L’Abîme (Charles Dickens)/Acte III

Traduction par Judith.
Hachette (p. 138-177).


TROISIÈME ACTE.


DANS LA VALLÉE.


On était alors au milieu du mois de Février, l’hiver était des plus rigoureux et les chemins mauvais pour les voyageurs, si mauvais qu’en arrivant à Strasbourg, Vendale et Obenreizer trouvèrent les meilleurs hôtels absolument vides. Les quelques personnes qu’ils avaient rencontrées en route et qui se rendaient pour affaires dans l’intérieur de la Suisse renonçaient à leur voyage et revenaient sur leurs pas.

Les chemins de fer qui conduisent aujourd’hui les touristes dans ce beau pays étaient encore en ce temps-là pour la plupart inachevés. Les lignes exploitées, semées d’ornières profondes, étaient impraticables, et partout l’hiver avait interrompu les communications. Partout on n’entendait qu’histoires de voyageurs arrêtés en chemin par des accidents dont on exagérait la gravité, sans doute. Cependant, comme la voie de Bâle restait libre, la résolution de Vendale de poursuivre sa route n’en fut nullement troublée. Quant à la résolution d’Obenreizer, elle fut la même que celle de Vendale.

Il se voyait aux abois, désespéré, perdu, il lui fallait à tout prix anéantir la preuve que Vendale portait avec lui, dût-il pour cela anéantir Vendale lui-même !

Menacé d’une ruine certaine, enfermé dans un cercle que l’activité de Vendale resserrait d’heure en heure autour de lui, Obenreizer haïssait son compagnon avec la férocité d’une bête fauve. De tout temps il avait nourri de mauvaises pensées contre le jeune négociant. Était-ce la sourde rancune du paysan contre le gentleman ? Était-ce le contraste de sa nature avec cette nature franche et généreuse ? Était-ce la beauté de Vendale ? Était-ce le bonheur qu’il avait eu de se faire aimer de Marguerite ? Étaient-ce toutes ces causes réunies ensemble ? Il le haïssait, il l’avait haï dès qu’il l’avait vu. À présent, il le regardait comme celui qui le conduisait à sa perte. Et cette pensée redoublait la fureur de sa haine.

Vendale, au contraire, qui, si souvent, avait lutté contre lui-même pour se défendre de cette instinctive et vague méfiance qu’Obenreizer lui avait inspirée si longtemps, se regardait à présent comme obligé d’effacer de son esprit jusqu’à la trace de ce sentiment involontaire. Il se disait qu’Obenreizer était le tuteur de Marguerite, qu’il vivait avec lui désormais dans les termes d’une amitié véritable, que c’était lui qui, de son plein gré, avait voulu être son compagnon de route sans avoir aucun motif intéressé à partager les fatigues et les dangers d’un tel voyage…

À toutes ces raisons, qui plaidaient si fortement en faveur d’Obenreizer, le hasard vint en ajouter une autre, lorsqu’ils arrivèrent à Bâle, après un trajet deux fois plus long que de coutume.

Ils avaient fini de dîner fort tard, et ils étaient seuls dans une chambre d’auberge. Le Rhin coulait au pied de la maison, profond, rapide, bruyant, grossi par les neiges. Vendale était nonchalamment étendu sur un canapé. Obenreizer marchait de long en large, s’arrêtait par moment devant la fenêtre, regardait, dans les eaux noires, le reflet tortueux des feux de la ville et peut-être se disait-il :

— Si je pouvais l’y jeter !

Puis il reprenait sa promenade à travers la chambre, les yeux baissés.

— Où le volerai-je, si je le peux ?… Où le tuerai-je, s’il le faut ?…

Et le fleuve roulait, roulait, semblant répéter ces paroles comme un refrain de mort, dont le bruit devint si distinct aux oreilles du Suisse qu’il s’arrêta brusquement encore une fois, pensant qu’il ferait mieux de se parler à lui-même de toute autre chose.

— Où le volerai-je, si je le peux ?… Où le tuerai-je, s’il le faut ?…

Obenreizer changea tout à coup de refrain.

— Le Rhin mugit ce soir, — dit-il en songeant, — comme la vieille cascade de chez nous. Je vous ai déjà parlé de cette cascade que ma mère montrait aux voyageurs. Le bruit en changeait selon le temps qu’il faisait, ainsi que celui de toutes les chutes d’eau et de toutes les eaux courantes. Lorsque je devins apprenti chez l’horloger, ce murmure, je me le rappelle, me poursuivait encore et semblait me dire : « Qui es-tu, petit malheureux ? Pauvre petit infortuné, qui es-tu ? » D’autres fois, lorsque le bruit devenait plus sourd et annonçait un orage près d’éclater, je croyais entendre ces mots : « Boum ! boum ! battez-le ! battez-le ! » C’est ce que criait ma mère quand elle se mettait en colère contre moi… si tant est qu’elle fût ma mère !…

— Si tant est… — répliqua Vendale, qui changea brusquement de posture, — si tant est qu’elle fût votre mère !… Pourquoi dites-vous cela ?

— Que sais-je ? — répéta Obenreizer avec un geste d’indifférence ; — que puis-je vous dire ?… ma naissance est si obscure. Par exemple, j’étais encore très-jeune, un petit enfant, que tout le reste de ma famille, hommes et femmes, étaient presque vieux. Tout est donc possible à croire…

— Avez-vous jamais douté ?…

— Je vous ai déjà dit, une fois, que je doutais de mon père et de ma mère, — répliqua le Suisse. — Mais enfin, je suis de ce monde, n’est-il pas vrai ? Je fais partie de la création, et si je ne suis point issu d’une bonne famille, qu’importe !

— En vérité, êtes-vous bien Suisse ? — lui demanda Vendale, qui ne le quittait plus des yeux.

— Et comment le saurais-je ? — fit Obenreizer, en s’arrêtant brusquement.

Il jeta par-dessus l’épaule un regard indéfinissable à son compagnon.

— Si l’on vous demandait : Êtes-vous Anglais ? Comment pourriez-vous répondre ?… Comment le savez-vous ?

— Par ce qui m’a été dit depuis mon enfance.

— Oh ! de cette façon, je suis aussi éclairé sur moi que vous-même.

— Et puis, — ajouta Vendale, suivant sa pensée, — par mes premiers souvenirs.

— Moi aussi ; j’en sais donc autant sur Obenreizer que vous en savez sur Vendale… si cela s’appelle savoir.

— Vous n’êtes donc pas content de ce que vous savez, et tout cela ne vous suffit point ?

— Il faut bien que cela me suffise et que je sois content. Quand on a dit : « il faut », on a tout dit sur notre petite terre. Deux mots bien courts mais plus forts que tous les raisonnements et que toutes les phrases !

— Vous êtes né dans la même année que ce pauvre Wilding, vous étiez du même âge, — dit Vendale, en le regardant encore d’un air pensif, tandis qu’Obenreizer recommençait à marcher dans l’appartement.

— Oui, du même âge.

Obenreizer était-il donc celui que Wilding avait cherché ? Dans cette théorie sur l’étroitesse du monde, qui revenait sans cesse sur ses lèvres, n’y avait-il pas un sens plus subtil qu’il n’en avait l’air ?

Cette lettre de Suisse qui le recommandait à la maison Wilding et Co., n’avait-elle suivi de si près la révélation de Madame Goldstraw que parce que l’enfant, victime de l’erreur et de l’injustice, allait paraître ? Que de profondeurs dans cette vie qui restaient insondables ! Quoi de plus curieux aussi que le hasard ou l’enchaînement de sentiments et de devoirs qui avait établi entre Obenreizer et Vendale une cordialité croissante de rapports, une intimité assez grande pour les amener là, tous deux par cette nuit d’hiver, s’acheminant ensemble au même lieu, au même but.

Les pensées de Vendale, éveillées sur cet objet, se perdaient dans l’espace, tandis que ses yeux suivaient toujours Obenreizer qui ne cessait point sa promenade. Et le fleuve roulait, roulait, et poursuivait sa psalmodie funèbre.

— Où le volerai-je, si je le puis ?… Où le tuerai-je, s’il le faut ?…

Le secret de Wilding ne courait aucun danger sur les lèvres de Vendale. Mais celui-ci songeait que c’était sous le poids même de ce secret que Wilding était mort ; il sentait, lui aussi, le poids redoutable dont il avait hérité. Et cependant le fardeau lui semblait maintenant un peu moins lourd, et l’obligation de suivre la trace cherchée, quelqu’obscure qu’elle fût, moins pénible. Quoi ! ne serait-il pas bien heureux qu’Obenreizer fût le véritable Walter Wilding.

Eh non ! Bien qu’à force de raisonnements et de combats, il eût à peu près vaincu la défiance que lui inspirait cet homme, il ne pouvait souhaiter de le voir prendre la place de l’ami qui n’était plus. Un tel associé à lui, qui était si franc, si simple, si dénué d’artifice !… Et puis, voudrait-il qu’Obenreizer devînt riche ?… Non. Obenreizer avait assez de pouvoir déjà sur Marguerite sans que la richesse vînt l’augmenter encore. Voudrait-il que cet homme fût le tuteur de Marguerite, alors qu’il lui serait prouvé qu’il n’était point son parent ? Non !… non !…

Et cependant ses propres répugnances, ses propres désirs ne devaient point prévaloir et se placer entre lui et la fidélité qu’il devait à un mort.

Aussitôt, comme pour se bien prouver à lui-même que ces pensées, qu’il regardait comme mauvaises, ne le retiendraient point et que ces impressions passagères ne sauraient même le refroidir dans l’accomplissement d’un devoir sacré, il se mit à réfléchir au moyen d’éclaircir ses doutes au plus vite. Il suivit, d’un regard plus ouvert et plus doux, les mouvements de son compagnon dans la chambre. Ne le croyait-il pas alors occupé à méditer tristement sur sa naissance ?

Qui lui aurait dit qu’Obenreizer songeait alors à un autre homme, que cet autre c’était lui, et qu’il songeait à l’assassiner ?

La route de Bâle à Neufchâtel n’était point en aussi mauvais état qu’on l’avait dit dans la ville. Les dernières gelées l’avaient un peu rétablie. Des guides étaient arrivés ce soir-là sur des chevaux et sur des mules et n’avaient point parlé de difficultés trop grandes à surmonter. Beaucoup de patience, et l’on pouvait arriver à grand renfort de roues et de coups de fouet. Vendale eut bientôt conclu le marché. Une voiture devait, le lendemain, venir prendre les voyageurs qui partiraient avant le jour.

— Fermez-vous votre porte au verrou, la nuit, quand vous voyagez ? — demanda Obenreizer, avant de gagner sa chambre.

— Jamais, — dit le jeune homme en riant, — J’ai le sommeil trop dur.

— Vous avez le sommeil dur, — répéta Obenreizer en le regardant avec admiration. — Voilà un bienfait du ciel.

— Ce n’en serait pas un pour le reste de la maison s’il fallait que demain matin on m’éveillât à grands coups frappés dans la porte.

— Moi aussi, je laisse ma porte ouverte, mais je veux vous donner un bon conseil, en ma qualité de Suisse qui connaît son pays ; quand vous voyagerez chez nous, mettez toujours vos papiers… et votre argent naturellement… sous votre oreiller.

— Vous faites là un singulier éloge de vos compatriotes.

— Mes compatriotes ! — fit Obenreizer en lui pressant doucement les coudes, — ils sont semblables à la majorité des hommes… Et la majorité des hommes ne manque jamais de prendre à autrui ce qu’elle peut lui prendre. Adieu. Demain à quatre heures.

— À quatre heures, bonsoir !

Resté seul, Vendale rapprocha les bûches, les couvrit de la cendre blanche du bois de sapin répandue dans le foyer, et s’assit, la tête dans ses mains, pour rassembler ses pensées. Mais elles continuaient à courir dans l’espace et le grondement du fleuve les agitait encore. Tandis que le jeune homme essayait de réfléchir, la disposition au sommeil, qui le gagnait auparavant, le quitta. Il lui parut qu’il ferait bien de ne pas se coucher encore, et il demeura près du feu.

Marguerite, Wilding, Obenreizer, passaient devant ses yeux, avec mille visions, mille espérances nouvelles.

Tous ces rêves prirent possession de son esprit et il ne sentit plus le besoin du repos. Le sommeil s’éloignait de lui. Sa bougie se consuma, la lumière s’éteignit, mais la lueur du feu suffisait à éclairer la chambre. Vendale changea de posture, appuya son bras sur le dos de sa chaise, son menton sur sa main, et demeura là, méditant toujours.

Il était assis entre le lit et le foyer. La flamme vacillait, agitée par le vent du fleuve, et l’ombre du jeune homme démesurément agrandie se jouait auprès du lit sur la muraille blanche. Cette ombre, à l’air affligé, semblait se pencher sur la couchette dans une attitude suppliante. Cependant Vendale se sentit tout ému. Une vision désobligeante traversa la chambre, il crut voir là-bas, non plus son ombre, mais celle de Wilding qui s’agitait. Aussi changea-t-il de place, l’ombre disparut, et la muraille s’évanouit. Le jeune homme avait fait reculer sa chaise dans un petit renfoncement près de la cheminée ; la porte se trouvait devant lui. Cette porte se trouvait munie d’un grand et long loquet de fer.

Tout à coup, il vit ce loquet se soulever doucement, la porte s’entr’ouvrir et se refermer comme d’elle-même, et comme si ce n’était que le vent qui l’eût fait mouvoir. Cependant le loquet demeurait hors de l’anneau. La porte se rouvrit lentement, jusqu’à ce que l’ouverture fût assez grande pour donner passage à un homme, après quoi le ballant demeura immobile comme si une main vigoureuse le retenait à l’extérieur, une forme humaine apparut le visage tourné vers le lit. L’homme se tint debout sur le seuil, puis, à voix basse, et faisant un pas en avant :

— Vendale ! — dit-il.

— Qu’y a-t-il donc ? — s’écria Vendale, qui se trouva debout. — Qui est là ?

C’était Obenreizer. Il laissa échapper un cri de surprise, en voyant le jeune homme venir à lui du côté de la cheminée.

— Vous n’êtes pas au lit ? — fit-il.

Et malgré lui il fit tomber lourdement ses deux mains sur les épaules de Vendale, comme s’il songeait encore à entrer en lutte avec lui.

— Alors c’est qu’il y a quelque malheur.

— Que voulez-vous dire ? — fit Vendale en se dégageant vivement.

— D’abord, n’êtes-vous point malade ?

— Malade ?… non.

— Je venais de faire un mauvais rêve à propos de vous. Comment se fait-il que je vous trouve debout et habillé ?

— Mon cher ami, je pourrais aussi bien vous faire la même question, — répondit Vendale.

— Je vous ai dit que je venais de faire un mauvais rêve dont vous étiez l’objet. J’ai essayé, après cet assaut, de m’endormir. Impossible. Je n’ai pu me résoudre à demeurer dans ma chambre sans m’être assuré qu’il ne vous était rien arrivé, et pourtant je ne voulais pas, non plus, entrer dans votre chambre. Pendant quelques instants, j’ai hésité devant la porte. J’avais peur de vos railleries. C’est chose si facile que de rire d’un rêve que l’on n’a point fait… Où est votre bougie ?

— Consumée.

— J’en ai une tout entière dans ma chambre. Faut il aller la chercher ?

— Mais oui, je le veux bien.

La chambre d’Obenreizer était voisine de celle de Vendale. Il ne s’absenta qu’un moment, et revint avec la bougie à la main. Son premier soin fut de se mettre à genoux devant l’âtre et de souffler de tous ses poumons sur les charbons presque éteints. Vendale, qui le regardait, vit que ses lèvres étaient blêmes.

— Oui, — dit Obenreizer en se relevant, — c’était un mauvais rêve. Vous devez voir sur mon visage l’impression qu’il m’a laissée.

Ses pieds étaient nus, sa chemise de flanelle ouverte sur sa poitrine, ses manches relevées jusqu’au coude. Il n’avait d’autre vêtement qu’un caleçon trop juste pour lui. Son corps, serré dans cette gaine, avait un air de souplesse sauvage. Si ses lèvres étaient pâles, ses yeux brillaient d’un feu étrange.

— S’il y avait eu ici quelque lutte à soutenir avec un voleur, ainsi que me le disait mon rêve, — fit-il, — vous voyez que j’étais tout prêt.

— Et même armé, — dit Vendale, en lui indiquant du doigt sa ceinture.

— Un poignard de voyage que j’emporte toujours en route avec moi, — répliqua le Suisse d’un air insouciant en tirant à moitié le poignard de son fourreau. — Est-ce que vous n’avez pas aussi sur vous de quoi vous défendre ?

— Rien du tout.

— Pas de pistolets ? — demanda Obenreizer en jetant un regard sur la table, et de là vers le lit, sur l’oreiller.

— Pas de pistolets.

— Vous autres Anglais, vous êtes si confiants !… Désirez-vous dormir ?

— Je l’aurais bien désiré, et depuis longtemps, mais je n’ai pu.

— Je ne le pourrais, non plus, après ce maudit rêve. Mon feu s’est consumé comme votre bougie. Puis-je venir m’installer auprès du vôtre ? Deux heures ! Il sera si vite quatre heures que ce n’est pas la peine de se mettre au lit.

— Pour moi, — dit Vendale, — je ne me coucherai pas. Faites-moi compagnie et soyez le bienvenu.

Après être retourné dans sa chambre pour s’y vêtir, Obenreizer reparut enveloppé dans une sorte de caban, et chaussé de pantoufles. Les deux jeunes gens prirent place, de chaque côté du foyer. Vendale avait ravivé le feu. Obenreizer mit sur sa table une bouteille et un verre.

— J’ai bien peur que ce ne soit d’abominable eau-de-vie de cabaret, — dit-il en versant dans le verre ; — je l’ai achetée sur la route, et certes, elle n’a rien de commun avec le cognac du Carrefour des Éclopés. Mais votre provision est épuisée. Tant pis ! Une froide nuit, un pays froid, une froide maison ! L’eau-de-vie fait du bien et ranime. Enfin, celle-ci vaut peut-être mieux que rien. Goûtez-la.

Vendale prit le verre et obéit.

— Comment la trouvez-vous ? — dit Obenreizer.

— Un arrière-goût âcre et brutal, — dit-il, en rendant le verre et en frissonnant. — Elle ne me plaît pas.

— Vous avez raison, — fit Obenreizer, ayant l’air de la goûter à son tour et faisant claquer ses lèvres. — Quel arrière-goût ! Brrr… Elle brûle pourtant.

Il venait, en effet, de jeter au feu ce qui restait dans le verre.

Les deux compagnons mirent leurs coudes sur la table, leurs têtes dans leurs mains, et, ainsi placés, regardèrent la flamme. Obenreizer était pensif et calme ; mais Vendale, après plusieurs tressaillements et soubresauts nerveux, se dressa tout à coup sur ses pieds, regarda autour de lui d’un air égaré, et retomba sur sa chaise, en proie à une étrange confusion de rêves.

Il avait enfermé ses papiers dans un portefeuille et le tenait dans la poche de poitrine de son habit qu’il avait boutonné jusqu’au menton. Pourquoi, dans cette sorte de léthargie où il était plongé, la pensée de ces papiers le tourmentait-elle ? « Sors de ton rêve, » lui disait une voix intérieure. Il ne le pouvait. Ce rêve l’avait transporté dans les steppes de la Russie, et il s’y voyait avec Marguerite ; mais en même temps, la sensation d’une main qui se promenait sur sa poitrine, et qui effleurait les contours du portefeuille, cette sensation insupportable se présentait nette et claire à son esprit engourdi. Son rêve le conduisit en pleine mer, dans un bateau qui n’avait pas de pont. Il n’avait pour tout vêtement qu’un vieux lambeau de voile, ayant perdu ses habits. Point d’habits. Et pourtant si, il en avait un, car la main, la main furtive et rapide, en sondait toutes les poches. La même voix intérieure avertissait Vendale de s’arracher à sa torpeur. Impossible en ce moment. Son rêve le changea de lieu encore une fois. Il se vit dans la vieille cave du Carrefour des Éclopés. Le lit, ce même lit qui meublait la chambre de l’auberge de Bâle, avait été transporté dans cette cave où Wilding lui apparut. Wilding, ce pauvre ami, n’était point mort, et Vendale ne s’en trouvait pas surpris. Wilding le secouait par le bras et lui disait : « Regardez cet homme ! Ne voyez-vous pas qu’il s’est levé et qu’il s’approche du lit pour retourner l’oreiller ? Pourquoi retourne-t-il cet oreiller, si ce n’est pour y chercher les papiers que vous portez dans votre poche ? Éveillez-vous. » Et pourtant Vendale dormait toujours et se perdait dans de nouveaux rêves.

Attentif et calme, le coude toujours appuyé sur la table, son compagnon lui dit :

— Éveillez-vous, Vendale. On nous appelle. Il est quatre heures.

Vendale, en ouvrant les yeux, aperçut le visage nuageux d’Obenreizer penché sur le sien.

— Vous avez eu un sommeil bien lourd, — dit le Suisse, — c’est la fatigue du voyage et le froid.

— Je suis tout à fait éveillé maintenant, — s’écria Vendale en sautant sur ses pieds ; mais il sentit que ses jambes fléchissaient. — Et vous, n’avez-vous pas du tout dormi ?

— Je me suis assoupi peut-être ; cependant il me semble que je n’ai point cessé de regarder le feu. Allons ! bon gré, mal gré, il faut nous lever, déjeuner, et partir. Quatre heures, Vendale, quatre heures passées !

Ces derniers mots, Obenreizer les lui cria de toute sa force pour achever de l’éveiller, car Vendale retombait déjà dans sa somnolence invincible. Tout en faisant les préparatifs de cette journée de voyage, tout en déjeunant, il semblait dormir encore. À la fin de ce jour, il n’avait point d’autres impressions de voyage que celles d’un froid rigoureux, du tintement des grelots des chevaux qui glissaient entre de maussades collines et des bois déserts. Çà et là, quelques stations où l’on s’arrêtait pour manger ou boire ; on entrait dans ces maisons borgnes ; on traversait d’abord l’étable pour arriver à la salle destinée aux voyageurs ; Vendale se laissait conduire machinalement, il ne se souvenait de rien, sinon d’avoir vu Obenreizer toujours pensif à ses côtés.

Lorsqu’enfin il secoua cette léthargie insupportable, Obenreizer n’était plus là. La voiture s’était arrêtée devant une nouvelle auberge, auprès d’une file de haquets chargés de tonneaux de vin et traînés par des chevaux harnachés de colliers bleus. Ce convoi semblait venir du point où se rendaient nos voyageurs. Obenreizer, non plus pensif, mais, tout au contraire, joyeux et alerte, causait avec les voituriers. Vendale s’étira longuement, son sang tout à coup circula mieux ; le reste de son engourdissement se dissipa après quelques pas qu’il fit au grand air, sous cette bise fortifiante… Pendant ce temps-là, la file des haquets se mit en marche. Les voituriers saluaient Obenreizer en passant.

— Quelles sont ces gens ? — demanda Vendale.

— Ce sont nos voituriers ; ceux de Defresnier et Cie. Ce sont nos fûts ! C’est notre vin !

Il se mit à fredonner une chanson et alluma un cigare.

— J’ai été pour vous une triste société aujourd’hui, — fit Vendale, — je ne m’explique point ce qui m’est arrivé.

— Vous n’avez pas dormi la nuit dernière, — fit Obenreizer, — et sous un tel froid, quand on a été privé de sommeil, le cerveau se congestionne aisément. J’ai souvent été témoin de ce phénomène… En somme, je crois que nous aurons fait ce voyage pour rien.

— Comment, pour rien ?

— Les gens que nous allons chercher sont à Milan. Vous savez que nous avons deux maisons, l’une de vins, à Neufchâtel, l’autre à Milan, pour le commerce des soieries. Eh bien, la soie étant, en ce moment, bien plus demandée que les vins, Defresnier a été mandé en Italie. Rolland, son associe, est tombé malade, depuis son départ, et les médecins ne lui permettent de recevoir aucune visite. Vous trouverez à Neufchâtel une lettre qui vous attend pour vous apprendre tout ceci. Je tiens ces détails de notre principal voiturier avec qui vous m’avez vu causer. Il a été surpris de vous voir, et m’a dit qu’il avait mission de vous avertir, s’il vous rencontrait. Que voulez-vous faire ? Retournons-nous sur nos pas ?

— Point du tout, nous continuons notre route.

— Nous continuons…

— Mais oui, à travers les Alpes jusqu’à Milan.

Obenreizer cessa de fumer pour regarder Vendale, il regarda les pierres du chemin à ses pieds.

— J’ai la responsabilité d’une chose très sérieuse, — dit-il. — Plusieurs de ces modèles de quittances imprimées ont été soustraits dans la caisse de Defresnier et Cie., ils peuvent servir à un terrible usage. On me supplie de ne point perdre de temps pour aider la maison à s’assurer du voleur ; rien ne me ferait revenir en arrière.

— Vrai ? — s’écria Obenreizer, ôtant son cigare de sa bouche pour y dessiner plus aisément un sourire, et, tendant la main à son compagnon : — Eh bien ! rien ne me fera retourner en arrière, moi non plus. Allons ! guide, dépêchons !

Ils voyagèrent de nuit. Il était tombé beaucoup de neige ; elle était en partie glacée ; ils n’allaient guère plus vite que des piétons. C’étaient sans cesse de nouvelles stations pour laisser reposer les chevaux épuisés qui se débattaient dans la neige ou dans la boue. Une heure après le lever du jour, on faisait halte à la porte d’une auberge de Neufchâtel, ayant mis vingt-huit heures à parcourir quatre-vingt milles Anglais environ.

Dès qu’ils se furent lavés et restaurés quelque peu, nos deux voyageurs se rendirent ensemble à la maison de Defresnier et Cie. Là, ils trouvèrent la lettre annoncée par le voiturier, renfermant les modèles d’écriture qui devaient servir à faire reconnaître le faussaire. La détermination de Vendale de pousser en avant sans se reposer était déjà prise. La seule difficulté, maintenant, était de savoir par quel passage on pourrait traverser les Alpes.

Il y en a deux, l’un par le Simplon, l’autre par le St. Gothard ; et sur l’un et l’autre, les guides et les conducteurs de mules émettaient des avis bien différents. Les deux passages se trouvent à une trop grande distance pour que l’on pût penser à les essayer successivement ; il fallait choisir. Les voyageurs, au reste, savaient bien que la neige qui tombait, pouvait, en quelques heures, changer toutes les conditions actuelles du voyage, encore que les guides n’eussent point commis d’erreur à ce sujet. Au demeurant, le Simplon paraissait être celle des deux routes qui inspirait le plus de confiance ; Vendale se décida donc pour le Simplon. Obenreizer n’avait pris que peu de part à la querelle, il n’avait presque point parlé.

On traversa Genève, Lausanne ; on suivit les bords du Léman, puis les vallées tortueuses entre les pics, et toute la vallée du Rhône. Le bruit des roues de la voiture, pendant la nuit, ressemblait à celui d’une grande horloge indiquant les heures. Aucune altération nouvelle du temps ne vint déranger cette marche pénible ; il faisait un froid cruel. La chaîne des Alpes se reflétait dans un ciel jaunâtre ; les cimes étaient éblouissantes, et la neige, couvrant les hautes montagnes et les collines au bord des lacs et des torrents, ternissait par contraste la pureté des eaux. Les villages sortant de cette vapeur blanche, prenaient une mine sale et décolorée. Cependant la neige ne tombait plus, il n’y en avait pas sur la route. Les deux jeunes gens, traversant ce froid brouillard, cheminaient, les habits et les cheveux couverts de glaçons. Et sans cesse, jour et nuit, la voiture roulait.

L’un d’eux croyait entendre le bruit des roues qui lui disait, à peu près comme naguère, à Bâle, le murmure du Rhin :

— Le temps de le voler vivant est passé, il faut que je le tue !

Ils arrivèrent enfin à la pauvre petite ville de Brieg, au pied du Simplon. La nuit était venue, et cependant ils pouvaient encore voir combien l’œuvre de l’homme et l’homme lui-même sont petits en présence de ces grandes horreurs et de ces grandes beautés des montagnes. Là, il fallut passer la nuit ; ils y trouvèrent au moins un bon feu, un dîner, du vin, et les disputes avec les guides recommencèrent. Aucune créature humaine n’avait franchi la passe depuis quatre jours : la neige était trop molle pour porter les voitures, elle n’était pas assez dure pour le traîneau. En outre, le ciel était gonflé, et cette neige maudite n’étant point tombée depuis quelque temps, on savait bien qu’il fallait à la fin qu’elle tombât. Dans ces circonstances, le voyage ne pouvait être entrepris qu’à dos de mulets ou à pied ; mais il fallait alors payer les guides comme en cas de danger, et cela également s’ils réussissaient à mener le voyageur au bout du passage, ou, si, chemin faisant ils jugeaient que le péril était trop grand et qu’il fallait revenir en arrière.

Cette fois encore, Obenreizer ne prit aucune part à la discussion. Il fumait silencieusement au coin du feu, jusqu’à ce qu’enfin Vendale eût congédié les disputeurs et lui demandât son avis.

— Bah ! — répondit-il, — je suis fatigué de ces pauvres diables et de leurs services. Toujours les mêmes histoires. Ils ne font point leur commerce aujourd’hui différemment qu’ils ne le faisaient quand j’étais petit garçon. Quel besoin avons-nous d’eux, je vous le demande ?… Que chacun de nous prenne un sac et un bâton de montagne, et au diable les guides ! Nous les guiderions vraiment bien plutôt qu’ils ne nous guideraient. Nous laisserons ici notre portemanteau, et nous passerons là-haut tout seuls. N’avons-nous pas déjà voyagé dans les montagnes ensemble ? J’y suis né et je connais cette passe… Une passe !… cela fait pitié ; c’est une grande route qu’on devrait dire !… Ah ! je la connais bien. Laissons ces pauvres gens essayer leurs finesses commerciales sur d’autres que nous. Vous voyez bien qu’ils nous suscitent des retards pour gagner leur argent. Ils n’ont pas d’autre intention.

Vendale fut charmé de pouvoir couper court à cette discussion fatigante. Actif, aventureux, brûlant d’avancer et, par conséquent, très-accessible aux suggestions d’Obenreizer, il prêta les deux mains à ce beau projet.

Deux heures après, ils avaient acheté tout ce qui leur était nécessaire pour l’expédition du lendemain, ils avaient fait leurs sacs, et ils dormaient.

Dès le point du jour, ils trouvèrent la moitié de la ville réunie dans les petites rues étroites de Brieg pour les voir passer. De toutes parts, des groupes se formaient autour d’eux, les guides chuchotaient et levaient les yeux au ciel. Personne ne leur souhaita un bon voyage.

Au moment où ils commencèrent leur ascension, un rayon de soleil brilla dans le ciel dont rien ne troublait la limpidité glacée, et changea le clocher de zinc de l’église en un clocher d’argent.

— C’est d’un bon présage, — dit Vendale (bien que le soleil disparût à l’instant même où il parlait). — Peut-être que notre exemple encouragera d’autres voyageurs à tenter le passage.

— Vraiment, non ! — dit Obenreizer, — nul ne nous suivra.

Il regarda le ciel au-dessus de sa tête, la vallée à ses pieds.

— Nous serons bien seuls, — dit-il, — seuls… plus loin… là-bas !…


SUR LA MONTAGNE.


La route était assez belle pour de vigoureux marcheurs ; et à mesure que Vendale et Obenreizer montaient, ils trouvaient l’air plus léger et la respiration leur devenait plus facile. Mais le ciel présentait de toutes parts un aspect morne et effrayant : la nature semblait avoir suspendu son activité ; les oreilles et les yeux des voyageurs étaient également troublés par la menace et l’attente d’un changement prochain dans l’état de l’atmosphère et de la montagne ; les indices avant-coureurs de la tempête se rapprochaient, et un lourd silence s’étendait sur toutes choses, à mesure que les nuages amoncelés, ou que le nuage, — car le ciel entier ne faisait plus qu’un nuage, — devenait plus sombre.

Bien que le jour en fût obscurci, la perspective n’était pas absolument effacée. Dans la vallée du Rhône, que nos voyageurs laissaient derrière eux, le fleuve courait à travers mille détours ; cette belle eau limpide leur montrait alors une teinte plombée d’une tristesse navrante. Au loin, bien haut au-dessus de la route, ils apercevaient les glaciers et les avalanches suspendues au-dessus des passages qu’ils allaient franchir. Sur la route s’ouvraient des précipices sans fond et mugissaient des torrents ; de tous côtés s’élevaient les pics gigantesques, et ce paysage immense que n’égayaient point les jeux de la lumière, où pas un rayon de soleil ne glissait, se déroulait distinctement devant les yeux des deux jeunes gens dans toute sa sublime horreur.

Le courage de deux hommes, seuls et sans défense, pourrait certainement faiblir un peu, s’ils avaient à se frayer une route pendant plusieurs milles et plusieurs heures au milieu d’une légion d’ennemis, silencieux et immobiles… ; des hommes comme eux les regardaient d’un œil fixe, le front menaçant ; la peur ne doit-elle pas les gagner d’une atteinte bien plus vive, si cette légion se compose des géants de la nature, si ce front sinistre est celui des pics et des montagnes, dont les menaces vont bientôt se changer en une redoutable fureur ?

Ils montaient. La route était plus âpre et plus escarpée ; mais la gaieté de Vendale devenait plus franche, à mesure qu’il voyait le chemin se dérouler derrière lui ; il regardait cet espace conquis et s’applaudissait de la résolution qu’il avait prise. Obenreizer continuait à parler fort peu ; il songeait au but poursuivi ! Tous deux agiles, patients, déterminés, avaient bien les qualités nécessaires à une expédition si aventureuse. Si Obenreizer, le montagnard, voyait dans le temps quelque présage de mort, il se gardait bien d’en faire part à son compagnon.

— Aurons-nous traversé la passe ce soir ?… — demanda Vendale.

— Non, — répliqua Obenreizer, — vous voyez combien la neige est plus épaisse ici qu’elle ne l’était plus bas. Plus nous monterons, plus nous la trouverons compacte et profonde… Et puis les jours sont encore si courts ! Si nous pouvons arriver à la hauteur du cinquième Refuge et coucher cette nuit à l’Hospice, c’est que nous aurons bien marché.

— Est-ce qu’il n’y a point de danger que la tempête s’élève dans la nuit ? — demanda Vendale, un peu ému.

— Nous sommes environnés de beaucoup de dangers, — dit Obenreizer avec un air de prudente réserve, — n’avez-vous pas entendu parler du Pont de Ganther ?

— Je l’ai traversé une fois.

— En été ?

— Oui, dans la saison des voyages.

— Ah ! dans la présente saison, c’est bien différent ! — dit Obenreizer avec un ricanement étrange. — Nous ne sommes pas dans un moment de l’année où vous autres gentlemen, qui voyagez pour votre agrément, vous puissiez en trouver autant que d’habitude. Vous ne connaissez pas grand’chose à ce que vous voyez.

— Vous êtes mon guide, — répliqua Vendale avec bonne humeur, — je me fie à vous.

— Oui, je suis votre guide, — dit Obenreizer, d’un air sombre, — et je veux vous guider au but de votre voyage. Tenez, voici le pont devant nous.

Ils avaient, tout en causant, fait le tour d’une ravine immense et désolée. La neige roulait en flots épais sous leurs pieds, la neige était suspendue au-dessus de leurs têtes. Obenreizer s’arrêta pour montrer le pont à Vendale, qu’il observait en même temps avec une terrible expression de haine.

— Si je vous avais fait passer en avant, — lui dit-il, — si j’avais négligé de vous avertir, et si vous aviez poussé seulement une exclamation de surprise, un seul cri, vous auriez ébranlé les masses de neige qui auraient pu vous blesser en tombant, qui vous auraient enseveli peut-être…

— Cela est vrai ? — dit Vendale.

— Oh !… très-vrai… mais je suis votre guide et je dois veiller sur vous. Passons en silence. Une imprudence nous coûterait la vie. En avant !

Il y avait là une prodigieuse agglomération de neige ; d’énormes fantômes blancs se balançaient au-dessus du pont, les rochers formaient des saillies effrayantes, et nos voyageurs se frayaient le passage comme à travers les lourdes nuées d’un ciel d’orage. Obenreizer se servait de son bâton avec une adresse extrême, sondant le terrain à mesure qu’il avançait, regardant sans cesse en l’air, et le dos tendu comme s’il se garait de la seule idée d’une avalanche. Il marchait avec une grande lenteur, Vendale le suivait de près, et ils avaient déjà parcouru la moitié de ce chemin périlleux, quand ils éprouvèrent une secousse violente aussitôt suivie d’un coup de tonnerre.

Obenreizer se retourna, mit la main sur la bouche de Vendale, et lui montra le sentier qu’ils venaient de traverser. Il n’y en avait plus de trace. L’avalanche avait tout recouvert et roulait vers le torrent, au fond de l’abîme.

Leur apparition à l’Auberge isolée, située non loin de ce lieu redoutable, arracha des exclamations de surprise aux gens de la maison.

— Bon ! — s’écria Obenreizer, — nous ne sommes ici que pour nous reposer.

Il secouait en même temps devant le feu ses habits.

— Monsieur que voici a des raisons puissantes pour traverser la passe au plus vite. Dites-le-leur donc, Vendale, dites-le-leur vous-même.

— En effet, j’ai un motif des plus pressants, — fit Vendale. — Il faut que je traverse la passe.

— Vous entendez, vous tous. Mon ami a un motif des plus pressants, et nous n’avons besoin ni d’avis ni de secours. Je suis aussi bon guide qu’aucun de vous, messieurs mes compatriotes. Cela dit, donnez-nous à boire et à manger.

Ce fut de la même façon et dans les mêmes termes que, le soir, après qu’ayant lutté avec les difficultés croissantes du chemin, ils furent arrivés à leur destination pour la nuit, Obenreizer s’adressa aux gens de l’Hospice, qui se pressaient autour d’eux devant le foyer, tandis qu’ils ôtaient leurs chaussures humides.

— Il est très-bien de se parler les uns aux autres franchement comme des amis, — dit-il. — Monsieur a un motif très-pressant de traverser le passage.

— Le plus pressant motif, — répéta Vendale en souriant.

— Et il faut qu’il le traverse ! — reprit Obenreizer. — Nous n’avons besoin ni d’avis ni de secours. Je suis un enfant des montagnes, et un bon guide : ne vous tourmentez pas plus longtemps à ce sujet. Donnez-nous à souper, du vin, et des lits.

Pendant le froid terrible de cette nuit qui commençait, la même tranquillité sinistre régna dans le désert des montagnes et au ciel. Au point du jour, pas une lueur de soleil pour rougir ou dorer la neige. Partout la même blancheur infinie et mortelle, le même silence sans borne, la même redoutable tristesse.

— Voyageurs ! — cria, au travers de la porte, une voix sympathique.

Dès qu’ils furent sur pied, le sac au dos, le bâton en main, celui qui les avait éveillés leur adressa encore la parole.

— Voyageurs, souvenez-vous ! Il y a cinq abris sur la route dangereuse qui va s’ouvrir devant vous, cinq refuges et une croix de bois noir indiquant le chemin de l’hospice voisin. Ne vous écartez pas, et si la tourmente vient, abritez-vous.

— Voilà l’industrie de ces pauvres diables qui fait encore des siennes, — dit Obenreizer à son ami, répondant d’un geste dédaigneux au charitable donneur d’avis. — Comme ils se cramponnent à leur métier !… Vous autres, Anglais, vous soutenez que nous autres Suisses, nous sommes une nation mercantile. En vérité, vous avez bien l’air d’avoir raison.

Ils avaient partagé entre les deux sacs les provisions qu’ils avaient pu se procurer. Obenreizer portait le vin, Vendale le pain, la viande, le fromage, et le flacon d’eau-de-vie.

Ils s’évertuaient depuis quelque temps à grimper à travers les roches et leur blanc linceul, où ils enfonçaient jusqu’aux genoux ; ils conservaient cette marche pénible au milieu de la plus effrayante partie de ce lugubre désert, lorsque la neige commença de tomber. Tout d’abord ce ne fut que de légers flocons qui tombaient doucement et sans relâche ; puis elle s’épaissit et les tourbillons commencèrent.

Le vent s’éleva glacial, avec des mugissements prolongés. La route se poursuivait à travers de sombres galeries de rochers. Devant les voyageurs s’ouvrait une grotte profonde soutenue par des arcs immenses. Ils y arrivèrent avec peine, la tempête, au même instant, éclata dans sa furie.

Le bruit du vent, celui du torrent, le tonnerre des avalanches et des blocs brisés par l’orage, les voix formidables qui s’élevaient dans toutes les gorges de cette chaîne tout entière ébranlée, l’obscurité plus profonde que celle de la nuit, le sifflement de la neige qui battait l’ouverture et les parois de la grotte, et qui aveuglait les deux jeunes gens, ce déchaînement de la nature succédant au calme effrayant de la veille, tout cela était bien fait pour glacer le sang de Vendale. Obenreizer, qui marchait de long en large dans la grotte, lui fit signe de l’aider à déboucler son sac. Ils pouvaient encore se voir l’un l’autre, mais ils n’auraient pu s’entendre. Vendale obéit au désir de son ami.

Obenreizer prit la bouteille de vin et remplit le verre. Il fit encore signe à Vendale de boire pour se réchauffer. Il fit semblant de boire après lui. Tous deux, ils marchèrent ensuite côte à côte, sachant bien qu’avec ce froid redoutable rester en repos était un danger, et que s’endormir, ce serait la mort.

La neige s’abattait avec une force croissante dans la galerie par l’extrémité supérieure de laquelle ils devaient regagner la route, si jamais ils sortaient de leur refuge. Bientôt, elle encombra la voûte. Une heure encore, et elle allait monter assez haut pour intercepter la lumière extérieure. Heureusement, elle se glaçait à mesure qu’elle tombait ; il restait l’espérance de pouvoir marcher à sa surface et grimper par-dessus cette muraille menaçante. D’ailleurs, la violence de l’orage commençait à céder dans la montagne et faisait place à une incessante ondée de neige. Le vent mugissait encore, mais seulement par intervalle, et, lorsqu’il cessait, les flocons s’épaississaient à vue d’œil.

Il y avait environ deux heures que nos voyageurs étaient captifs dans cette terrible prison. Obenreizer, tantôt grimpant, tantôt rampant, la tête baissée, le corps touchant la voûte, commença de travailler avec des efforts désespérés à se frayer un chemin au dehors. Vendale le suivait comme toujours. Chose étrange ! il imitait son compagnon, sans bien savoir ce qu’il faisait. Sa raison semblait le quitter encore une fois.

La même léthargie qu’à Bâle s’emparait de lui peu à peu et maîtrisait ses sens.

Combien de temps avait-il suivi Obenreizer hors de la galerie ? Combien d’obstacles avait-il franchis derrière ses pas ?… Il s’éveilla tout à coup, avec la conscience qu’Obenreizer s’était étroitement attaché à lui et qu’une lutte désespérée s’engageait entre eux dans la neige. Obenreizer tirait de sa ceinture ce poignard qui ne le quittait jamais, il frappa. La lutte s’engagea de nouveau plus désespérée, plus ardente. Vendale frappa encore une fois, repoussa son adversaire et se retrouva bientôt face à face avec lui… puis terrassé, gisant sur la neige.

— J’ai promis de vous conduire au but de votre voyage, — dit Obenreizer, — j’ai tenu ma promesse. C’est ici que va finir le voyage de votre vie. Rien ne peut la prolonger. Prenez garde, vous allez glisser si vous essayez de vous lever.

— Vous êtes un misérable !… Que vous ai-je fait ?

— Vous êtes un être stupide. J’ai versé un narcotique dans ce que vous venez de boire… Stupide, vous l’êtes deux fois. Je vous avais déjà versé de ce narcotique pendant le voyage pour en faire l’essai. Trois fois stupide, car je suis le voleur, le faussaire que vous cherchez, et dans quelques instants, je m’emparerai sur votre cadavre de ces preuves avec lesquelles vous aviez promis de me perdre.

Vendale essaya de secouer sa torpeur, mais le funeste effet n’en était que trop sûr. Tandis que son meurtrier lui parlait, il se demandait s’il était vrai qu’il fût blessé, si c’était à lui qu’était ce sang coulant sur la neige.

— Que vous ai-je fait ? — murmura-t-il. — Pourquoi êtes-vous devenu ce vil assassin ?

— Ce que vous m’avez fait ?… Vous m’auriez perdu si je ne vous avais empêché d’arriver au terme de votre voyage. Votre activité maudite est venue me ravir le temps sur lequel j’avais compté pour pouvoir restituer l’argent volé. Ce que vous m’avez fait ?… Vous êtes venu vous placer sur ma route, non une fois, non en passant, mais toujours, mais sans trêve. N’ai-je point essayé de me débarrasser de vous autrefois ?… Ah ! ah ! se débarrasser de vous, ce n’est pas aisé. C’est pourquoi vous allez mourir ici.

Vendale essaya de rappeler ses pensées qui le fuyaient ; il voulut parler, mais en vain. Instinctivement il cherchait le bâton ferré qui s’était échappé de ses mains, il ne put le saisir. Alors, il essaya de se relever sans ce secours… En vain, en vain ! Il trébucha et tomba lourdement au bord d’un abîme…

Défaillant, engourdi, un voile devant les yeux, n’entendant plus rien, il fit pourtant un si terrible effort qu’il se souleva sur ses mains. Il vit son ennemi, là, debout, au-dessus de lui, calme, sinistre, implacable.

— Vous m’appelez assassin, — dit Obenreizer, — ce nom ne me touche guère. Au moins, vous ne pouvez dire que je n’ai pas joué ma vie contre la vôtre, car je suis environné de périls et peut-être ne réussirai-je pas à me frayer un chemin à travers les précipices. La tourmente va de nouveau éclater tout à l’heure, voyez ! la neige tourbillonne ! Il me faut ce reçu, il me faut ces papiers tout de suite. Chaque moment qui s’écoule emporte ma vie.

— Arrêtez ! — s’écria Vendale, d’une voix menaçante, et essayant encore une fois de se lever.

Le dernier éclair du feu qui s’échappait de son être se ranimait, il réussit à saisir les mains de son ennemi.

— Arrêtez ! — cria-t-il. — Loin de moi, assassin !… Que Dieu vienne en aide à Marguerite !… Jamais heureusement elle ne saura comment je suis mort… Loin de moi !… Meurtrier ! je veux encore une fois te regarder au visage… Ce visage infâme me fait ressouvenir d’une chose que je devais t’apprendre…

Obenreizer, épouvanté de le voir déployer tout à coup cette énergie suprême, et songeant qu’il pouvait encore retrouver en ce moment assez de force pour le vaincre, lui obéit et demeura immobile. Vendale le regardait d’un œil éteint.

— Non, ce ne sera pas, — dit-il. — Non, même en mourant, je ne trahirai point la confiance du mort… Écoute !… des parents supposés… Est-ce que cela ne te rappelle rien ?… L’Hospice des Enfants Trouvés… La fortune qui est à toi et dont tu n’as pas hérité… Souviens-toi… Souviens-toi…

Sa tête s’affaissa sur sa poitrine, il retomba sur le bord du gouffre.

Le voleur s’élança ; ses mains actives et enfiévrées coururent à la poitrine de sa victime. Vendale fit un effort convulsif pour jeter un dernier cri :

— Non !

Et, se laissant glisser lui-même, il roula dans l’abîme, roula, roula, disparut comme un fantôme dans un rêve de mort.

L’orage mugit de nouveau, puis s’apaisa.

Les voix infernales de la montagne s’éteignirent, la lune brilla, la neige tombait mollement, en silence.

Deux hommes, escortés de deux chiens énormes, sortirent de l’Hospice. Ils regardaient attentivement autour d’eux, puis levaient les mains au ciel ; les chiens se jouaient dans la neige.

— Allons, — dit le premier de ces deux hommes, — nous pouvons avancer maintenant. Peut-être trouverons-nous les voyageurs dans l’un des Refuges.

Chacun d’eux attacha un panier sur son dos, prit dans sa main un bâton ferré, s’enroula autour du bras une corde terminée par un nœud coulant afin de pouvoir s’attacher ensemble, et l’on se mit en marche.

Tout à coup les chiens cessèrent leurs gambades, mirent le nez en l’air, s’agitèrent un moment, et se mirent à aboyer de toute leur voix.

Leurs maîtres s’arrêtèrent aussi ; les chiens tournaient autour d’eux. Hommes et bêtes se regardèrent avec une égale intelligence.

— Au secours, alors ! Au secours ! À la délivrance !…

Mais les deux chiens, au même instant, leur échappèrent, et bondirent avec d’autres aboiements plus profonds et plus joyeux… N’annonçaient-ils point quelque nouveau venu ?…

Les deux hommes demeurèrent frappés de stupeur, et sondant au loin la neige du regard à la clarté de la lune :

— Quoi !… — firent-ils, — deux créatures insensées de plus ! Par ce temps qui porte la mort avec lui… deux étrangers… il y a une femme !

Les chiens tenaient chacun les plis d’une robe dans leur gueule et ils traînaient ainsi la voyageuse, qui leur caressait doucement la tête à tous deux. Elle montait à travers la neige du pas et de l’air d’une personne accoutumée aux montagnes ; mais il n’en était pas de même du gros homme qui l’accompagnait. Il était moulu et marchait en gémissant.

— Chers guides, — dit la jeune femme, — chers amis des voyageurs, je suis de votre pays. Nous cherchons deux jeunes hommes qui ont, ce matin, traversé la passe et qui auraient dû arriver le soir à l’Hospice.

— Ils y sont venus, Mademoiselle.

— Que le ciel soit loué ! — s’écria-t-elle. — Oh ! que le ciel soit béni !

— Malheureusement ils sont repartis aussitôt. Et justement nous nous mettions à leur recherche ; mais nous avons été forcés d’attendre que la tourmente soit apaisée.

— Chers guides ! — dit la jeune fille, — je vous accompagnerai. Pour l’amour de Dieu, laissez-moi vous suivre. L’un de ces deux hommes est mon mari, je l’aime tendrement !… oh ! oui tendrement… Vous le voyez ! je ne suis point abattue, je ne suis pas lasse. Oh ! je suis née paysanne et je vous montrerai que je sais m’attacher à vos cordes. Je vous fais le serment d’avoir du courage. Laissez-moi vous suivre. Si quelque malheur est arrivé à celui que je cherche, mon amour le découvrira. C’est à genoux que je vous en prie, chers amis des voyageurs. Pour l’amour que vos chères mères portaient à ceux dont vous êtes les fils, je vous supplie.

Ces bons et simples compagnons se sentirent émus.

— Après tout, — se dirent-ils à voix basse, — elle ne ment point, elle connaît les chemins de la montagne, puisqu’elle est si miraculeusement arrivée jusqu’ici… Mais, — ajoutèrent-ils, en lui montrant son compagnon, — quant à ce monsieur-là, Mademoiselle….

— Cher Joey, — dit Marguerite en Anglais, — vous resterez dans cette maison, et vous nous attendrez.

— Si je savais lequel de vous deux a ouvert cet avis — dit Joey en regardant les deux guides de travers, — je vous battrais bien pour six pence et je vous donnerais encore une demi-couronne pour payer le médecin. Non, Mademoiselle, je m’attacherai à vos pas, aussi longtemps que j’aurai la force de vous suivre, et je mourrai pour vous si je ne peux pas faire mieux…

Le prochain déclin de la lune commandait impérieusement qu’on ne perdît point de temps. Les chiens donnaient des signes d’inquiétude. Les deux guides prirent vivement un parti. Ils échangèrent pour une plus longue la corde qui les attachait ensemble et l’on forma ainsi une longue chaîne. Ils marchaient devant, puis venaient Marguerite et Joey Laddle à l’arrière-garde. On se mit en route pour les Refuges.

La distance à parcourir était courte. Entre les cinq Refuges et l’Hospice, on ne comptait guère qu’une demi-lieue. Mais les sentiers étaient couverts de neige comme d’un gigantesque linceul. La troupe, cependant, ne fit point fausse route, et l’on arriva promptement à la galerie où Vendale et Obenreizer s’étaient abrités durant l’orage. Leurs traces avaient disparu, emportées par le tourbillon et la tempête ; mais les chiens, courant en tous sens, semblaient confiants dans leur admirable instinct. On s’arrêta sous la voûte que la tourmente avait frappée avec le plus de fureur, et où l’amas de neige paraissait le plus profond. Là, les chiens s’agitèrent et se mirent à tournoyer pour indiquer que l’on allait manquer le but.

Les guides, sachant que le grand abîme se trouvait à droite, inclinèrent vers la gauche ; on perdit le chemin. Celui qui marchait en tête fit halte, cherchant à consulter de loin le poteau indicateur. Tout à coup l’un des chiens se mit à gratter la neige. Le guide s’avança ; la pensée lui vint qu’un malheureux voyageur pouvait bien être enseveli dans ce champ de neige… Mais il vit cette neige souillée… et jeta un cri en découvrant une tache rouge.

L’autre chien regardait attentivement au bord du gouffre, raidissant ses pattes, tremblant de tous ses membres. Le premier revint sur la trace sanglante, et tous deux se mirent à courir en hurlant ; puis d’un commun accord, ils s’arrêtèrent tous les deux sur la margelle du précipice en poussant des gémissements prolongés.

— Quelqu’un est couché au fond de ce gouffre, — dit Marguerite.

— Je le crois, — dit le premier guide, — tenez-vous en arrière, vous autres, et laissez-moi regarder.

L’autre guide alluma deux torches qu’il portait dans son panier. Le premier en prit une, Marguerite l’autre ; ils regardaient de tous leurs yeux, abritant la torche dans leurs mains, ils la dirigeaient de tous côtés, l’élevant en l’air, puis l’abaissant brusquement. La lune, malheureusement, projetait autour d’eux une clarté qui contrariait celle des torches…

Un long cri perçant, jeté par Marguerite, interrompit le silence.

— Mon Dieu !… Voyez-vous là-bas, où se dresse cette muraille de glace… là au bord du torrent. Voyez-vous ?… il y a une forme humaine.

— Oui, Mademoiselle, oui….

— Là, sur cette glace… là au-dessous des chiens.

Le conducteur, avec une vive expression d’effroi, se rejeta en arrière ; tous se turent… Marguerite, sans dire un mot, s’était détachée de la corde.

— Voyons les paniers, — s’écria-t-elle. — N’avez-vous que ces deux cordes seulement ?

— Pas d’autres, — répondit le guide ; — mais à l’Hospice…

— S’il est encore vivant ?… Oh ! je vous ai dit que c’était mon fiancé !… Il serait mort avant votre retour… Chers guides, amis bénis des voyageurs, regardez-moi ! Voyez mes mains ; si elles tremblent, retenez-moi par la force… si elles sont fermes, aidez-moi à sauver celui qui est là.

Elle noua l’une des cordes autour de sa taille et de ses bras, et s’en fit une sorte de ceinture assujettie par des nœuds. Elle souda le bout de cette première corde à la seconde, plaça les nœuds sous son pied et tira ; puis elle présenta son ouvrage aux guides, pour qu’ils pussent tirer à leur tour.

— Elle est inspirée ? — se disaient-ils l’un à l’autre.

— Par le Dieu tout-puissant, ayez pitié du blessé ! — s’écria-t-elle, — vous savez que je suis bien plus légère que vous. Donnez-moi l’eau-de-vie et le vin, et faites-moi descendre vers lui. Quand je serai descendue, vous irez chercher du secours et une corde plus forte. Lorsque vous me la jetterez d’en haut… voyez celle que j’ai attachée autour de moi… vous êtes sûrs que je pourrai la lier solidement à son corps. Vivant ou mort, je le ramènerai ou je mourrai avec lui. Je l’aime… Que puis-je vous dire après cela ?

Les deux hommes se retournèrent vers le compagnon de cette fille étrange. Joey s’était évanoui dans la neige.

— Descendez-moi vers lui, — s’écria Marguerite, en prenant deux petits bidons qu’elle avait apportés et en les assujettissant autour d’elle, — ou j’irai seule, dussé-je me briser en pièces sur les roches. Je suis une paysanne, je ne connais ni le vertige ni la crainte, et le péril n’est rien à mes yeux, car je l’aime… Descendez-moi, par pitié !

— Mademoiselle, il doit être mort ou si près de l’être…

— Expirant ou mort, je veux le voir. La tête de mon époux vivante ou inanimée reposera sur mon sein. Descendez-moi, ou je descendrai seule.

Ils obéirent enfin. Avec toutes les précautions que leur suggérèrent leur adresse et leur compassion, ils firent glisser la jeune fille du bord du gouffre… Elle dirigeait la descente elle-même le long de la muraille de glace. Ils lâchèrent la corde plus bas, encore plus bas, jusqu’à ce que ce cri arrivât à leurs oreilles.

— Assez !…

— Est-ce réellement lui ?… Est-il mort ?… — crièrent-ils à leur tour, penchés sur l’abîme.

— C’est lui. Il ne m’entend point, il est insensible ; mais son cœur bat encore ; son cœur bat contre le mien !

— Où est-il tombé ?

— Sur une pointe de glace… Hâtez-vous !… Ah ! si je meurs ici, je serai satisfaite.

L’un des deux hommes s’élança suivi des chiens ; l’autre planta les torches dans la neige, et s’efforça de ranimer le pauvre Joey. Quelques frictions de neige et un peu d’eau-de-vie le firent revenir à lui ; mais il avait le délire et ne savait plus où il était.

Le guide, alors, revint au bord du gouffre.

— Courage ! — criait-il. — On vient… Comment êtes-vous ?… Comment est-il ?

— Son cœur bat toujours contre le mien… Je le réchauffe dans mes bras… je n’ai pas peur…

La lune descendit derrière les hautes cimes, et le désert et l’abîme ne furent plus que ténèbres, et le guide jeta encore son cri d’espérance au fond du gouffre.

— Comment êtes-vous ?… comment est-il ?… On vient…

Et le même cri passionné monta des profondeurs du glacier où Marguerite était ensevelie avec son époux.

— Son cœur bat toujours contre le mien.

Enfin les aboiements des chiens, une lueur lointaine répandue sur la neige annoncèrent que les secours arrivaient. Vingt hommes, des lanternes, des torches, une litière, des cordes, des draps, du bois pour faire un grand feu, tout cela venait à la fois. Les chiens couraient aux hommes, s’élançaient vers le gouffre, puis revenaient priant, dans leur langage muet, qu’on fît diligence. Le cri sauveur descendit encore.

— Dieu merci tout est prêt !… Comment vous trouvez-vous ?… Est-il mort ?…

Le cri désespéré répondit.

— Nous enfonçons dans la glace et nous avons un froid mortel. Son cœur ne bat plus contre le mien. Ne laissez descendre personne, car le poids de nos deux corps est assez lourd. Faites seulement glisser la corde.

On alluma le feu. La clarté des torches illumina le bord de l’abîme, on y fixa les lanternes, et la corde descendit.

D’en haut on la voyait, la vaillante jeune fille, attacher la corde, de ses doigts engourdis, au corps de son fiancé.

Le cri monta au milieu d’un silence mortel.

— Tirez doucement.

Elle, on la voyait toujours au fond du gouffre tandis que, lui, il flottait déjà dans l’air.

Aucun vivat ne se fit entendre lorsqu’on le déposa dans la litière. Quelques-uns des hommes prirent soin de lui tandis que l’on faisait redescendre la corde.

Le cri monta une dernière fois au milieu du même silence de mort.

— Tirez.

Mais lorsqu’ils la saisirent, elle, au bord du précipice, alors ils firent retentir l’air de leurs cris de joie ; ils pleuraient, ils remerciaient le ciel, ils baisaient ses pieds et sa robe ; les chiens la caressaient, léchaient ses doigts glacés.

Elle s’échappa, courut vers la litière, et, se jetant sur le corps de son fiancé, posa ses deux belles mains sur ce cher cœur qui ne battait plus.