L’Abîme (Charles Dickens)/Acte II

Traduction par Judith.
Hachette (p. 92-137).


DEUXIÈME ACTE.


VENDALE SE DÉCLARE.


L’été et l’automne s’étaient écoulés. On arrivait à la Noël et à l’année nouvelle.

Comme deux loyaux exécuteurs testamentaires, déterminés à remplir leur devoir envers le mort, Vendale et Bintrey avaient tenu plus d’un conseil. L’homme de loi avait fait tout d’abord ressortir l’impossibilité matérielle de suivre aucune marche régulière. Tout ce qui pouvait être fait d’utile et de sensé pour découvrir le propriétaire légitime du bien qu’ils avaient entre les mains n’avait-il pas été fait par Wilding lui-même ? Il résultait clairement de l’insuccès de ces différentes tentatives que le temps ou la mort n’avaient laissé aucune trace de l’enfant adopté. À quoi bon continuer à faire des annonces, si l’on ne voulait point entrer dans certaines particularités explicatives ; et si l’on y entrait, n’était-on pas sûr de voir arriver la moitié des imposteurs de l’Angleterre ?

— Si nous trouvons quelque jour une chance, une occasion, — disait Bintrey, — nous la saisirons aux cheveux… sinon… Eh bien, réunissons-nous pour une autre consultation au premier anniversaire de la mort de Wilding.

Tel fut l’avis de l’homme d’affaires. C’est ainsi que Vendale, bien qu’animé du plus sérieux désir de remplir le vœu de l’ami qu’il avait perdu, fut contraint de laisser, pour le moment, dormir cette affaire.

Abandonnant donc les intérêts du passé pour songer à ceux de l’avenir, le jeune homme voyait devant ses yeux cet avenir de plus en plus incertain. Des mois s’étaient écoulés depuis sa première visite à Soho Square, et jusqu’alors le seul langage dont il eût pu se servir pour faire comprendre à Marguerite qu’il l’aimait, avait été celui des yeux, fortifié quelquefois d’un rapide serrement de mains. Quel était donc l’obstacle qui s’opposait à l’avancement de ses espérances ? Toujours le même. Les occasions se présentaient en vain, et Vendale avait beau redoubler d’efforts pour arriver à causer seul à seul un moment avec Marguerite, toutes ses tentatives se terminaient par le même déboire et le même accident. À l’instant favorable Obenreizer trouvait le moyen d’être là.

Que faire ? On était aux derniers jours de l’année. Vendale crut avoir, enfin, rencontré un hasard propice, et il se jura, cette fois, d’en profiter pour entretenir la jeune Suissesse. Il venait de recevoir un billet tout cordial d’Obenreizer qui le conviait, à l’occasion du nouvel an, à un petit dîner de famille dans Soho Square.

« Nous ne serons que quatre convives, » disait la lettre.

— Nous ne serons que deux ! — se dit Vendale avec résolution.

La solennité du jour de l’an chez les Anglais consiste à donner à dîner ou à se rendre aux dîners d’autrui, rien de plus. Au delà du détroit, c’est la coutume, en pareil jour, que de donner et de recevoir des présents. Or, il est toujours possible d’acclimater une coutume étrangère, et Vendale n’hésita pas un instant à en faire l’essai. La seule difficulté pour lui fut de décider quel cadeau il allait faire à Marguerite. Si ce cadeau était trop riche, l’orgueil de cette jolie fille de paysan, qui sentait avec impatience l’inégalité de leur condition sociale à tous deux, en serait blessé. Un présent qu’un homme pauvre eût aussi bien pu faire que lui, parut à Vendale le seul qui fût capable de trouver le chemin du cœur de la Suissesse. Il résista donc fortement à la tentation que les diamants et les rubis faisaient naître devant ses yeux et il fit l’emplette d’une broche en filigrane de Gênes, l’ornement le plus simple qu’il eût pu découvrir dans la boutique du joaillier.

Le jour du dîner, comme il entrait dans la maison de Soho Square, Marguerite vint au-devant de lui. Il glissa doucement son cadeau dans la main de la jeune fille.

— C’est le premier jour de l’an que vous passez en Angleterre, — lui dit-il, — voulez-vous me permettre d’imiter ce qui se fait à pareil jour dans votre pays ?

Elle le remercia, non sans un peu de contrainte, regardant l’écrin et ne sachant ce qu’il pouvait contenir. Lorsqu’elle l’eut ouvert et qu’elle vit la simplicité de cette offrande, elle devina sans peine l’intention du jeune homme, et se tournant vers lui toute radieuse, son regard lui disait : « Pourquoi vous cacherais-je que vous avez su me plaire et me flatter ? »

Vendale ne l’avait jamais trouvée si charmante qu’en ce moment dans son costume d’hiver : une jupe en soie de couleur sombre, un corsage de velours noir montant jusqu’au cou et garni d’un duvet de cygne. Jamais il n’avait admiré si fort le contraste de ses cheveux noirs et de son teint éblouissant. Ce ne fut que lorsqu’elle le quitta pour s’approcher d’un miroir et substituer sa broche de filigrane à celle qu’elle portait auparavant, que Vendale s’aperçut de la présence des autres personnes assises dans la chambre. Les mains d’Obenreizer prirent alors possession de ses coudes, et son hôte le remercia de l’attention qu’il avait eue pour Marguerite.

— Un présent d’une si grande simplicité témoigne chez celui qui l’a fait d’un tact bien délicat ! — dit-il d’un air presque imperceptible de raillerie.

Vendale, en ce moment, s’aperçut qu’il y avait un autre invité que lui-même à ce repas de famille.

Un seul invité. Obenreizer le lui présenta comme un compatriote et un ami. La figure de ce compatriote était insignifiante et morne ; le corps de cet ami était gros ; son âge : c’était l’automne de la vie. Dans le courant de la soirée il eut occasion de développer deux talents ou deux capacités peu ordinaires. Personne ne savait mieux être muet, personne ne vidait plus lestement les bouteilles que l’ami et le compatriote d’Obenreizer.

Madame Dor n’était point dans l’appartement ; on ne manqua pas d’expliquer son absence. Il paraît que les habitudes de la bonne dame étaient si simples qu’elle ne dînait jamais qu’au milieu du jour.

— Elle viendra s’excuser dans la soirée, — dit Obenreizer.

Vendale se demanda si l’absence de Madame Dor n’avait pas une autre raison que la simplicité de son goût. Il pensa qu’elle avait pour une fois interrompu ses occupations domestiques ordinaires, qui consistaient à nettoyer des gants et qu’elle daignait faire la cuisine. La vérité de cette supposition se manifesta dès les premiers plats qu’on servit et qui témoignaient d’un art culinaire bien supérieur à la cuisine Anglaise élémentaire et brutale. Le dîner fut parfait. Quant aux vins, les gros yeux toujours roulants du convive muet les célébraient avec éloquence, et les convoitaient, ravis, en extase. Il disait un : Bon ! quand la bouteille arrivait pleine ; il soupirait un : Ah ! quand on la remportait vide. Ce fut là toute la somme d’esprit et de gaieté qu’il dépensa durant le repas.

Le silence est parfois contagieux ; accablés par leurs soucis personnels, Marguerite et Vendale cédaient à ce bel exemple de mutisme. Tout le poids de la conversation retomba sur Obenreizer qui l’accepta bravement.

Il ouvrit et répandit son cœur.

— Je suis un étranger éclairé, — dit-il.

Et le voilà chantant les louanges de l’Angleterre !

Et quand tous les autres sujets furent épuisés, il revint à cette source inépuisable, faisant toujours courir ce petit ruisseau avec la main.

— Examinez cette nation Anglaise. Quels hommes grands, et robustes, et propres ! Considérez les villes. Quelle magnificence dans les édifices ! Quel ordre et quelle régularité dans les rues ! Admirez leurs lois qui combinent l’éternel principe de la justice avec cet autre éternel principe du respect et de l’amour des livres, des shillings, et des pence ? Est-ce qu’en Angleterre, on n’applique point ce produit monnayé à toutes les injures civiles, depuis l’injure faite à l’honneur d’un homme jusqu’à l’injure faite à son nez ? Vous avez séduit ma fille, allons ! des pence, des shillings, et des livres ! Vous m’avez renversé et donné des horions sur la face ! des livres, des pence, et des shillings. Après cela, je vous le demande, où la prospérité matérielle d’un tel pays pourrait-elle s’arrêter ?

Obenreizer plongeant du regard dans l’avenir, chercha vainement à entrevoir la fin de cette prospérité sans bornes ! Son enthousiasme demanda la permission, suivant la mode Anglaise, de s’exhaler dans un toast.

— Voilà notre modeste dîner terminé ! — s’écria-t-il. — Voilà notre frugal dessert sur la table ! Voici l’admirateur de l’Angleterre qui se conforme aux habitudes Anglaises, et qui fait un speech. Un toast à ces blanches falaises d’Albion, Monsieur Vendale ? Un toast à vos vertus patriotiques, à votre heureux climat, à vos charmantes femmes, à vos foyers, à votre Habeas corpus, à toutes vos institutions, à l’Angleterre ! Heep !… heep !… heep !… hooray !…

À peine Obenreizer avait-il poussé cette dernière note du vivat Britannique, à peine l’ami muet avait-il savouré la dernière goutte contenue dans son verre, que le festin fut interrompu par un coup frappé à la porte. Une servante entra, apportant un billet à son maître. Obenreizer l’ouvrit, le lut, le tendit tout ouvert à son compatriote, avec une expression de contrariété visible. L’esprit engourdi de Vendale se réveilla tout à coup. Le jeune homme se mit à surveiller son hôte. Avait-il enfin trouvé un allié sous la forme de ce billet si mal accueilli par le Suisse ? Le hasard si longtemps attendu se présentait-il enfin ?

— J’ai bien peur qu’il n’y ait pas de remède, — dit Obenreizer à son compatriote, — et que nous soyons forcés de sortir.

L’ami muet lui rendit la lettre en levant les épaules et se versa une demi-rasade. Ses gros doigts s’enroulèrent avec tendresse autour du goulot de la bouteille, comme s’il voulait la presser amoureusement encore une fois avant que de lui dire adieu. Ses gros yeux considéraient Marguerite et Vendale comme à travers un brouillard. Il fit un terrible effort et une phrase entière sortit tout d’un trait de sa bouche.

— Je crois, — dit-il, — que j’aurais désiré un peu plus de vin.

Après quoi le souffle lui manqua. Il respira convulsivement et se dirigea vers la porte.

— Je suis blessé, confus, et au désespoir de ce qui arrive, — dit Obenreizer à Vendale. — Un malheur est arrivé à l’un de mes compatriotes. Il est seul ; mon ami que voilà et moi, nous n’avons pas d’autre alternative que de nous rendre auprès de lui et de le secourir. Que puis-je vous dire pour m’excuser ? Comment vous dépeindre mon désappointement de me voir ainsi privé de l’honneur de votre compagnie ?…

Il s’arrêta avec l’espérance visible que Vendale allait prendre son chapeau et se retirer. Mais celui-ci croyait enfin avoir saisi l’occasion d’un tête-à-tête avec Marguerite.

— Je vous en prie, — dit-il, — ne vous désolez pas si fort. J’attendrai ici votre retour avec le plus grand plaisir.

Marguerite rougit vivement et alla s’asseoir devant son métier à tapisserie dans l’embrasure de la croisée. Les yeux d’Obenreizer se couvrirent de leur nuage, un sourire quelque peu amer passa sur ses lèvres. Dire à Vendale qu’il n’espérait point rentrer de bonne heure, c’eût été risquer d’offenser un homme dont la bienveillance lui était d’une importance commerciale sérieuse. Il accepta donc sa défaite avec la meilleure grâce possible.

— À la bonne heure ! — s’écria-t-il, — que de franchise !… que d’amitié !… Comme c’est bien Anglais, cela !

Il s’agitait fort, ayant l’air de chercher autour de lui un objet dont il avait apparemment besoin. Il disparut un moment par la porte qui s’ouvrait sur la pièce voisine, revint avec son chapeau et son paletot, annonça qu’il rentrerait aussitôt qu’il le pourrait, pressa les coudes de Vendale, et sortit avec l’ami muet.

Vendale se retourna vers la fenêtra où Marguerite s’était assise.

Là, comme s’il était tombé du plafond ou sorti du parquet, là dans son attitude sempiternelle, le visage tourné vers le poêle, se trouvait un obstacle inattendu, sous la forme de Madame Dor. Elle se souleva, regarda par-dessus sa large et plantureuse épaule, et retomba comme une masse sur sa chaise. Travaillait-elle ? Oui. À nettoyer les gants d’Obenreizer ? Non. À repriser ses bas.

La situation devenait trop cruelle. Deux moyens se présentèrent à l’esprit de Vendale. Était-il possible de se défaire de Madame Dor, et de la fourrer dans son poêle ? Le poêle ne pourrait la contenir. Était-il possible de traiter la bonne dame non plus comme une personne vivante, mais comme un objet mobilier ? Pouvait-on, avec un effort d’intelligence, arriver à la considérer, par exemple, comme une commode, et sa coiffure de gaze noire comme un objet qu’on aurait laissé traîner dessus par accident ! Oui, l’on pouvait faire cet effort, et l’intelligence de Vendale le fit. Il alla prendre place dans l’enfoncement de la croisée à l’ancienne mode, tout près de Marguerite et de son métier. La commode fit un léger mouvement, mais ne le fit suivre d’aucune observation. Rappelez-vous ici qu’un gros meuble est difficile à remuer.

Plus silencieuse et plus contrainte qu’à l’ordinaire, Marguerite était émue. Ses belles couleurs s’effacèrent de ses joues ; une énergie fiévreuse courut dans ses doigts ; la jeune fille se pencha sur sa broderie, travaillant avec autant d’activité que si elle travaillait pour vivre. Vendale n’était guère moins agité ; il sentait combien de ménagements il fallait prendre pour amener doucement Marguerite à écouter son aveu, et à lui en faire un autre en échange. L’amour d’une jeune fille est chose délicate, qu’il ne faut point traiter brusquement ; aussi Vendale essaya-t-il d’abord d’un système d’approches graduelles ; il prit des détours et écouta d’un air soumis la voix qui, tout bas, l’avertissait d’être plus circonspect. Adroitement, il ramena la mémoire de Marguerite vers le passé, vers l’époque de leur première rencontre lorsqu’ils voyageaient en Suisse. Ils firent ainsi revivre entre eux les sensations d’autrefois, et les souvenirs de cet heureux temps qui n’était plus. Peu à peu la contrainte de Marguerite se dissipa ; elle sourit, elle écouta Vendale ; elle lui souriait et son aiguille devenait paresseuse. Elle fit plus d’un faux point dans son ouvrage. Cependant les deux jeunes gens se parlaient de plus en plus ouvertement à voix basse, leurs deux visages se penchaient l’un vers l’autre.

Madame Dor se conduisit comme un ange. Pas une seule fois elle ne se retourna, ni ne souffla mot. Elle continuait à se débattre avec les bas d’Obenreizer, les tenant serrés sous son bras gauche et levant le bras droit vers le ciel. Il y eut pour les amoureux de délicieux et indescriptibles moments, où Madame Dor paraissait vraiment être assise sens dessus dessous et ne plus contempler que ses jambes, ses propres et respectables jambes qui s’agitaient en l’air. Ces mouvements ascensionnels se succédaient, mais plus lentement, à mesure que les minutes s’écoulaient. En même temps, sur la tête de Madame Dor, la gaze noire se balançait, tombait en avant, revenait en arrière. Un paquet de bas s’échappa des genoux de la bonne dame et demeura sur le parquet ; un énorme peloton de laine suivit les bas et s’en alla rouler sur la table. La coiffure de gaze entra de nouveau en danse. Un son étrange, qui ressemblait un peu au miaulement d’un gros chat, un peu au cri d’une planche de bois tendre qu’on rabote, s’éleva au-dessus des chuchotements de nos deux amoureux. C’est que la nature et Madame Dor s’étaient entendues ensemble pour le plus grand bonheur de Vendale ; la vieille Suissesse, la meilleure des femmes, dormait.

Marguerite se leva pour l’arracher aux douceurs de ce repos d’occasion. Vendale retint la jeune fille par le bras et la repoussa doucement vers sa chaise.

— Ne la dérangez pas, — murmura-t-il. — J’ai longtemps attendu le moment de vous dire un secret. Laissez-moi parler enfin.

Marguerite reprit sa place, elle essaya de reprendre son aiguille, mais ses yeux étaient couverts d’un voile et sa main tremblait.

— Nous rappelions, tout à l’heure, — dit Vendale, — cet heureux temps où nous nous sommes rencontrés et où, pour la première fois, nous avons voyagé ensemble. Oh ! j’ai un aveu à vous faire, Marguerite, je vous ai caché quelque chose. Lorsque plus tard je vous parlai de ce premier voyage, je vous fis part de toutes les impressions que j’avais rapportées en Angleterre, une seule exceptée. Pouvez-vous deviner quelle était cette impression qui effaçait toutes les autres ?

Les yeux de Marguerite demeurèrent fixés sur sa broderie, elle détourna son visage. De grands signes de trouble commencèrent à se manifester sur son chaste corsage de velours noir, non loin des blanches régions dont la broche de filigrane fermait le passage. Elle ne répondit pas un mot. Et cependant Vendale insistait sans pitié pour obtenir une réponse.

— Cette impression, que je rapportais de Suisse, — dit-il, — quelle était-elle ?… Ne pouvez-vous la deviner ?

Cette fois, elle tourna les yeux vers lui. Un faible sourire effleurait ses lèvres.

— L’impression de la beauté des montagnes, je pense, — dit-elle.

— Non… non… une émotion bien plus précieuse que celle-là !…

— De la beauté des lacs, alors ?…

— Non, les lacs me sont devenus plus chers parce qu’ils me rappellent cette émotion qu’aucun mot ne peut rendre. J’aime les lacs, mais leur beauté n’est pas si étroitement liée à mon bonheur dans le présent et à mes espérances d’avenir. C’est de vous que ce bonheur dépend. Vous seule pouvez me rendre la vie aimable et belle, Marguerite, par un mot tombé de vos lèvres. Je vous aime !…

Le front de Marguerite se pencha lorsque Vendale lui prit la main. Il attira la jeune fille vers lui et la regarda. Des larmes s’échappaient de ses beaux yeux célestes et roulaient doucement sur ses joues polies.

— Oh ! Monsieur Vendale, — dit-elle tristement, — il eût été bien mieux de garder votre secret. Avez-vous oublié la distance qui est entre nous ? Ce que vous dites ne peut jamais… jamais être….

— Il ne peut y avoir de distance entre nous, que celle que vous creuserez vous-même, Marguerite, en ne m’aimant point lorsque je vous aime. Il n’y a pas de plus haut rang que le vôtre dans le royaume de la bonté et de la beauté. Dites-moi, Marguerite, dites-moi tout bas ce seul petit mot que je vous demande et qui m’apprendra si vous voulez être ma femme.

Elle soupira.

— Pensez à votre famille, — murmura-t-elle, — et pensez à la mienne !

Vendale l’attira de plus près sur son cœur.

— Si vous vous laissez arrêter par un obstacle comme celui-là, — dit-il, — savez-vous ce que je croirai, Marguerite ?… C’est que je vous ai offensée.

Marguerite tressaillit.

— Oh ! ne croyez pas cela ! — s’écria-t-elle.

Ces mots n’étaient pas encore sortis de ses lèvres qu’elle comprit le sens que Vendale ne pouvait manquer de leur donner. Son aveu lui avait échappé malgré elle ; une rougeur charmante couvrit son visage ; elle fit un effort pour se dégager de l’embrassement du jeune homme ; elle le regardait d’un air suppliant ; elle essaya de parler, mais sa voix expira sur ses lèvres dans un baiser qu’il venait d’y imprimer.

— Laissez-moi, — dit-elle, — laissez-moi me retirer, Monsieur Vendale.

— Appelez-moi George.

Marguerite laissa la tête du jeune homme se reposer sur son sein. Son cœur enfin s’élançait vers lui.

— George ! — murmura-t-elle.

— Dites-moi que vous m’aimez.

Ses bras enlacèrent le cou de George, sa bouche toucha la joue brûlante du jeune homme, et elle murmura ces mots délicieux :

— Je vous aime !

Il y eut un moment de silence, bientôt troublé par le bruit de la porte de la maison qui s’ouvrait et se refermait. Ce bruit arriva par bonheur aux oreilles distraites des deux amants, dans le silence de cette soirée d’hiver, et Marguerite se leva en sursaut.

— Laissez-moi partir, — dit-elle, — c’est lui ! Elle sortit précipitamment de la chambre et toucha, en passant, l’épaule de Madame Dor. La bonne dame s’éveilla avec un ronflement terrible, regarda par-dessus son épaule gauche, par-dessus son épaule droite, puis sur ses genoux. Elle n’y découvrit ni bas, ni laine, ni aiguille. Cependant les pas d’Obenreizer retentissaient dans l’escalier.

— Mon Dieu ! — dit Madame Dor, s’adressant au poêle.

Vendale ramassa les bas et le peloton, et jeta le tout à Madame Dor.

— Mon Dieu ! — répéta-t-elle, — tandis que cette avalanche s’engloutissait dans son vaste giron.

La porte s’ouvrit. Obenreizer entra. Du premier coup d’œil, il vit que Marguerite était absente.

— Eh ! quoi ! — s’écria-t-il, — ma nièce s’est retirée ! Ma nièce n’est point restée pour vous faire compagnie, Monsieur Vendale. C’est impardonnable, je vais la ramener.

Vendale l’arrêta.

— Ne dérangez pas Mademoiselle Obenreizer, — dit-il. — Je vois que vous êtes revenu sans votre ami.

— Il est resté auprès de notre compatriote pour le consoler. Une scène à déchirer le cœur, Monsieur Vendale. Les pénates au Mont de Piété ! Toute une famille plongée dans les larmes ! Nous nous sommes tous embrassés en silence. Mon ami était le seul qui fût resté maître de lui !

Là-dessus, il envoya chercher du vin.

— Puis-je vous dire un mot en particulier, Monsieur Obenreizer ? — lui demanda Vendale.

— Assurément.

Obenreizer se tourna vers Madame Dor.

— Bonne et chère créature, vous succombez au besoin de repos, — lui dit-il, — Monsieur Vendale vous excusera.

Madame Dor se mit en route et n’accomplit pas, sans peine, le grand voyage du poêle à son lit. Chemin faisant, elle laissa tomber un bas ; Vendale le ramassa et ouvrit la porte à la bonne dame. Elle fit un pas en avant. Voilà encore un bas par terre ! Vendale se baissa de nouveau et Obenreizer intervint avec force excuses, tout en lançant à la vieille Suissesse certain regard qui acheva de la mettre en désordre. Cette fois, tous les bas roulèrent ensemble sur le parquet, et, frappée d’épouvante, Madame Dor s’enfuit, tandis qu’Obenreizer balayait des deux mains tout le parquet avec fureur.

— Madame Dor ! — s’écria-t-il.

— Mon Dieu !

On entendit un sifflement dans l’air et Madame Dor disparut sous une grêle de bas. Obenreizer ne se possédait plus.

— Que devez-vous penser, Monsieur Vendale, — s’écria-t-il, — de ce déplorable empiétement des détails domestiques dans ma maison ? Quant à moi, j’en rougis vraiment. Ah ! nous commençons mal la nouvelle année : tout a été de travers ce soir. Asseyez-vous, je vous prie, et dites-moi ce que je puis vous offrir. Ne prouverons-nous point ensemble notre respect à une de vos grandes institutions Anglaises ? Ma foi, mon étude, à moi, toute mon étude, c’est d’être un joyeux compagnon. Je vous propose un grog.

Vendale déclina le grog, avec tout le respect voulu pour cette grande institution ironiquement célébrée par Obenreizer.

— Je désire vous parler d’une chose qui m’intéresse, plus qu’aucune autre au monde, — reprit-il. — Vous avez pu remarquer, dès les premiers moments où nous nous sommes rencontrés, l’admiration que m’a inspirée votre charmante nièce.

— Vous êtes bon, Monsieur Vendale. Au nom de ma nièce, je vous remercie.

— Peut-être avez-vous aussi observé dans ces derniers temps que mon admiration pour Mademoiselle Obenreizer s’était changée en un sentiment plus profond… plus tendre ?

— L’appellerons-nous le sentiment de l’amitié, Monsieur Vendale ?

— Donnez-lui le nom d’amour… et vous serez plus près de la vérité.

Obenreizer fit un bond hors de son fauteuil. Le battement étrange, à peine perceptible, qui était chez lui le plus sûr indice d’une prochaine colère, se fit voir sur ses joues.

— Vous êtes le tuteur de Mademoiselle Marguerite, — continua Vendale, — je vous demande de m’accorder la plus grande des faveurs, la main de votre nièce….

Obenreizer retomba sur sa chaise.

— Monsieur Vendale, — dit-il, — vous me pétrifiez.

— J’attendrai, — fit Vendale, — j’attendrai que vous soyez remis.

— Bon ! — murmura Obenreizer, — un mot avant que je revienne à moi ! Vous n’avez rien dit de tout ceci à ma nièce.

— J’ai ouvert mon cœur tout entier à Mademoiselle Marguerite, et j’ai lieu d’espérer…

— Quoi ! — s’écria Obenreizer, — vous avez fait une pareille demande à ma nièce sans avoir pris mon consentement… Vous avez fait cela ?

Il frappa violemment sur la table et, pour la première fois, perdit toute puissance sur lui-même.

— Quelle conduite est la vôtre ! — s’écria-t-il, — et comment, d’homme d’honneur à homme d’honneur, pourriez-vous la justifier ?

— Ma justification est bien simple, — repartit Vendale sans se troubler ; — c’est là une de nos coutumes Anglaises. Or, vous professez une grande admiration pour les institutions et les habitudes de l’Angleterre. Je ne puis honnêtement vous dire que je regrette ce que j’ai fait. Je me dois seulement à moi-même de vous assurer que dans cette affaire je n’ai pas agi avec l’intention de vous manquer de respect. Ceci établi, puis-je vous prier de me dire franchement quelle objection vous élevez contre ma demande ?

— Quelle objection ? — dit Obenreizer, — c’est que ma nièce et vous n’êtes pas de la même classe. Il y a inégalité sociale. Ma nièce est la fille d’un paysan, vous êtes le fils d’un gentleman. Vous me faites beaucoup d’honneur… beaucoup d’honneur, — reprit-il en revenant peu à peu à la politesse obséquieuse dont il ne s’était jamais départi avant ce jour, — un honneur qui ne mérite pas moins que toute ma reconnaissance. Mais je vous le dis, l’inégalité est trop manifeste, et, de votre part, le sacrifice serait trop grand. Vous autres Anglais, vous êtes une nation orgueilleuse. J’ai assez vécu dans ce pays pour savoir qu’un mariage comme celui que vous me proposez serait un scandale. Pas une main ne s’ouvrirait devant votre paysanne de femme, et tous vos amis vous abandonneraient…

— Un instant, — dit Vendale, — l’interrompant à son tour, — je puis bien prétendre en savoir autant sur mes compatriotes en général, et sur mes amis en particulier, que vous-même. Aux yeux de tous ceux dont l’opinion a quelque prix pour moi, ma femme même serait la meilleure explication de mon mariage. Si je ne me sentais pas bien sûr… remarquez que je dis bien sûr… d’offrir à Mademoiselle Marguerite une situation qu’elle puisse accepter sans s’exposer à aucune humiliation, entendez-vous bien, aucune !… je ne demanderais pas sa main… Y a-t-il un autre obstacle que celui-là ?… Avez-vous à me faire une autre objection qui me soit personnelle ?

Obenreizer lui tendit ses deux mains en forme de protestation courtoise.

— Une objection qui vous soit personnelle ! — dit-il, — cher monsieur, cette seule question est bien pénible pour moi.

— Bon ! — dit Vendale, — nous sommes tous deux des gens d’affaires. Vous vous attendez naturellement à me voir justifier devant vos yeux de mes moyens d’existence, je puis vous expliquer l’état de ma fortune en trois mots : j’ai hérité de mes parents vingt mille livres. Pour la moitié de cette somme, je n’ai qu’un intérêt viager qui, si je meurs, sera réversible sur ma veuve. Si je laisse des enfants le capital en sera partagé entre eux quand ils seront majeurs. L’autre moitié de mon bien est à ma libre disposition. Je l’ai placée dans notre maison de commerce, que je vois prospérer chaque jour ; cependant je ne puis en évaluer aujourd’hui les bénéfices à plus de douze cents livres par an. Joignez à cela ma rente viagère, c’est un total de quinze cents livres. Avez-vous quelque chose à dire à ce sujet contre moi ?

Obenreizer se leva, fit un tour dans la chambre. Il ne savait absolument plus que dire ni que faire.

— Avant que je réponde à votre dernière question, — dit-il, — après un petit examen discret de lui-même, — je vous demande la permission de retourner pour un moment auprès de Mademoiselle Obenreizer. J’ai conclu d’un mot que vous m’avez dit tout à l’heure qu’elle répondait à vos sentiments.

— C’est vrai, — fit Vendale, — j’ai l’inexprimable bonheur de savoir qu’elle m’aime.

Obenreizer demeura d’abord silencieux. Le nuage couvrit ses prunelles, le battement imperceptible agita ses joues.

— Excusez-moi quelques minutes, — dit-il avec sa politesse cérémonieuse, — je voudrais parler à ma nièce.

Puis il salua Vendale et quitta la chambre.

Vendale, demeuré seul, se mit à rechercher la cause de ce refus inattendu qu’il rencontrait. Obenreizer l’avait constamment empêché depuis quelques mois de faire sa cour à Marguerite. Maintenant il s’opposait à un mariage si avantageux pour sa nièce, que son esprit ingénieux même ne pouvait trouver à l’encontre aucune raison sérieuse. Incompréhensible conduite que celle d’Obenreizer ! Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Pour se l’expliquer à lui-même, Vendale descendit au fond des choses ; il se souvint qu’Obenreizer était un homme de son âge, et que Marguerite n’était sa nièce qu’à demi. Avec la prompte jalousie des amants, il se demanda s’il n’avait pas en même temps devant lui un rival à redouter et un tuteur à conquérir. Cette pensée ne fit que traverser son esprit ; ce fut tout. La sensation du baiser de Marguerite qui brûlait encore sa joue lui rappela qu’un mouvement de jalousie même passagère, était maintenant un outrage envers la jeune fille.

En y réfléchissant bien, on pouvait croire qu’un motif personnel et d’un tout autre genre dictait à Obenreizer une conduite si surprenante. La grâce et la beauté de Marguerite étaient de précieux ornements pour ce petit ménage. Elles donnaient du charme et de l’importance à la maison, des armes à Obenreizer pour subjuguer ceux dont il avait besoin, une certaine influence sur laquelle il pouvait toujours compter pour donner de l’attrait au logis et dont il pouvait user pour son intérieur. Était-il homme à renoncer à tout cela sans compensation ? Une alliance avec Vendale lui offrait, sans doute, certains avantages très-sérieux. Mais il y avait à Londres des centaines d’hommes plus puissants, plus accrédités que George, et peut-être avait-il placé son ambition et ses espérances plus haut !

À ce moment même où cette dernière question traversait l’esprit de Vendale, Obenreizer reparut pour y répondre ou pour n’y point répondre, ainsi que la suite de ce récit va le démontrer.

Il s’était fait un grand changement dans l’attitude et dans toute la personne d’Obenreizer ; ses manières étaient bien moins assurées ; il y avait autour de ses lèvres tremblantes des signes manifestes d’un trouble profond et violent. Venait-il de dire quelque chose qui avait fait entrer le cœur de Marguerite en révolte ? Venait-il de se heurter contre la volonté bien déterminée de la jeune fille ? Peut-être oui, peut-être que non. Sûrement, il avait l’air d’un homme rebuté et désespéré de l’être.

— J’ai parlé à ma nièce, — dit-il, — Monsieur Vendale ; l’empire que vous exercez sur sont esprit ne l’a pas entièrement aveuglée sur les inconvénients sociaux de ce mariage ?…

— Puis-je vous demander, — s’écria Vendale, — si c’est là le seul résultat de votre entrevue avec Mademoiselle Marguerite ?

Un éclair jaillit des yeux d’Obenreizer à travers le nuage.

— Oh ! vous êtes le maître de la situation, — répondit-il d’un ton de soumission ironique, — la volonté de ma nièce et la mienne avaient coutume de n’en faire qu’une. Vous êtes venu vous placer entre Mademoiselle Marguerite et moi ; sa volonté, à présent, est la vôtre. Dans mon pays, nous savons quand nous sommes battus et nous nous rendons alors avec grâce… à de certaines conditions. Revenons à l’exposé de votre fortune… Ce que je trouve à objecter contre vous, c’est une chose renversante et bien audacieuse pour un homme de ma condition parlant à on homme de la vôtre !

— Quelle est cette chose renversante ?

— Vous m’avez fait l’honneur de me demander la main de ma nièce. Pour le moment… avec l’expression la plus vive de ma reconnaissance et de mes plus profonds respects… je décline cet honneur.

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’êtes pas assez riche.

Ainsi qu’Obenreizer l’avait prévu, Vendale demeura frappé de surprise. Il était muet.

— Votre revenu est de quinze cents livres, — poursuivit Obenreizer. — Dans ma misérable patrie, je tomberais à genoux devant ces quinze cents livres, et je m’écrierais que c’est une fortune princière. Mais, dans l’opulente Angleterre, je dis que c’est une modeste indépendance, rien de plus. Peut-être serait-elle suffisante pour une femme de votre rang, qui n’aurait point de préjugés à vaincre ; ce n’est pas assez de moitié pour une femme obscurément née, pour une étrangère qui verrait toute la société en armes contre elle. Si ma nièce doit jamais vous épouser, il lui faudra vraiment accomplir les travaux d’Hercule pour arriver à conquérir son rang dans le monde. Ce n’est peut-être pas là votre manière de voir, mais c’est la mienne. Je demande que ces travaux d’Hercule soient rendus aussi doux que possible à Mademoiselle Marguerite. Dites-moi, Monsieur Vendale, avec vos quinze cents livres, votre femme pourrait-elle avoir une maison dans un quartier à la mode ? Un valet de pied pour ouvrir sa porte ? Un sommelier pour verser le vin à sa table ? Une voiture, des chevaux, et le reste ?… Je vois la réponse sur votre figure, elle me dit : Non… Très bien. Un mot encore et j’ai fini. Prenez la généralité des Anglaises, vos compatriotes, d’une éducation soignée et d’une grâce accomplie. N’est-il pas vrai qu’à leurs yeux, la dame qui a maison dans un quartier à la mode, valet de pied pour ouvrir sa porte, sommelier pour servir à sa table, voiture à la remise, chevaux à l’écurie, n’est-il pas vrai que cette dame a déjà gagné quatre échelons dans l’estime de ses semblables. Cela n’est-il pas vrai, oui ou non ?

— Arrivez au but, — dit Vendale ; — vous envisagez tout ceci comme une question d’argent. Quel est votre prix ?

— Le plus bas prix auquel vous puissiez pourvoir votre femme de tous les avantages que je viens d’énumérer et lui faire monter les quatre échelons dont il s’agit. Doublez votre revenu, Monsieur Vendale ; on ne peut vivre à moins en Angleterre avec la plus stricte économie. Vous disiez tout à l’heure que vous espériez beaucoup augmenter la valeur de votre maison. À l’œuvre ! Augmentez-la, cette valeur. Je suis bon diable, après tout ! Le jour où vous me prouverez que votre revenu est arrivé au chiffre de trois mille livres, demandez-moi la main de ma nièce : elle est à vous.

— Avez-vous fait part de cet arrangement à Mademoiselle Obenreizer ? — fit Vendale.

— Certainement, elle a encore un petit reste d’égards pour moi, Monsieur Vendale. Elle accepte mes conditions. En d’autres termes, elle se soumet aux vues de son tuteur, qui la gardera sur le chemin du bonheur avec la supériorité d’expérience qu’il a acquise dans la vie.

Puis il se jeta dans un fauteuil ; il était rentré en pleine possession de sa joyeuse humeur. Envisageant la situation, cette fois il s’en croyait bien le maître !

Une franche revendication de ses intérêts, une protestation vive et nette parut à Vendale inutile, au moins, en cet instant. Il n’en pouvait espérer rien de bon alors. Aussi se trouva-t-il muet, sans raison aucune pour s’y appuyer et pour se défendre. Ou les objections d’Obenreizer étaient le simple résultat de sa manière de voir en cette occasion, ou bien il différait le mariage dans l’espoir de le rompre avec le temps. Dans cette alternative, Vendale jugea que toute résistance serait vaine. Il n’y avait pas d’autre remède à ce grand malheur que de se rendre en mettant les meilleurs procédés de son côté.

— Je proteste contre les conditions que vous m’imposez, dit-il.

— Naturellement, — fit Obenreizer ; — j’ose dire qu’à votre place je protesterais tout comme vous.

— Et pourtant, — reprit Vendale, — j’accepte votre prix. Va pour trois mille livres. Dans ce cas, me sera-t-il permis de faire deux conditions à mon tour : d’abord j’espère qu’il me sera permis de voir votre nièce.

— Oh ! oh ! voir ma nièce, c’est-à-dire lui inspirer autant d’impatience de se marier que vous en ressentez vous-même… En supposant que je vous dise : Non, cela ne vous sera point permis ; vous chercheriez peut-être à voir Mademoiselle Marguerite sans ma permission.

— Très-résolûment.

— Admirable franchise ! voilà encore qui est délicieusement Anglais ! Vous verrez donc Mademoiselle Marguerite… à de certains jours, quand nous aurons pris rendez-vous ensemble. Votre seconde condition ?

— Votre manière de penser relativement à l’insuffisance de mon revenu m’a causé un grand étonnement, — continua Vendale, — je désire d’être assuré contre le retour de cet étonnement et… de sa cause. Vos idées actuelles sur les qualités désirables chez le mari de votre nièce peuvent encore se modifier. Vous exigez de moi aujourd’hui un revenu de trois mille livres. Puis-je être assuré que dans l’avenir, à mesure que votre expérience de l’Angleterre s’agrandira, vos désirs ne se monteront pas plus haut ?

— En bon Anglais, vous doutez de ma parole.

— Êtes-vous résolu à vous en fier à la mienne, quand je viendrai vous dire : J’ai doublé mon revenu ? Si je ne me trompe, vous m’avez averti tout à l’heure que je devrais vous en fournir des preuves authentiques.

— Bien joué, Monsieur Vendale ! Vous savez allier la vivacité étrangère avec la gravité Anglaise. Recevez mes compliments. Voulez-vous aussi accepter ma parole écrite ?…

Il se leva, s’assit devant un pupitre placé sur une table, écrivit quelques lignes, et présenta le papier à Vendale avec un profond salut. L’engagement qu’il venait de prendre était parfaitement explicite, signé, daté avec soin.

— Êtes-vous satisfait de cette garantie ? — demanda-t-il.

— Très-satisfait.

— Je suis charmé de vous entendre me le dire. Ah ! nous venons d’avoir notre petit assaut. En vérité, nous avons développé prodigieusement d’adresse des deux côtés. Mais voilà nos affaires arrangées pour le moment. Je n’ai pas de rancune, vous n’en avez pas davantage. Allons, Monsieur Vendale, une bonne poignée de mains à l’Anglaise.

Vendale tendit la main, bien qu’un peu étourdi de ce passage subit chez Obenreizer d’une humeur à une autre.

— Quand puis-je espérer de revoir Mademoiselle Obenreizer ? — demanda-t-il en se levant pour se retirer.

— Faites-moi l’honneur de me rendre visite demain même, — dit Obenreizer, — et nous réglerons cela ensemble. Et prenez donc un grog avant de partir. Non ?… bien… bien… nous réserverons le grog pour le jour où vous aurez vos trois mille livres de revenu et serez près d’être marié… Ah ! quand cela sera-t-il ?

— J’ai fait il y a quelques mois un inventaire de ma maison. Si les espérances que cet inventaire me donne se réalisent, j’aurai doublé mon revenu…

— Et vous serez, marié ? — interrompit Obenreizer…

— Et je serai marié dans un an. Bonsoir !


VENDALE SE DÉCIDE.


Lorsque Vendale entra dans son bureau le lendemain matin, il était dans des dispositions toutes nouvelles. Le jeune homme ne trouvait plus insipide sa routine commerciale du Carrefour des Éclopés : Marguerite, désormais, était intéressée dans la maison. Tout le mouvement qu’y avait produit la mort de Wilding, — son associé ayant alors dû procéder à une estimation exacte de la valeur de l’association, — la balance des registres, le compte des dettes, l’inventaire de l’année, tout cela se transformait à présent aux yeux de Vendale en une sorte de machine, une roulette indiquant les chances favorables ou défavorables à son mariage. Après avoir examiné les résultats que lui présentait son teneur de livres et vérifié les additions et les soustractions faites par ses commis, Vendale tourna son attention vers le département du prochain inventaire, et il envoya aux caves un messager qui demandait un rapport.

Joey Laddle apparut bientôt. Il passa la tête par la porte entre-bâillée du cabinet ; cet empressement donnait à penser que cette matinée avait dû voir quelque événement extraordinaire. Il y avait un commencement de vivacité dans les mouvements du garçon de cave ; et quelque chose même, qui ressemblait à de la gaieté, se lisait sur son visage.

— Qu’y a-t-il ? — demanda Vendale surpris, — quelque mauvaise nouvelle ?

— Je désirerais vous faire observer, mon jeune Monsieur Vendale, que je ne me suis jamais érigé en prophète….

— Qui prétend cela ? — fit Vendale.

— Aucun prophète, si j’ai bien compris ce que j’ai entendu dire de cette profession, n’a jamais vécu sous terre, — continua Joey. — Aucun prophète n’a jamais pris le vin du matin au soir par les pores, pendant vingt ans. Lorsque j’ai dit à Monsieur Wilding, mon pauvre jeune défunt maître, qu’en changeant le nom de la maison, il en avait changé la chance, me suis-je alors posé en prophète ?… Non… Et pourtant tout ce que j’ai dit est-il arrivé ?… Oui… Du temps de Pebbleson Neveu, Monsieur Vendale, on ne sut jamais ce que c’était qu’une erreur commise dans une lettre de consignation… Eh bien, maintenant, en voici une. Je vous prie seulement de remarquer qu’elle est antérieure à la venue de Mademoiselle Marguerite dans cette maison ; donc, il n’en faut point conclure que j’ai eu tort d’annoncer que les chansons de la jolie demoiselle devaient nous ramener la chance… — Lisez ceci, monsieur… Lisez, — reprit-il en indiquant du doigt un passage du rapport. — C’est une chose étrangère à mon tempérament que de décrier la maison que je sers. Mais, en vérité, Monsieur George, un devoir impérieux me commande de vous éclairer en ce moment. Lisez.

Vendale lut ce qui suit :

NOTE CONCERNANT LE CHAMPAGNE SUISSE.

Une irrégularité a été découverte dans la dernière consignation reçue de la maison Defresnier et Cie.

Vendale s’arrêta et consulta son mémorandum.

— Cette affaire date du temps de Wilding, — dit-il. — La récolte avait été bonne ; il l’avait prise tout entière. Le Champagne Suisse a été une bonne opération, n’est-ce pas, Joey ?

— Je ne dis pas qu’elle ait été mauvaise. Le vin aurait pu devenir malade dans les celliers de nos clients ; il aurait pu se gâter entre leurs mains. Mais je ne dis pas que dans les nôtres l’affaire ait été mauvaise. Lisez, monsieur.

Vendale reprit sa lecture.

Nous trouvons que le nombre des caisses est conforme à la mention qui est faite sur nos livres. Mais six de ces caisses, qui présentent, d’ailleurs, une légère différence dans la marque, ont été ouvertes et contiennent du vin rouge au lieu de Champagne. Nous supposons que la similitude des marques (malgré les légères différences dont il est question plus haut) auront causé l’erreur commise à Neufchâtel. Cette erreur ne s’étend pas à plus de six caisses.

— Est-ce tout ? — demanda Vendale en jetant la note loin de lui.

Les yeux de Joey Laddle suivirent tristement le papier qui roulait sur le parquet.

— Je suis bien aise de vous voir prendre cela si peu à cœur, monsieur, — dit-il. — Quoi qu’il arrive, ce sera toujours un soulagement pour vous de penser que vous n’en avez pas été attristé. Souvent une erreur mène à une autre. Un homme laisse tomber par mégarde un petit morceau d’écorce d’orange sur le pavé ; un autre homme marche dessus ; voilà de la besogne pour l’hôpital et un estropié pour la vie. Je suis aise de voir que vous preniez si légèrement ce que je viens de vous apprendre. Au temps de Pebblesson et Co., nous n’eussions pas eu de trêve jusqu’à la découverte de la chose. Loin de moi la pensée de décrier la maison, jeune Monsieur Vendale. Je vous souhaite de vous trouver toujours bien de cette manière d’agir. Et je vous dis cela sans offense, monsieur, sans offense…

En même temps, Joey ouvrit la porte tout en jetant autour de lui un regard de mauvais augure avant de franchir le seuil.

— Eh ! — fit-il, — je suis mélancolique et stupide, c’est vrai ; mais je suis un vieux serviteur de Pebblesson Neveu, et je désire que vous vous trouviez bien de ces six caisses de vin rouge qui vous ont été données pour d’autre vin… je le désire…

Demeuré seul, Vendale se prit à rire.

— Je ferai aussi bien d’écrire de suite, de peur de l’oublier.

Il écrivit en ces termes :

« Chers Messieurs,

Nous sommes en devoir de faire notre inventaire. Nous avons remarqué une erreur dans la dernière consignation de Champagne expédiée par votre maison à la nôtre. Six de nos caisses contenaient du vin rouge, que nous vous renvoyons. La chose peut aisément se réparer par l’envoi que vous nous ferez de six caisses de Champagne que vous nous renverrez, — si vous le pouvez, — sinon vous nous créditerez de la valeur de ces caisses sur la somme de cinq cents livres, récemment payées à vous par notre maison.

» Vos dévoués serviteurs,
» Wilding et Co. »

Cette lettre expédiée, ce sujet s’effaça rapidement de l’esprit de Vendale. Il avait à penser à d’autres choses plus intéressantes sans doute. Le même jour, il fit à Obenreizer la visite que celui-ci attendait. Il fut entendu que plusieurs soirées seraient réservées chaque semaine à ses entrevues avec Marguerite, toujours en présence d’un tiers. Sur ce point Obenreizer insista poliment, mais avec un entêtement inflexible. La seule concession qu’il fit à Vendale fut de lui laisser le choix de cette tierce personne, et, confiant dans l’expérience acquise, le jeune homme choisit sans hésitation l’excellente femme qui raccommodait les bas d’Obenreizer en dormant. En apprenant la responsabilité qui allait peser sur elle, Madame Dor se montra fort agitée. Elle attendit que les gens d’Obenreizer l’eussent quittée et regarda Vendale avec un clignement sournois de ses grosses paupières, et puis on se sépara.

Le temps passait. Les heureuses soirées auprès de Marguerite s’écoulaient trop rapidement. Dix jours après qu’il avait écrit à la maison de Suisse, Vendale, un matin, trouva la réponse sur son pupitre avec les autres lettres apportées par le courrier.

Chers Messieurs,

» Nous vous présentons nos excuses pour la petite erreur dont vous vous plaignez. En même temps nous regrettons d’ajouter que les recherches dont cette erreur a été la cause nous ont amenés à une découverte inattendue, car c’est une affaire des plus graves pour vous et pour nous.

» N’ayant plus de Champagne de la dernière récolte, nous prîmes des arrangements pour créditer votre maison de la valeur des dix caisses que vous savez. Alors, et pour obéir à certaines formes que nous avons l’habitude d’observer, nous nous sommes renseignés, aussi bien sur les livres de notre banquier que sur les nôtres, et nous avons été surpris d’acquérir la certitude qu’aucun payement en argent de la nature de celui dont vous nous parlez ne peut être arrivé en notre maison. Nous sommes également persuadés qu’aucun versement à notre compte n’a été fait à la Banque.

» Il n’est pas nécessaire, au point où en sont les choses, de vous fatiguer par des détails inutiles. Cet argent aura sans doute été volé dans le trajet qu’il a dû parcourir pour arriver de vos mains dans les nôtres. Certaines particularités relatives à la façon dont la fraude a été commise, nous amènent à penser que le voleur peut avoir espéré se mettre en mesure de payer à nos banquiers la somme soustraite avant qu’on ne découvrît la soustraction en relevant les comptes de fin d’année. Ce relevé ne doit être fait que dans trois mois. Sans la circonstance actuelle, nous eussions pu ignorer jusqu’au bout le vol dont vous êtes les victimes.

» Nous vous faisons part de ce dernier détail, qui vous démontrera que nous n’avons pas affaire à un voleur ordinaire, et nous espérons que vous voudrez bien nous aider dans les recherches que nous allons commencer, en examinant tout d’abord le reçu qui doit vous être arrivé comme émanant de notre maison et qui ne peut être qu’un faux. Ayez la bonté de vous assurer, en premier lieu, si la facture est entièrement manuscrite ou si elle est imprimée et numérotée. Dans ce dernier cas, on n’aurait eu à inscrire que le montant de la somme. Ce détail, futile en apparence, est, croyez-le, très important.

» Nous attendons votre réponse avec la plus grande impatience, et demeurons avec estime et considération vos serviteurs.

» Defresnier et Cie. »

Vendale posa la lettre sur le bureau et attendit quelques instants pour donner à son esprit le temps de se remettre du coup qui venait de le frapper. Au moment où il était pour lui d’une si précieuse importance de voir augmenter le produit de sa maison, il perdait cinq cents livres. Ce fut à Marguerite qu’il pensa, tout en prenant une clef qui ouvrait une chambre de fer pratiquée dans la muraille, où les livres et les papiers de l’association étaient conservés. Il était encore là, cherchant ce reçu maudit, lorsqu’il tressaillit au son d’une voix qui lui parlait.

— Je vous demande pardon… J’ai peur de vous avoir dérangé.

C’était la voix d’Obenreizer.

— Je suis passé chez vous, — reprit le Suisse, — pour savoir si je ne peux vous être utile à quelque chose. Des affaires personnelles m’obligent à me rendre pour quelques jours à Manchester et à Liverpool. Voulez-vous qu’en même temps je m’y occupe des vôtres ? Je suis entièrement à votre disposition, et, je puis être le voyageur de la maison Wilding et Co…

— Excusez-moi pour quelques minutes, — dit Vendale, — nous causerons tout à l’heure.

En disant cela, il continuait à fouiller les papiers et à examiner les registres.

— Vous êtes arrivé à propos, — dit-il, — les offres de l’amitié me sont plus précieuses en ce moment que jamais, car j’ai reçu ce matin de mauvaises nouvelles de Neufchâtel.

— De mauvaises nouvelles ! — s’écria Obenreizer.

— De Defresnier et Cie.

— De Defresnier ?…

— Oui, une somme d’argent que nous leur avons envoyée a été volée. Je suis menacé d’une perte de cinq cents livres.

— Qu’est-ce que cela ? — dit Obenreizer.

Mais en rentrant dans le bureau, Vendale aperçut son buvard qui venait de tomber par terre, et Obenreizer à genoux qui en ramassait le contenu.

— Combien je suis maladroit, — s’écria le Suisse. — Cette nouvelle que vous m’avez annoncée m’a tellement surpris qu’en reculant…

Il s’intéressait si vivement à la réunion des différents papiers tombés du buvard qu’il n’acheva point sa phrase.

— Ne prenez pas tant de peine, — dit Vendale, — un commis fera cette besogne.

— Mauvaise nouvelle ! — répéta Obenreizer, qui continuait à ramasser les enveloppes et les lettres, — mauvaise nouvelle !

— Si vous lisiez la missive que je viens de recevoir, — continua Vendale, — vous verriez que j’ai bien raison de m’alarmer. Tenez ! elle est là, ouverte sur mon pupitre.

Quant à lui, il continua ses recherches ; une minute après, il trouvait le faux reçu. C’était bien le modèle imprimé et numéroté qu’indiquait la maison Suisse. Vendale prit note du numéro et de la date. Après avoir classé le reçu et fermé la chambre de fer, il eut le loisir de remarquer Obenreizer qui lisait la lettre de Defresnier, à l’autre bout de la chambre, dans l’enfoncement de la croisée.

— Venez donc auprès du feu. Vous grelottez de froid là-bas, je vais sonner pour qu’on apporte du charbon.

Obenreizer revint lentement au pupitre.

— Marguerite sera aussi désolée de cette nouvelle que moi-même, — dit-il d’un ton amical ; — qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Je suis à la discrétion de Defresnier et Cie, — répondit Vendale. — Dans l’ignorance absolue des circonstances qui ont accompagné le vol, je ne puis que faire ce qu’ils me recommandent. Le reçu que je tenais à l’instant est numéroté et imprimé. Ils paraissent attacher à ce détail une importance particulière. Pourquoi ?… Vous qui avez dû acquérir une certaine connaissance de leurs affaires, tandis que vous étiez dans leur maison, pouvez-vous me le dire ?

Obenreizer réfléchit.

— Si j’examinais le reçu ! — dit-il.

— Bon ! — s’écria Vendale, frappé par le changement qui venait de s’opérer sur sa physionomie. — Vous sentez-vous incommodé ? Encore une fois, approchez-vous donc du feu. Vous avez l’air d’être transi… Oh ! j’espère que vous n’allez pas tomber malade.

— Je ne sais, — dit Obenreizer. — Peut-être ai-je pris froid. Votre climat Anglais aurait bien fait d’épargner l’un de ses admirateurs… Mais, faites-moi voir le reçu.

Tandis que Vendale rouvrait la chambre de fer, Obenreizer prit une chaise et s’assit ; il étendit ses deux mains au-dessus de la flamme.

— Ce reçu ! — s’écria-t-il encore avec une vivacité extraordinaire, lorsque Vendale reparut, tenant un papier à la main.

Le portier, au même instant, entrait avec une provision de charbon de terre ; son maître lui recommanda de faire un bon feu. L’homme obéit avec un empressement funeste ; il fit quelques pas en avant, et tandis qu’il enlevait le seau plein de charbon, il se prit un pied dans un pli de tapis. Il trébucha, tout le contenu du seau tomba dans la grille, la flamme en fut étouffée tout net et un énorme flot de fumée jaunâtre remplit la chambre.

— Imbécile ! — murmura Obenreizer en lançant sur le malheureux portier un regard, dont, après tant d’années, celui-ci se souvient encore.

— Voulez-vous venir dans le bureau des commis ? — demanda Vendale. — Il y a un poêle.

— Ce n’est pas la peine.

Et il tendait la main. Et sa main tremblait.

Vendale lui donna le reçu. L’intérêt qu’Obenreizer paraissait prendre à cette affaire sembla s’éteindre aussi subitement que le feu même, dès qu’il fut le maître de ce papier. Il ne fit qu’y jeter un coup d’œil.

— Non, — dit-il, — je n’y comprends rien. Désolé de ne pouvoir vous éclairer.

— J’écrirai donc à Neufchâtel par le courrier de ce soir, — dit Vendale, en mettant le reçu de côté pour la seconde fois, — il nous faut attendre et voir ce qui arrivera.

— Par le courrier de ce soir, — répéta Obenreizer. — Voyons ! vous aurez la réponse dans huit ou neuf jours. Je serai de retour auparavant. Si je puis vous être utile comme voyageur de commerce, vous me le ferez savoir. En ce cas, vous m’enverriez des instructions écrites. Mes meilleurs remerciements… Je suis très curieux de connaître la réponse de Defresnier. Qui sait ? Ce n’est peut-être qu’une erreur. Courage, mon cher ami, courage.

Il n’avait point du tout l’air pressé quand il était arrivé dans la maison, et maintenant il saisissait son chapeau en toute hâte, il prit congé de l’air d’un homme qui n’a pas un instant à perdre.

Vendale se mit à marcher en réfléchissant dans les chambres.

Sa première impression sur Obenreizer s’était bien modifiée durant ce nouvel entretien, et il se demandait s’il n’avait point commis la faute de le juger trop sévèrement et trop vite. C’est qu’en vérité la surprise et les regrets du Suisse, en apprenant la fâcheuse nouvelle que la maison Wilding et Co. venait de recevoir, avaient un grand caractère de franchise. On voyait bien que ces regrets étaient honnêtement sentis, et l’expression qu’Obenreizer leur avait donnée était bien loin de la simple et banale politesse d’usage. Ayant lui-même à lutter contre des soucis personnels, souffrant peut-être des premières atteintes d’un mal grave, il n’en avait pas moins eu dans cette circonstance l’air et le ton d’un homme qui déplore du fond du cœur ce qui arrive de mal à son ami. Jusque-là, Vendale avait en vain essayé souvent de concevoir une opinion plus favorable du tuteur de Marguerite, et cela pour l’amour de Marguerite même. Mais après les témoignages d’intérêt qu’Obenreizer venait de lui donner, il n’hésitait plus à penser qu’il avait été injuste envers lui ; tous les généreux instincts de sa nature lui disaient qu’il s’était arrêté trop vite à de certains indices fâcheux.

— Qui sait ? — se disait-il, — je peux très bien avoir mal lu sur la physionomie de cet homme.

Le temps s’écoula de nouveau. Les heureuses soirées passées avec Marguerite s’enfuyaient plus promptes. Le dixième jour était encore une fois arrivé depuis l’envoi de la seconde lettre de Vendale à Neufchâtel. La réponse vint.

» Cher Monsieur,

» Notre principal associé, M. Defresnier, a été forcé de se rendre à Milan pour des affaires très-urgentes. En son absence et avec son entière participation et son aveu, je vous écris de nouveau relativement à ces cinq cents livres disparues.

» Votre déclaration que le faux reçu a été fait sur un modèle imprimé et numéroté nous a causé une surprise et un chagrin inexprimables. À l’époque où cette fraude a été commise, il n’existait que trois clefs ouvrant le coffre-fort où nos modèles sont renfermés. Mon associé avait une de ces clefs, j’en avais une autre, la troisième était aux mains d’une personne qui occupait alors chez nous un poste de confiance ; nous aurions plutôt songé à nous accuser nous-mêmes qu’à élever aucun soupçon contre cette personne. Et cependant…

» Je ne puis aller jusqu’à vous dire pour le moment qui est cette personne ; je ne vous le dirai point tant que je verrai l’ombre d’une chance pour elle de se tirer avec honneur de l’enquête que nous allons commencer. Pardonnez-moi cette réserve, car le motif en est louable.

» Le genre d’investigations que nous allons poursuivre est fort simple. Nous ferons comparer notre reçu par des experts avec quelques spécimens d’écriture que nous avons en notre possession. Je ne puis vous adresser ces spécimens pour de certaines raisons que vous approuverez certainement lorsqu’elles vous seront connues. Je vous prie donc de m’envoyer le reçu à Neufchâtel ; et je fais suivre cette prière de quelques mots indispensables pour vous mettre sur vos gardes.

» Si la personne sur laquelle nous faisons à regret placer nos soupçons est réellement celle qui a commis le faux, nous avons quelque motif de craindre que de certaines circonstances ne lui aient déjà donné l’éveil. La seule preuve contre cette personne est le reçu qui est dans vos mains ; elle remuera ciel et terre pour l’obtenir de vous et la détruire. Je vous prie donc instamment de ne pas confier cette pièce à la poste. Envoyez-la-moi sans perdre de temps par un messager particulier et ne choisissez ce messager que parmi les gens qui sont depuis longtemps à votre service. Il faut aussi que ce soit un homme accoutumé aux voyages, parlant bien le Français, un homme courageux, et un honnête homme. Vous devez le connaître assez bien pour ne pas craindre qu’il se laisse aller en route à aucun étranger cherchant à lier connaissance avec lui. Ne dites qu’à lui, à lui seul la nature de cette affaire et la tournure qu’elle va prendre. Je vous engage à suivre l’interprétation littérale de tous ces avis que je vous donne, convaincu que l’arrivée à bon port du faux reçu en dépend.

» Je n’ai plus à ajouter qu’une chose. C’est que votre promptitude à agir est de la plus haute importance. Il nous manque plusieurs de nos modèles de reçus et nous ne pouvons prévoir quelles fraudes seront commises, si nous ne mettons la main sur le voleur !

» Votre dévoué serviteur,
Pour Defresnier et Cie,
» Rolland »

Quel était donc celui qu’on soupçonnait ?

Vendale pensa qu’il chercherait inutilement à le deviner. Mais qui pouvait-il bien envoyer à Neufchâtel avec le reçu ? Certes il n’était pas difficile de trouver au Carrefour des Éclopés un homme courageux et honnête. Mais où était l’homme accoutumé aux voyages, parlant le Français, et sur qui l’on pourrait réellement compter pour tenir à distance tout étranger qui voudrait lier connaissance avec lui pendant la route ? Vendale n’avait réellement qu’un seul compagnon sous la main, qui réunît toutes les conditions dans sa personne. C’était lui-même.

Un grand sacrifice sans doute que de quitter sa maison, un plus grand sacrifice encore que de quitter Marguerite. Mais après tout, il s’agissait de cinq cents livres et Rolland insistait si positivement sur l’interprétation littérale des démarches par lui conseillées, qu’il ne fallait point hésiter à lui obéir. Plus Vendale réfléchissait, plus la nécessité de son départ lui apparaissait clairement.

— Partons !… — soupira-t-il.

Comme il remettait le reçu et la nouvelle lettre sous clef, certaine association d’idée lui vint qui lui rappela Obenreizer. Il pensa qu’avec l’aide de celui-ci, il lui deviendrait bien plus facile de deviner quel pouvait être le voleur ; Obenreizer pouvait le lui faire connaître.

Cette pensée avait à peine traversé son esprit que la porte s’ouvrit et qu’Obenreizer entra.

— On m’a dit dans Soho Square qu’on attendait votre retour dans la soirée d’hier, — lui dit Vendale en lui souhaitant la bienvenue. — Avez-vous fait de bonnes affaires en province ?… Êtes-vous mieux portant ?

— Mille grâces, — répondit Obenreizer, — j’ai fait admirablement mes affaires. — Je suis bien !… très bien !… Et maintenant, quelles nouvelles ? Avez-vous des lettres de Suisse ?

— Une lettre bien extraordinaire, — dit Vendale. — L’affaire a pris une tournure nouvelle, et l’on me recommande de Neufchâtel le plus profond secret sur les mesures que nous allons adopter. Ce secret doit être gardé vis-à-vis de tout le monde.

— Sans en excepter personne ? — demanda Obenreizer.

Et tout en répétant : « Personne, » il se retira d’un air pensif du côté de la croisée, à l’autre bout de la chambre, regarda pendant un moment dans la rue ; puis tout à coup, revenant à Vendale.

— Sûrement, ils ont perdu la mémoire, — dit-il, — puisqu’ils ne font pas même une exception en ma faveur.

— C’est Rolland qui m’écrit, — répliqua Vendale, — comme vous le dites, il doit avoir perdu la mémoire. Ce côté de l’affaire m’échappait complètement. Je souhaitais de vous voir et de vous consulter au moment même où vous êtes entré. Je suis pourtant lié par une défense formelle, mais je ne puis croire qu’elle vous concerne. Tout cela est bien fâcheux.

Les yeux d’Obenreizer, couverts de leur nuage, se fixèrent sur Vendale.

— Peut-être est-ce bien plus que fâcheux, — dit-il. — Je suis venu ce matin, non seulement pour avoir des nouvelles, mais pour m’offrir à vous comme intermédiaire ou comme messager. Le croirez-vous ? J’ai reçu des lettres qui m’obligent à me rendre en Suisse sans tarder. J’aurais pu me charger des pièces et documents de cette affaire et les remettre à Defresnier.

— Vous êtes bien l’homme qu’il me fallait, — fit Vendale. — Il n’y a pas cinq minutes que cherchant autour de moi et ne trouvant personne qui pût me remplacer dans le voyage, j’avais résolu de l’entreprendre moi-même… Laissez-moi relire cette lettre.

Il ouvrit la chambre de fer pour y reprendre la lettre. Obenreizer jeta un coup d’œil rapide autour de lui pour bien s’assurer qu’ils étaient seuls, le suivit à deux pas de distance, et sembla le mesurer du regard. Vraiment, Vendale était plus grand que lui et sans doute plus fort. Obenreizer recula et s’approcha de la cheminée.

Vendale pendant ce temps, lisait pour la troisième fois le dernier paragraphe de la lettre. Il y avait là un avis très-clair et la dernière phrase demandait au jeune négociant de suivre cet avis à la lettre.

D’un côté une grosse somme d’argent en jeu, de l’autre un terrible soupçon à éclaircir. Vendale comprit que s’il agissait à sa guise et si quelque événement arrivait ensuite et déjouait toutes les mesures prises, la faute lui en serait imputée, le blâme retomberait sur lui seul. En sa qualité d’homme d’affaires, il n’avait vraiment qu’un parti à suivre. Il remit la lettre sous clef.

— Quel ennui ! — dit-il à Obenreizer. — Il y a sans doute ici de la part de Rolland un oubli inconcevable et qui me met dans une sotte et fausse position vis-à-vis de vous. Que dois-je faire ? Il me semble qu’ayant un si grand intérêt dans cette fâcheuse aventure dont j’ignore tous les détails, je n’ai pas la liberté de ne pas obéir aux injonctions de mon correspondant et que je dois au contraire m’y conformer sans résistance. Vous me comprendrez certainement. Vous me voyez esclave des ordres que je reçois, et je ne peux assez vous dire combien j’aurais été heureux, en cette occasion, d’accepter vos services…

— N’en parlons plus, — dit Obenreizer. — À votre place, je n’agirais pas différemment. Je ne suis donc point du tout offensé de votre conduite, et je vous remercie pour le compliment que vous me faites… Bah ! nous serons au moins compagnons de voyage. Vous partez avec moi aujourd’hui même.

— Aujourd’hui. Mais il faut, cela va sans dire, que je voie Marguerite.

— Assurément. Voyez-la ce soir. Vous me prendrez au passage et nous nous rendrons ensemble au chemin de fer. Nous partirons à huit heures par le train poste.

— Par le train poste, — dit Vendale.

Il était plus tard que Vendale ne le croyait, lorsqu’il arriva à la maison de Soho Square. Les affaires suscitées par ce départ précipité avaient surgi devant lui par douzaines. Toutes sortes d’obligations qu’il ne pouvait négliger le forcèrent de se résigner à cette cruelle perte d’un temps si court et si précieux qu’il voulait consacrer à Marguerite. À sa grande surprise et à son extrême joie, elle était seule dans le salon lorsqu’il entra.

— Nous n’avons que peu d’instants à nous, George — dit-elle, — mais grâce à la bonté de Madame Dor nous pouvons au moins les passer tous deux seuls ensemble.

Elle lui jeta les bras autour du cou.

— George, — lui dit-elle tout bas, — avez-vous fait quelque chose qui ait pu blesser Monsieur Obenreizer ?

— Moi ! — s’écria Vendale stupéfait.

— Taisez-vous, — dit-elle, — il faut que je vous parle bien bas. Rappelez-vous le petit portrait photographié que vous m’avez donné ? Cette après-midi, je ne sais comment il le trouva sur la cheminée. Il le prit, le regarda, et moi, je voyais son visage dans ce miroir… Ah ! je suis sûre que vous l’avez offensé. Il est vindicatif, implacable, et aussi muet qu’une tombe. Ne partez pas avec lui… George… ne partez pas !

— Mon cher amour, — répondit Vendale, — vous vous laissez égarer par votre imagination. Jamais Obenreizer et moi n’avons été meilleurs amis qu’à présent.

Avant que Marguerite n’eût pu répondre, un pas sonore et le poids d’un corps majestueux firent trembler le parquet de la pièce voisine, et Madame Dor apparut.

— Obenreizer, — dit-elle.

Puis elle se laissa tomber lourdement sur une chaise, à sa place ordinaire, devant le poêle.

Obenreizer entra avec un sac de courrier qu’il portait en bandoulière.

— Êtes-vous prêt ? — demanda-t-il à Vendale. — Puis-je porter quelque chose pour vous ?… Eh quoi ! n’avez-vous point un sac de voyage ? Je viens d’en acheter un. Regardez. Ici est la poche aux papiers. Elle est à votre service.

— Je vous remercie, — dit Vendale, — je n’ai qu’un seul papier important, je suis forcé de ne pas m’en dessaisir et il est là, il doit rester là, jusqu’à ce que nous arrivions à Neufchâtel.

Vendale, en même temps, touchait la poche de son habit. Il sentit la main de Marguerite qui pressait la sienne. La jeune fille examinait Obenreizer jusqu’au fond de l’âme. Mais déjà celui-ci s’était retourné vers Madame Dor, et prenait congé de la bonne dame.

— Adieu, ma chère Marguerite, — s’écria t-il en revenant vers sa pupille pâle et épouvantée. — Allons, Vendale, êtes-vous prêt, enfin ? En route ! En route ! mon ami, pour Neufchâtel !

Il frappa légèrement Vendale à la poitrine, à la place où était la poche qui contenait le reçu et sortit le premier.

Le dernier regard de Vendale fut pour Marguerite.

Les derniers mots de la jeune fille furent ceux-ci :

— Ne partez pas !