L’Aéroplane fantôme/p2/ch1

Boivin et Cie (p. 109-124).
DEUXIÈME PARTIE




MISS VEUVE


CHAPITRE PREMIER

SURPRISE D’UN HOMME QUE RIEN N’ÉTONNE


Six heures du matin.

Le premier omnibus, allant de la Place Saint-Michel à la gare Saint-Lazare, dessine sa masse lourde sur le pont, dans la brume bleutée montant de la Seine.

Un coupé arrive en sens inverse de la direction du Châtelet ; il s’engage sur le boulevard du Palais et vient stopper devant la porte principale de la préfecture de police, fixant l’attention flottante du pompier de faction.

Le soldat rectifia la position à la vue du personnage qui sauta de la voiture sur le trottoir.

Il avait reconnu M. Lepiquant, préfet de police de la bonne ville de Paris.

Tout le monde connaît M. Lepiquant, figure parisienne par excellence.

Quarante-cinq à cinquante ans, de taille moyenne, alerte, le poil grisonnant, la face volontaire et cordiale, accomplissant son devoir avec une énergie spirituelle qui lui a concilié les sympathies des perturbateurs les plus extrêmes.

Il avait à peine posé le pied sur le trottoir, qu’un balayeur, jusque-là occupé à repousser du bout de son « genêt » les scories de la circulation polluant la chaussée, s’approcha vivement et lui adressant la parole avec une familiarité respectueuse :

— Eh bien, monsieur le préfet ?

Sans manifester le moindre étonnement, l’interpellé répliqua :

— J’ai mis en campagne, dès hier soir, sitôt après vous avoir vu, les brigades de surveillance des étrangers. J’aurai sans doute du nouveau ce matin.

— Comment le saurai-je ?

— J’enverrai à votre domicile… Hermann, n’est-ce pas, rue des Lavandières-Sainte-Opportune ?

— Monsieur le préfet a la mémoire sûre d’un maître.

Et le balayeur reprit son travail un instant interrompu.

M. Lepiquant se dirigea vers la porte cochère, encore close à cette heure matinale, et sonna. Un instant plus tard, il se trouvait sous la voûte du vestibule conduisant à la première cour.

M. Lepiquant pénétra dans la loge, s’approcha d’une boîte aux lettres fixée au mur, tira de son gousset une petite clef nickelée qu’il introduisit dans la serrure, et ouvrit la boîte.

À l’intérieur, des papiers, lettres, journaux. Le préfet s’en saisit ; puis sa main tâtonna un instant au fond de la cachette postale, enfin il la ramena à lui. Entre ses doigts, il serrait une seconde clef, celle-ci de dimension moyenne.

Cette clef est celle qui actionne la serrure compliquée apposée à la porte du bureau particulier du préfet. Quand celui-ci s’absente, il l’enferme dans sa boîte-correspondance, chez le concierge, boîte dont il porte toujours la clef sur lui. De la sorte, nul ne saurait pénétrer dans son cabinet, et toute « indiscrétion » devient impossible.

Il s’éloignait déjà.

En marchant, il dépliait un journal, avec la vivacité de l’homme pour qui aucune des quatorze cent quarante minutes de la journée ne saurait être accordée à la flânerie.

Soudain, il s’arrêta net au milieu de la cour.

— Ça devient amusant, murmura-t-il.

En tête de la feuille, s’étalait, en caractères énormes, la manchette sensationnelle suivante :

Signe des temps ! Un particulier déclare la guerre à l’Empire d’Allemagne.

Au-dessous, en première colonne, le préfet, immobilisé par une irrésistible curiosité, lut l’étrange article que voici :

« Hier, au reçu d’un télégramme transmis sur notre « fil spécial », nous avons annoncé la terrible catastrophe d’Eissen (Allemagne).

« En dépit du double cordon de factionnaires, des postes nombreux et rapprochés, qui l’isolent contre toute curiosité, l’usine d’aviation militaire a été détruite, de fond en comble, en quelques minutes, par un incendie, que les témoins oculaires définissent « un orage qui brûle », souhaitant sans doute exprimer ainsi le caractère « électrique » du sinistre.

« Nous avions conclu à un attentat anarchiste ou nihiliste.

« Un fait nouveau semble démontrer que cette première impression était inexacte de tout point.

« Le soir, en effet, durant la représentation de gala, donnée au théâtre de l’avenue des Tilleuls — (Theater unter den Linden) — des papiers furent distribués aux spectateurs, sans que la police ait remarqué un seul distributeur.

« Ces papiers portaient ces lignes :

« Je me suis manifesté à Eissen. Je continuerai, si le gouvernement allemand ne m’aide point à réhabiliter le souvenir du martyr que je lui ai désigné. Souhaitez, Allemands, ne pas revoir mon paraphe.

« Et le paraphe, apposition d’un timbre de caoutchouc, reproduisant une signature nerveuse, volontaire, exagérée, dans l’original de laquelle la plume avait craché un jet d’encre ainsi qu’une volée de mitraille, soulignait ces deux mots mystérieux et mélancoliques :

« Miss Veuve. »

— Tout à fait amusant, murmura derechef le préfet de police. Ce pauvre inspecteur Hermann que m’a envoyé, par rapide, la police secrète berlinoise, ne se renseignera pas à Paris. Il résulte de la lettre même, publiée par ce quotidien, que l’auteur de l’attentat d’Eissen, n’a pas quitté la capitale allemande.

Puis par réflexion :

— Miss Veuve !… Que cache ce pseudonyme bizarre ?

Mais il eut un brusque remous des épaules, et d’un ton impatient :

— Bah ! cela est un problème d’Outre-Rhin, et Paris me donne assez de besogne pour que je ne dépense pas mon temps à la solution de charades étrangères. Au travail.

Sur ce, il se remit en marche, gagna la partie de l’immeuble réservée ainsi qu’en faisaient foi les inscriptions murales, au « cabinet de M. le préfet », et s’arrêta devant la porte accédant à la pièce, dans laquelle s’élaborent les ordres à l’armée de braves gens, qui consacrent leur vie à défendre la loi contre le crime.

La clef, prise tout à l’heure dans la boîte aux lettres, tourna dans la serrure avec un déclic à peine perceptible. Elle était sûrement d’excellente fabrication.

Après quoi, M. Lepiquant appuya le doigt sur un poussoir habilement dissimulé ; la porte s’ouvrit.

Il entra, referma, et s’avança vers son bureau placé auprès d’une fenêtre.

Mais là, il eut un cri :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

sur le sous-main, il venait d’apercevoir un paquet peu volumineux, enfermé dans une enveloppe rayée de bandes alternées bleues et noires. Une grande étiquette blanche, collée sur le colis, portait la suscription :

« ENVOI DE MISS VEUVE
« À Monsieur Lepiquant, préfet de police.

« Pardon d’avoir violé le secret de votre cabinet. Je n’avais pas à hésiter, car je voulais vus marquer ma confiance et mon estime en vous mettant, vous, le premier, au courant du motif de mes actions. »

Du coup, M. Lepiquant, qui ne s’étonne jamais, fut surpris. Sa porte fermée avec le luxe de précautions que l’on sait, le mystère avait fait irruption dans son cabinet, et cela au milieu de la préfecture, des services de surveillance, des fonctionnaires gardant l’entrée.

Mais le préfet n’est point un homme à se perdre longtemps en considérations vagues.

Un autre eût sonné, interrogé les veilleurs de nuit, le concierge, les soldats ou agents de garde. Il jugea cela inutile. La personne signant « Miss Veuve » affirmait avoir pénétré dans le bureau par ses seuls moyens, c’est du moins ce qui se lisait entre les lignes.

Le préfet ne douta pas. Son esprit lucide discerna sur-le-champ la réalité. Un être doué sans doute d’une puissance formidable, se révélait. Il parlait d’estime, de confiance. Avant tout, il importait de savoir ce qu’il désirait faire entendre au destinataire de son envoi mystérieux.

Aussi, jetant journaux et courrier sur un fauteuil, M. Lepiquant saisit le paquet, le débarrassa de son enveloppe bicolore, et mit à nu un cahier de papier pelure couvert de caractères frappés au dactylographe.

En tête de la première page, cette recommandation soulignée :

« Lisez avec attention. Je vous sais honnête homme. Je vous crois clairvoyant. Je souhaite que vous communiquiez ce dossier à la presse française qui publiera ce que la presse allemande, ligotée par l’autorité, n’oserait mettre sous les yeux des lecteurs.

« Une lutte sans merci s’ouvre. Je veux que le grand public juge.

« J’ai compté sur vous. »

Cette fois, l’étonnement du préfet voisina avec la stupéfaction.

L’incendiaire d’Eissen sollicitant sa collaboration, à lui, dont le devoir strict était de le poursuivre ; vraiment, la chose dépassait les limites permises de la bouffonnerie.

Et pourtant, M. Lepiquant se sentit impressionné ! Il eut l’intuition fugitive qu’un incident anormal, extrahabituel, se dressait devant lui. Une expression grave envahit sa physionomie, et à haute voix, comme s’il avait supposé son correspondant inconnu en mesure de l’entendre, il prononça :

— Eh bien, Miss Veuve, puisque vous le souhaitez, je vais lire.

Il regarda la pendule occupant le milieu de la cheminée.

— Six heures et quart… Je ne serai pas dérangé avant huit ; la galanterie et la pendule me permettent de consacrer ce laps de temps à cette énigmatique miss Veuve.

À la suite de la note recommandant la lecture se trouvait une lettre, M. Lepiquant la parcourut d’un regard avide. Elle allait lui amener un nouvel et plus vif étonnement. Voici ce que déchiffra le préfet.

..... « Monsieur le préfet,

« Quel est mon nom, peu importe. Vous le saurez probablement un jour, lorsque j’aurai mené à bien la tâche que je me suis donnée.

« À l’époque romantique, je me serais appelé le « Vengeur » ou le « Justicier ».

« Pour des motifs que je vous demande la permission de passer sous silence, j’ai préféré le pseudonyme plus moderne de miss Veuve.

« N’en inférez rien en ce qui concerne mon sexe. Je suis peut-être un homme affublé d’un masque féminin. Mais peut-être suis-je une femme désireuse d’affirmer dans son sobriquet même, sa féminité.


Voici ce que déchiffra le préfet.

« Vous le savez, j’ai rasé l’usine d’aviation militaire d’Eissen.

« Pourquoi ? Vous l’apprendrez en étudiant le mémoire ci-joint. Il m’a fallu six mois pour reconstituer la vérité.

« Je vous dis de suite que mon but est de rendre l’honneur à un homme qui, déshonoré injustement, dort dans la tombe.

« Sa pensée, son rêve, lui ont été volés par le Service des Renseignements de l’Empire, et cette pensée, l’usine d’Eissen cherchait à la transformer en une arme contre l’humanité et contre ses voisins immédiats plus spécialement.

« J’ai donc frappé.

« Or, aujourd’hui même, à huit heures exactement, une usine clandestine, installée à Paris, subira le sort de l’usine allemande.

« À huit heures, vous entendrez un grondement sourd… Les ateliers d’anarchistes, auxquels le Service des Renseignements a vendu les plans volés avec l’espoir de nuire à la France et de doter d’une puissance sans limites, les partis de désordre, les ateliers, dis-je, n’existeront plus.

« Je vous enseigne, dès maintenant, la cause du sinistre imminent, pour vous éviter toute erreur d’appréciation.

« Pourquoi frappé-je ainsi ? Parce que je veux que l’univers s’émeuve. Je veux que, sous la pression de l’opinion mondiale, on me révèle le nom, la retraite, de l’homme infâme qui a conduit à la honte celui que je réhabiliterai.

« Il est le seul artisan du mal. Son aveu seul peut amener la réparation nécessaire, et il a disparu, ne laissant à ma portée qu’un faux nom que tout le monde croyait vrai.

« Ah ! les Renseignements savent choisir leurs agents. Le personnage a vécu depuis des années sous le masque, et nul n’avait soupçonné le déguisement d’un état civil que je veux connaître.

« Ces lignes étaient nécessaires. À présent, Monsieur le préfet, vous savez de moi tout ce que les circonstances m’autorisent à en dire.

« Je vous prie donc de croire à mes sentiments de haute estime, et de lire jusqu’au bout les notes que je vous remets. »

« Miss VEUVE. »

« P. S. — Sachant que vous vous rendrez de bonne heure à votre cabinet, j’espère que vous aurez le temps de tout lire, avant que l’explosion annoncée vienne vous causer une distraction. »

M. Lepiquant releva la tête. Sur ses traits, se peignait l’ahurissement.

Non, jamais chef de la police n’avait été soumis à pareil régime.

L’espionnage allemand, l’anarchie, l’explosion d’Eissen, une autre explosion annoncée à Paris même… Et le narrateur de tout cela escomptant l’appui du préfet.

Celui-ci jeta un nouveau coup d’œil à la pendule. Les aiguilles marquaient six heures et demie.

— L’usine inconnue sera détruite à huit heures, murmura-t-il. Où est-elle ? On ne me le dit pas. Impossible de la découvrir en si peu de temps… Cela a été calculé ; parbleu. Alors quoi ? Je n’ai qu’à obéir. Attendre en lisant !

Puis avec un geste violent :

— Au diable ! C’est se moquer du monde ! Dire à un policier : une catastrophe se prépare, ne songez pas à cela, occupez votre loisir à vous délecter d’une petite histoire.

Mais s’apaisant soudain :

— Et cependant, cette lettre est d’une netteté impressionnante. On sent que son auteur ne doute pas de ma résolution finale. Qu’y a-t-il donc de si particulier dans sa confidence ?

M. Lepiquant eut un geste dépité.

— Eh ! Je n’ai qu’à lire !

Et s’accoudant rageusement sur le bureau, il tourna la première page du cahier. Cette ligne frappa ses yeux :

« Enquête promise au tombeau ».

Il tressaillit. Ses regards se portèrent sur la feuille. Ils ne devaient plus s’en détacher jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la dernière ligne, car le manuscrit de Miss Veuve relatait dans ses moindres détails l’aventure tragique dont François de l’Étoile avait été victime.

Le mémoire de l’étrange correspondant du préfet se terminait par les lignes suivantes :

« Von Karch, sa fille, Liesel Muller, Tiral, ont disparu.

« Eux seuls peuvent fournir la preuve de l’innocence de l’homme enfermé dans le mausolée des Fairtime.

« Or, l’administration allemande refuse de divulguer leur retraite. Elle craint d’avouer ainsi les monstrueuses pratiques de l’espionnage.

« Et cependant, je veux l’honneur pour François de l’Étoile.

« Je pense, Monsieur le préfet, que vous n’hésiterez pas à communiquer ceci à la presse pour que les peuples sachent le bon droit de mon côté, pour qu’ils apprécient justement Miss Veuve, protégeant la tombe d’un honnête homme contre un gouvernement protecteur d’espions. »

C’était tout.

Le préfet finissait à peine, qu’un grondement sinistre résonna dans l’air. On eût cru qu’un orage lointain tirait une salve d’éclairs.

D’un mouvement instinctif, M. Lepiquant se tourna vers la pendule. Au même instant, la sonnerie se mettait en branle frappant la huitième heure.

— L’explosion annoncée, balbutia le fonctionnaire, dont le corps fut parcouru par un frisson.

Soudain, pris par un besoin d’action, il bondit au tableau mettant son cabinet en communication téléphonique avec les divers commissariats de la capitale, et il lança cet appel circulaire :

« Emplacement et renseignements sur sinistre qui vient de se produire. »

Puis il se mit à arpenter son bureau de long en large, tout en monologuant :

— Qu’est-ce qui a bien pu sauter ? En voilà un procédé pour arriver à un acte de justice ! Évidemment, la réhabilitation de François de l’Étoile, si Miss Veuve dit la vérité…

Il frappa le tapis d’un talon impatient.

— Pas de si. Je veux avoir le courage de me confier à moi-même ce que je pense. Miss Veuve dit vrai, j’en jurerais. Seulement, Voilà, ses actes sont anarchiques. Oui, je sais, à Eissen, il n’y eut aucune victime. Mais ici, au milieu de Paris, impossible de faire exploser une usine sans endommager les immeubles voisins. Et alors…

Il serra les poings d’un mouvement colère :

— La peste empoisonne les Allemands avec leur manie d’espionnage. Ils nous mettent une jolie affaire sur les bras.

À ce moment, la sonnette d’appel résonne.

Le préfet courut à l’appareil téléphonique.

— Qui appelle ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ah ! bon ! Commissariats des quartiers du Petit-Montrouge et de la Santé… C’est donc dans le 14e que s’est produit ?… Rue du Parc-de-Mont-souris… Usine entourée d’un jardin… Les maisons voisines n’ont aucunement souffert… C’est incompréhensible, je suis de votre avis. Continuez enquête… j’arrive… Savoir quels étaient les habitants de l’immeuble détruit, c’est cela… À tout à l’heure.

M. Lepiquant raccrocha le parleur, il reprit son pardessus, son chapeau, jetés en entrant sur un siège, mais il les reposa.

— Oui, ce sera un gain de temps, murmura-t-il ; pendant que j’enquêterai là-bas, mes collègues de Londres et de Washington travailleront de leur côté. D’autre part, la publicité que demande cette diabolique Miss Veuve, nous la souhaitons également.

Il sonna. Presque aussitôt le gardien de l’antichambre parut.

— Envoyez-moi de suite le chef du service des communications étrangères.

— À l’instant, Monsieur le préfet, fit respectueusement l’employé en se dirigeant vers la porte.

M. Lepiquant l’arrêta avec impatience.

— Attendez donc. Ensuite, vous irez prier le chef du bureau d’expédition de passer sans retard à mon cabinet. C’est tout, et pressons-nous ; j’ai à sortir.

Le gardien se précipita au dehors comme s’il avait des ailes. Le préfet, lui, revint à son bureau, prit dans le papetier-classeur une feuille de papier à en-tête de son cabinet, et traça nerveusement ces quelques lignes :

« Questions urgentes. Réponses dans la journée.

« 1o À Scotland Yard, inspection générale de la police de Londres (Angleterre).

« Savoir si, depuis quelques jours, lord Gédéon Fairtime, ses fils Péterpaul et Jim, sa fille Édith, se sont absentés. Le plus de détails que l’on pourra.

« Savoir, à tout prix, si le cercueil, enfermé il y a six mois dans le tombeau de famille des Fairtime, (château Fairtime, par Wimbleton) contient réellement le corps de François de l’Étoile, frappé de mort subite à la prison de Newgate.

« 2o Au Central-Policer de Washington (États-Unis d’Amérique).

« Câbler, réponse payée. Savoir ce qu’est, où est Jud Allan, dit le roi des Lads. Peu importe longueur réponse… Dire tout ce que l’on sait. »

Puis il parapha la note ainsi rédigée, et se redressa avec un soupir de satisfaction.

— François de l’Étoile est mort, cela est sûr, dit le préfet, parlant à haute voix, comme pour rendre plus palpable sa pensée. La vérification du tombeau l’établira, cela est certain. Dès lors, qui peut songer à une réhabilitation de sa mémoire ? Ses amis, évidemment… Quels amis ? Des amis assez riches pour agir à la fois à Berlin et à Paris, et des amis anglais ou de langue anglaise. Ce pseudonyme « Miss Veuve » le démontre. Cela circonscrit les recherches. Dans toute cette histoire, que je tiens pour vraie, je ne vois donc de « misses veuves » possibles que les Anglais de la famille Fairtime, ou l’Américain Jud Allan. Donc…

Un coup discret, frappe à la porte, interrompit le monologue.

— Entrez.

Et au chef du service des communications étrangères qui parut sur le seuil, M. Lepiquant remit la note qu’il venait de préparer.

— Exécutez mes instructions sans retard. Il me faut réponse aujourd’hui même. Explosions d’Eissen et de la Santé en cause.

— Rapportez-vous-en à moi, Monsieur le préfet, je presserai autant que possible.

— Plus que possible, je vous en prie ; allez. Ceci doit tout primer.

Et M. Lepiquant poussa son interlocuteur pour faire place à un nouveau personnage qui accourait tout essoufflé.

C’était le chef du bureau des expéditionnaires.


Allez, les minutes sont précieuses.

Un homme râblé, à la physionomie ouverte, à la boutonnière fleurie du ruban de la médaille militaire.

Le préfet l’entraîna vivement dans le bureau dont il referma la porte.

— Maillard, lui dit-il affectueusement, vous êtes un bon Français et un honnête homme.

— Je le crois, Monsieur le préfet, affirma son interlocuteur d’une voix nette.

— Alors vous ne craindrez pas dans l’intérêt du pays et de la justice, de risquer un « abatage » en ma compagnie ?

— Je le risquerais même tout seul.

— Je le savais. Alors je m’explique.

Il prit sur le bureau la longue missive de Miss Veuve et la tendant à Maillard :

— Il me faut dix copies de cela, dix copies qui doivent être distribuées, ce soir même, aux dix journaux de la série 1 des communiqués habituels, afin qu’ils publient cela demain matin. Tout le monde doit ignorer, car on s’opposerait peut-être à une publication dont l’Allemagne ne se soucie certainement pas.

— Ah !

— Vous avez compris ?

— Je pense. Je vais louer trois machines à écrire, les transporter chez moi.

— Pourquoi ?

— Monsieur le préfet oublie que j’ai trois filles dactylographes. Elles manqueront le bureau aujourd’hui et abattront les copies dans leur journée. Ce soir, nous ferons la distribution nous-mêmes. Mes petites sont de braves enfants. Je leur dirai : Motus, et elles se tairont.

Pour toute réponse, M. Lepiquant serra énergiquement la main de son subordonné.

— Merci, Maillard ! Allez, les minutes sont précieuses.

Et son interlocuteur l’ayant laissé seul, le préfet endossa son pardessus, mit son chapeau, tout en formulant d’un ton de bonne humeur :

— L’ambassade fulminera, le cabinet me tancera d’importance, mais je m’en moque ; l’effet utile sera produit, et cela seul présente de l’Intérêt.

Sur quoi, il sortit, non sans fermer soigneusement la porte. Sa précaution le fit sourire.

— Pour ce que ça sert, marmonna-t-il, avec des clients comme Miss Veuve.

Mais au moment où il traversait en coup de vent l’antichambre, le gardien courut après lui.

— Monsieur le préfet, une lettre que l’on vient d’apporter pour vous.

— Donnez.

Dans sa hâte, M. Lepiquant allait glisser la missive dans sa poche, remettant à plus tard d’en prendre connaissance, mais ses yeux se portèrent machinalement sur la suscription et il se figea sur place avec un geste stupéfait. Il avait lu :

..... « Envoi de M. V.
....à Monsieur le Préfet de police. »

M. V. ; les initiales de Miss Veuve.

D’un coup d’ongle, il déchira l’enveloppe, déplia le papier enclos à l’intérieur. Il reconnut sur-le-champ les caractères dactylographiques du volumineux rapport reçu à son arrivée.

Rapport et lettre avaient été tracés au moyen d’une même machine.

Mais les termes de la correspondance lui semblèrent encore plus surprenants que les signes dont ils étaient formés.

« Cinq criminels ont trouvé la mort dans le sinistre de la rue du Parc-de-Montsouris, disait l’épître. Ils sont réduits à un état de pulvérisation qui ne permettrait à personne de les identifier. Je vous donne donc leurs noms :

Chavarol, anarchiste militant, évadé des bagnes du Maroni.

Perez Adia, — de la terrible association de la « Main Noire », condamné trois fois à mort par contumace, à Madrid, à Barcelone et à Malaga.

Rich, Stein, assassins de 27 personnes en Russie, s’intitulant nihilistes. En réalité, de bas criminels et des voleurs.

Blatter. — Faux monnayeur, tiré de la prison de Stettin, par le Service des Renseignements de Prusse.

« Je ne frapperai jamais un innocent, moi qui agis au nom d’une victime. Mais j’estime que c’est un devoir de détruire les animaux nuisibles, fauves ou hommes, qui menacent la sécurité de la société.

« Votre sympathiquement,

Miss Veuve ».

Pendant un instant, le préfet demeura étourdi. Cette réponse à la question qu’il avait téléphonée quelques minutes plus tôt au commissariat de la rue Sarrette, prenait une apparence fantastique.

Puis, mû par une impulsion soudaine, il se rapproche du gardien et, le tenant sous son regard :

— Qui a apporté cela ?

L’employé haussa les épaules avec la placide indifférence des fonctionnaires de l’ordre administratif.

— Je ne sais pas. Je suis allé prévenir M. Maillard, comme M. le préfet m’en avait donné l’ordre. À mon retour, cette lettre se trouvait sur ma table.

M. Lepiquant n’insista pas. C’était entendu. Il devait renoncer à percer le mystère dont l’entourait son singulier correspondant.

Résigné, au moins pour l’instant, il descendit, traversa la cour, parcourut la voûte d’entrée et se trouva sur le boulevard du Palais.

Une automobile attendait au long du trottoir. Le préfet y prit place en jetant cette adresse :

— Rue du Parc-de-Montsouris. Vite.

Un watman qui conduit le préfet de police sait qu’il plane bien au-dessus des contraventions pour excès de vitesse. En quelques minutes, l’automobile parcourut le boulevard Saint-Michel, l’avenue d’Orléans et, longeant les fortifications, atteignit l’entrée de l’étroite rue empruntant son nom au parc de Montsouris, qui lui fait face.

Un barrage d’agents contenait une foule houleuse, enfiévrée de curiosité.

M. Lepiquant interrogea un brigadier qui, à sa vue, avait salué militairement :

— Où est-ce ?

— Juste en face, la grille en retour.

— Merci.

Cinquante pas plus loin, le préfet pénétrait dans la propriété ravagée par un inexplicable cataclysme.

Les arbres, à demi consumés, se zébraient de larges bandes noires, charbonneuses, indiquant l’action du feu. Les buissons, roussis, lamentables, hachés, donnaient l’impression d’avoir été éventrés par un cyclone de flammes.

Au milieu de ce décor désolé, des hommes s’agitaient. L’un d’eux s’approcha vivement. Le préfet reconnut le commissaire du quartier.

— J’ai procédé à l’enquête, fit celui-ci ; mais je n’y comprends rien.

— Comment ?

— Venez voir ce qui reste des bâtiments ; on croirait que tous les tonnerres du diable s’y sont donné rendez-vous.

Et ayant dépassé le rideau d’arbres qui masquait les constructions écroulées, le préfet comprit la justesse de l’énergique expression du commissaire.

Les pans de murs noircis, vitrifiés, semblaient avoir été léchés par une flamme d’une intensité inouïe, les charpentes de fer gisaient hachées, tordues, déchiquetées par endroits en copeaux métalliques.

Des dires des voisins, il résultait que le désastre s’était accompli en moins d’une minute, au milieu de détonations stridentes, comparables aux éclats de la foudre.

Ainsi partout, à Paris comme à Eissen, les témoins, sans se douter de leur ensemble, aboutissaient d’instinct à des comparaisons électriques.

L’attention du préfet, entraînée dans cette direction, relevait mille indices de fulguration. Ici, une solive de fer, percée comme par le passage d’une formidable étincelle ; plus loin, un rouleau de fil de fer, fondu, soudé en un lingot. Ah ça ! est-ce que Miss Veuve jonglait avec la foudre ?

Mais en dépit des recherches, aucun indice ne permettait de suivre une piste quelconque. Après des investigations minutieuses, M. Lepiquant dut s’avouer qu’il se trouvait en présence d’un fait inexplicable.

Et comme rien n’est aussi désagréable que de sentir braqués sur soi les regards interrogateurs de subordonnés, attendant de leur chef l’explication qu’ils sont inaptes à formuler eux-mêmes, le préfet prit le parti de s’en aller.

Après tout, les réponses de Londres et de Washington lui indiqueraient
j’ai procédé à l’enquête, je n’y comprends rien…
sans doute quelle main frappait. Quand on connaît la main, il est moins difficile de déterminer l’arme.

Tout s’éclaircirait dans un temps rapproché.

Ce dernier espoir devait s’évanouir bien vite.

À trois heures, parvint à la préfecture, la dépêche câblogramme de Washington.

« M. Jud Allan, disait-elle, était président des syndicats des lads, fondés par lui, philanthrope multimillionnaire.

« Il résidait à Washington avec sa jeune femme Lilian, qui venait de lui donner deux fils.

« À l’occasion des relevailles, il avait organisé une série de fêtes somptueuses qui avaient réuni toute l’aristocratie financière et politique de l’Union.

« Depuis huit jours, lui et sa famille étaient accaparés par le souci écrasant de cinq mille invités à satisfaire. »

— Bien, se déclara le préfet, Jud Allan est hors de cause. La « Miss Veuve » est donc un des Anglais.

Ce fut le lendemain matin seulement qu’il fut touché par la réponse de la police de Londres :

« M. Gédéon Fairtime siégeait exactement à la Chambre des lords et n’avait manqué aucune séance depuis deux mois.

« Jim Fairtime surveillait la construction d’une usine annexe sur le territoire de Harrow, à quelques kilomètres de Wimbleton. Il y passait tout le jour, pressant les travaux, et rentrait dépenser chaque soirée en famille à Wimbleton.

« Miss Édith, souffrant d’un refroidissement, gardait la chambre depuis deux semaines, soignée avec dévouement par son frère Péterpaul, lequel marquait à sa jeune sœur une tendresse paternelle.

« Enfin, les formalités d’exhumation des restes de François de l’Étoile avaient retardé cette funèbre opération jusqu’au milieu de la nuit. De là, l’envoi tardif du télégramme au préfet de police français.

« Le corps, inhumé depuis plusieurs mois, n’était plus reconnaissable, mais un anneau d’or, don de fiançailles de miss Édith, retrouvé dans le cercueil, ne laissait aucun doute sur l’identité du défunt ».

Et quand M. Lepiquant eut lu cela, il se pressa le crâne à deux mains en grondant :

— Aucune de ces personnes ne s’est rendue à Eissen ni à Paris. Le nommé François est bien mort ! Mais alors, de par tous les diables, qui donc est « Miss Veuve » ?

À ses dépens, le préfet devait apprendre que le point d’interrogation pourrait parfois se nommer plus justement : point d’obsession.

Durant les jours qui suivirent, il eut beau s’adonner à corps perdu à tous les devoirs de sa charge, subir un terrible assaut de la part du président du Conseil, très énervé par un échange de notes diplomatiques que justifiait la publication sensationnelle du mémoire de Miss Veuve, partout et toujours, il allait l’esprit tendu vers la même interrogation :

— Qui donc est Miss Veuve ?

Hélas ! le mystère allait encore s’épaissir.

Le sixième jour, des dépêches de Londres, apportèrent la terrible nouvelle que voici :

« Une formidable explosion a détruit cette nuit, de fond en comble, le château Fairtime. Le lord, sa fille, ses fils, leurs serviteurs, ont disparu, sans doute dévorés par le volcan criminel déflagrant sous leurs pieds.

« Le lord-maire a reçu une dépêche ainsi rédigée, qui semble un audacieux défi du coupable : « Cher lord, à Wimbleton, comme ailleurs, l’orage détruit le beau temps (Tempest kills fair times). Je signe ce charmant jeu de mots : MISS VEUVE ».

« Il semble donc que l’étrange personnage, dont s’occupe la presse mondiale, réclame la responsabilité de ce nouveau désastre. »

Le lendemain, par exemple, une note paraissait dans les principaux quotidiens d’Europe. Tous disaient avoir reçu cette dépêche tragique dans sa concision désespérée :

« Fairtime a été détruit au moyen de la roburite, cet explosif allemand. Tout ce que j’aimais a disparu. Je serai sans pitié pour les assassins. »

Et cette note était signée : « miss veuve ».