à la nuque,
Le labour infécond de ses savants baisers,
Elle garde aux tissus spongieux et rosés
Le fouillement crispé de sa caresse eunuque.

Et seule, avec des mots et des regards tremblés,
Suante et repliée en torsion visqueuse,
Elle évoque longtemps l’introuvable muqueuse
Qui hante ses désirs à jamais incomblés.

Les confessionnaux lui servent de repaire,
Et sous l’ombre des Christs et des Chemins de croix,
Elle suit à travers ses chuchotements froids
La dépravation que son astuce opère.

Son vœu le plus choyé dans ses quintes d’orgueil
Et quand elle a trouvé l’être qui la seconde
Serait de posséder pendant une seconde
L’ubiquité des mains, de la bouche et de l’œil


Pour aspirer d’un trait comme une seule essence
Les charmes de l’aspect et de l’attouchement,
Et pour désaltérer dans un abreuvement
Les innombrables soifs de sa concupiscence.

Quand elle a la jeunesse et l’éclat passager
D’un cuir frais modelant une souple ossature,
Souvent sa vanité nuit à son imposture
Et sa séduction dénonce le danger.

Mais quand elle n’a rien pour lui rendre service,
Plus rien que la vieillesse ou la difformité,
Elle trouve un manteau dans sa caducité
Et sa laideur devient le masque de son vice.

Alors, pour le cœur pur, téméraire et flottant,
Cette vieille à l’œil fixe et froide comme un marbre
Est ce qu’est la vipère errant au pied d’un arbre
Pour l’oiseau hasardeux qui chante en voletant.


Que de luxurieux qui font les bons apôtres ?
Toute virginité cache un mauvais frisson,
Et souvent la candeur n’est qu’un rose hameçon
Devant mieux amorcer la luxure des autres.

Elle joue à son gré le flegme et la stupeur,
Sait ravaler la honte aussi bien que la haine,
Et n’hésite jamais quand son besoin l’entraîne
À marcher sur l’amour, l’avarice et la peur.

Parfois cette barbare, en ses cruautés vaines,
Imagine au milieu de l’ombre et du secret
Un corps adolescent qui se convulserait
En pleurant sur les draps les larmes de ses veines.

Et toujours ce grand sphinx enverminé d’ennui,
Moitié dans un cloaque et moitié dans la nue,
Cherche le cri nouveau sur la bouche inconnue
Et la forme d’hier dans celle d’aujourd’hui.


Mais sa rage, à la fin, languit dans le marasme,
Car elle sent venir la torture et la mort
À travers le vertige affreux de son remord
Qui demeure infini dans le néant du spasme.

Cependant que, rebelle à toute pureté,
La chair souille l’enfant de son murmure infâme,
Et dans les yeux navrés de l’homme et de la femme
Allume son enfer à perpétuité.