L’Aéroplane fantôme/p2/ch2

Boivin et Cie (p. 125-151).

CHAPITRE II

AUTOUR DE LA CHANCELLERIE ALLEMANDE


— Je te dis que le palet est sur la ligne !

— Non… Il frise, mais ne touche pas.

Et les causeurs, deux gamins dépenaillés, se mesuraient des yeux, fermaient les poings, comme s’ils allaient en venir aux mains.

Certes, la chose en valait la peine. Dans la rue Guillaume, la Wilhelmstrasse, la voie la plus aristocratique de Berlin, s’étendant de la place de Paris à la place de la Belle-Alliance, une « marelle » est tracée à la craie sur le trottoir.

Tout le monde connaît ce jeu populaire, où le joueur, en équilibre sur un seul pied, doit faire passer un palet de carré en carré, en évitant tout arrêt sur les lignes séparatives.

C’est un coup douteux qui va provoquer un pugilat.

Par bonheur, deux fillettes, attirées par les clameurs, s’arrêtent. L’une est petite et brune, l’autre plus grande, pâle et mince, a le front couronné de cheveux blonds. Chacune porte devant elle un baquet de bois où nagent, dans la graisse, des saucisses que les bourgeois allemands ont coutume de déguster au milieu de la rue, avec une sensualité incompréhensible pour les étrangers.

Elles sont gentilles, les mignonnes petites « industrielles de la rue », et bonnes aussi, car elles s’interposent entre les deux gamins furieux.

— Vous n’allez pas vous battre pour un palet.

— Quand on joue, on doit montrer un bon caractère.

La diversion produit son effet. Les interpellés se tournent vers les nouvelles venues.

— Voyons, je vous prends à témoin. Est-ce que mon palet touche la ligne ?

Les belliqueux petits bonshommes deviennent pacifistes. C’est un arbitrage de la paix qu’ils sollicitent des jeunes marchandes de saucisses.

Et celles-ci, avec ce désir d’apaisement inné dans les cœurs féminins, se penchent gravement sur la marelle, prennent des airs absorbés, se redressent, se courbent de nouveau.

Des diplomates, remaniant la carte de l’Europe, n’auraient point des mines plus soucieuses.

Les gamins, pris par la majesté de ces juges improvisés, attendent anxieux, retenant leur haleine, la décision qui donnera tort à l’un d’eux.

Un éclat de rire sonore attire l’attention du groupe.

Ils regardent dans la direction du son.

Sur le seuil de la porte cochère, auprès de laquelle se situe le jeu, un grand, gras, rouge et barbu concierge se contorsionne dans un accès d’hilarité.

Son uniforme brodé d’or, ses mollets puissants, qui tendent à faire éclater ses bas de soie blanche, décèlent que ce « portier » a droit au titre relevé de « Suisse ».

De fait, il est le gardien du seuil de l’hôtel occupé par le ministre de la Justice allemande, et vraisemblablement, il se considère comme le chef de la magistrature de l’Empire.

— Non, non, bredouille-t-il tout en riant. C’est trop drôle. Je n’aurais jamais cru que ces goujons du ruisseau me dilateraient la rate.

Puis dominant quelque peu ses transports hilares.

— Seulement, vous m’avez amusé, mes diables ; à présent, il faut déguerpir, et plus vite que ça. Il n’est pas admissible que des vauriens aux habits malpropres, souillent plus longtemps le trottoir de Son Excellence, M. le ministre de la Justice, en face du « 74 » occupé par la Chancellerie de l’Empire.

Le 74, ce chiffre qui, dans le langage familier, désigne le chancelier, éminence grise ou rouge de l’Empire Allemand ; le 74 qui fait trembler fonctionnaires, officiers et civils, n’impressionne pas les interpellés.

Non. Oubliant leur querelle, redevenant alliés contre un danger commun, les gamins ramassent prestement leurs palets et se mettent en posture d’en bombarder le suisse. Et ils gouaillent.

— C’est le nez qu’il faut viser.

— Compris. Un pfennig pour chaque « touche ».

Tout en parlant, ils brandissaient leurs palets d’un air si menaçant que le suisse jugea de sa dignité de battre en retraite. Un portier ministériel ne saurait véritablement consentir à servir de cible à des petits misérables, lie de la population.

Aussi, d’un pas précipité, surprenant pour qui eut connu son habituelle et majestueuse démarche, le suisse réintégra sa loge, où il s’affala dans un fauteuil en murmurant :

— L’audace du peuple ne connaît plus de bornes. La social-démocratie rompra toutes les digues, si l’Empereur ne se décide pas à protéger ses fidèles serviteurs.

Qu’eût été le mécontentement de l’important cerbère, s’il avait pu voir ceux auxquels il avait cédé la place, et surtout s’il avait pu les entendre.

Jeunes gens et jeunes filles riaient en chœur.

— Eh ! Joé, fit à mi-voix l’un des joueurs, le gentleman nous a débarrassés de sa présence. Il nous gênait, cet homme.

— Ne croyez-vous pas, master Tril, riposta l’autre sur le même ton, qu’il va revenir.

— Non, non. Il craint pour son nez rouge. Songe un peu au mal qu’il doit avoir à l’introduire dans une chope. Si l’on y ajoutait un palet, il n’aurait plus qu’à mourir de la pépie.

— Et c’est une mort affreuse pour les volailles.

— Certes ! la pépie et les marrons sont antipathiques aux oies.

Les fillettes s’amusent de cet assaut d’esprit faubourien, évidemment engagé pour leur plaire. Cependant, la brunette menace du doigt celui qui répond au nom de Tril.

— Tril, vous ne vous exprimez pas ainsi qu’un gentleman.

— Excusez, miss Suzan, je parle le langage de mon déguisement. Je suis en ce moment un traîneur de rues, une hirondelle du pavé qui surveille l’hôtel du chancelier.

— Et vous êtes une hirondelle très brave, très gaie et très bonne comme toujours, murmura la compagne de Suzan.

— Ketty a raison, appuya aussitôt Joé, ravi de pouvoir défendre celui qui l’avait enrégimenté à Londres.

Peut-être Suzan aurait-elle protesté. Tril ne lui en laissa pas le temps.

— En tout cas, accomplissons notre consigne. Vous, jeunes filles, allez vous poster de l’autre côté de l’hôtel. Ceux qui se cachent, n’entrent pas toujours par la grande porte…

Soudain, il s’interrompit.

Cornant avec rage, une automobile, venant de la place de Paris, s’engageait à vive allure dans la Wilhelmstrasse.

Dans le véhicule, aucun voyageur.

Seul, le chauffeur, engoncé dans une casaque de poil de chèvre, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux, cachés eux-mêmes par d’énormes lunettes de tourisme, apparaissait, tel un animal apocalyptique, emporté par le fameux coursier sans tête des ballades allemandes.

Le personnage aimait le bruit, car il ne cessait de faire meugler sa sirène, suivant un rythme sans doute harmonieux à ses oreilles.

— Peuh !… Peuh ! Peuh ! Peuh !… Peuh ! Peuh !… Peuh !

— Oh ! plaisante Joé, c’est bien sûr un maître de chapelle automobile !

Mais il se tut net, ajoutant après une seconde :

— Ah bien ! Il n’a pas peur du chancelier, celui-là.

Aucun de ses compagnons ne répondit. Tous restaient muets de surprise.

L’automobile avait exécuté une conversion brusque et, sans ralentir, s’était engouffrée sous la voûte du no 74, tout en continuant son infernal vacarme.

Pour qui connaît la déférence apeurée que marquent au chancelier les habitants de Berlin, l’acte du watman inconnu devait être considéré comme une témérité voisine de la folie.

— Non, comme dit Joé, il n’a pas peur.

Tril ponctua sa remarque d’un léger cri.

— Eh mais ! Il était attendu !

Parfaitement. L’automobile avait stoppé dans la cour intérieure, au fond de laquelle on apercevait les verdures du jardin de la Chancellerie s’étendant jusqu’à la Kœniggratzerstrasse parallèle à la Wilhelmstrasse.

Le chauffeur avait sauté à terre. Mais si rapidement qu’il eût exécuté ce mouvement, un huissier s’était trouvé auprès de la machine pour le recevoir.

Les deux personnages échangèrent quelques mots. Le mécanicien marqua un geste d’approbation et, laissant l’automobile, il suivit l’employé.

Par le portail ouvert au large, les jeunes gens ne pouvaient apercevoir qu’une part assez minime de la cour, le reste leur étant caché par les bâtiments en façade.

Aussi, ceux qu’ils guettaient, disparurent de suite à leurs yeux, ce qui arracha à Tril un mouvement violent.

— Je veux savoir ce qu’est cet homme-là. On l’attend. On le reçoit comme un grand personnage, et il se présente en mécanicien d’auto !


Le chauffeur avait sauté à terre.

— Oui, mais pour savoir, il faudrait entrer ; et bien sûr que l’on ne nous recevrait pas comme ce gaillard-là.

La réflexion de Joé amena un sourire sur les lèvres de son interlocuteur. Le petit Anglais, encouragé ainsi, reprit :

— Voulez-vous que j’essaie ?

— Mais on te mettra à la porte, mon pauvre Joé. À quoi bon risquer une avanie, peut-être la prison.

— Bah ! pour vous, la prison même me ferait plaisir. N’est-ce pas, Ketty, que nous enrageons de ne pas être plus utiles à Master Tril, à Miss Suzan, qui nous ont réunis.

— Oh oui ! soupira la blonde Ketty.

— Et aussi à votre « roi », comme vous dites.

Amicalement, Tril lui frappa sur l’épaule.

— Tu es un good fellow (bon garçon), Joé. Tu l’aimeras aussi plus tard. Pour l’heure, il s’agit de lui obéir.

Puis d’un ton net, autoritaire :

— Tu vas rester de faction ici. Si l’homme sort, un ou deux coups de sifflet, suivant qu’il tournera à droite ou à gauche.

— Mais vous, Master Tril ?

Tril désigna du doigt l’entrée du ministère de la Justice et avec une gravité comique, il prononça :

— Si le suisse te le demande, tu lui répondras que tu n’en sais rien.

Sur ce, entraînant d’un signe les fillettes dans ses traces, il se dirigea rapidement vers la place de Paris.

Les trois adolescents ne s’arrêtent pas sur cette place. Ils la traversent, avec un regard fugitif aux ambassades de France et d’Angleterre qui se font vis-à-vis, telles deux sentinelles vigilantes placées à chaque extrémité de la monumentale porte de Brandebourg, aux cinq arches, qui sépare la ville proprement dite de la lisière de Thiergarten, ce bois de Boulogne berlinois.

Ils passent sous la porte surmontée d’un quadrige avec ses coursiers dressés, puis ils tournent brusquement à gauche, s’engageant dans l’avenue dite Kœniggratzerstrasse, laquelle est bordée d’un côté, par les murs de clôture des jardins réservés à l’arrière des hôtels de la Wilhelmstrasse, de l’autre par les taillis du Thiergarten.

C’est une voie peu fréquentée qui s’allonge entre les murailles et les arbres. On est presque certain de n’être pas dérangé par des indiscrets. Et Tril donne des ordres à ses compagnes.

— Ketty, ici, à l’angle. Surveillez la porte de Brandebourg et la route de Charlottenbourg qui coupe Thiergarten en deux parties égales. Sifflet, comme pour Joé.

La petite s’immobilise à l’endroit désigné. Tril continue sa marche avec la seule Suzan.

— Toi, Suzan, fait-il d’une voix adoucie, prends ce journal, tu feindras de le lire en face de la petite porte du parc de la Chancellerie. Quand je serai sur le point de sortir, j’imiterai le cri de l’hirondelle. S’il n’y a aucun curieux aux environs, tu répondrais de même. Ton silence m’avertirait qu’il faut attendre.

— Bien, mais sois prudent.

— Naturellement.

Les causeurs se regardent avec une infime douceur. Dans leurs yeux passe ce rayonnement de l’affection sans bornes que se sont vouée ces orphelins, puis Tril d’un pas décidé, s’approche de la porte basse dont le rectangle vert sombre se découpe dans la muraille.

L’instant est favorable. L’avenue est déserte.

Un cliquettement métallique. Sans doute, le petit Américain a une clef. La porte tourne sur ses gonds. Tril se glisse par l’ouverture, repousse le vantail, mais en le laissant entr’ouvert.

Et Suzan, déployant le journal, après avoir repoussé sur sa hanche son baquet de saucisses, semble s’absorber dans la lecture des événements du jour.

son jeune compagnon, lui, se trouve à présent dans un jardin ombreux.

Devant lui, un sentier, couvert de gravier, s’enfonce entre des massifs de buissons, au-dessus desquels de grands arbres étalent le panache de leur feuillage.

Avec précaution, le gamin s’engage dans l’allée. Le gravier crierait sous ses pas, si légers qu’ils soient. Il marche sur le gazon formant une étroite bordure au chemin. Comme cela, aucun bruit ne décèle sa présence.

Des sentes se croisent en capricieux méandres ; des statues, des vases, dressent leurs silhouettes blanches parmi les verdures. Dans un bassin de rocaille, un jet d’eau murmure la chanson berceuse de l’eau jaillissante. Tril avance toujours.

Mais les arbres s’éclaircissent, le gamin ralentit sa marche.

Quelques pas encore, et il s’arrête derrière le tronc d’un orme centenaire marquant la limite même du jardin.

Au delà, le petit aperçoit la balustrade, à hauteur d’appui, séparant le parc de la cour d’honneur, et, dans cette cour, l’automobile dont la venue a éveillé sa curiosité.

Elle n’a pas bougé. Le watman mystérieux est donc toujours dans l’hôtel ! Mais où ?

Comment le savoir. Tril n’a pas risqué cette manœuvre audacieuse de pénétrer dans l’enceinte du 74, simplement pour examiner une machine, si confortable qu’elle soit.

Seulement, s’il se montre, le moins qu’il lui puisse arriver sera d’être chassé ignominieusement. Être chassé, ne serait rien si, du même coup, il ne devait être mis dans l’impossibilité de savoir ce qu’il veut découvrir.

Lui-même s’étonne de l’ardent désir qui le tenaille. Par sans-fil, Jud Allan, son « roi » lui a ordonné de retrouver Von Karch, disparu après les événements sinistres qui ont frappé François de l’Étoile. Quelle apparence que le chauffeur ait un rapport quelconque avec l’espion allemand ?

Depuis des semaines, le petit guette inlassablement avec ses amis, et rien, pas un indice, n’est venu le mettre sur la voie de celui qu’il cherche.

Pourquoi serait-il plus heureux aujourd’hui ?

D’un geste brusque, il secoue la question découragée.

D’un regard volontaire, il parcourt la façade des bâtiments, qui enserrent la cour sur trois côtés. Toutes les croisées sont closes, sauf une seule, située au premier étage. Les yeux du gamin se fixent sur l’ouverture. Il murmure :

— Un, deux, quatre, cinq… Cinq ! Mais c’est une fenêtre du cabinet du chancelier lui-même.

Il ne distingue qu’un angle de la pièce qu’il vient de désigner. Il faut suivre la lisière du parc pour en voir une plus grande partie.

Et déjà, se courbant, il cherche un endroit plus propice à l’observation, quand il se redresse brusquement.

Il vient de voir, dans le cabinet du chancelier, un bras qui s’agite en une démonstration, et ce bras est recouvert d’une manche en poil de chèvre.

— Le watman est là, chez le prince chancelier ! Oh ! Oh !

Le petit murmure ces mots. Une teinte rouge s’est brusquement plaquée sur ses joues. Ses yeux brillent étrangement. Il reprend le mouvement interrompu un instant plus tôt, et tout en se glissant entre les buissons, il grommelle :

— C’est donc un personnage, ce mécanicien. Alors, sa tenue serait un déguisement. Il faut être sûr de cela ; il faut en être sûr.

Il est arrivé à un endroit d’où, s’il était à la hauteur du premier, il s’en rend compte, ses regards embrasseraient le cabinet presque tout entier. Oui, mais il n’est pas à la hauteur du premier étage.

Ceci ne saurait l’inquiéter. Un arbre se dresse auprès de lui. Il étreint le tronc noueux, se hisse, atteint la croisée des branches, disparaît dans le feuillage.

Rien n’a bougé. Personne n’a remarqué l’audacieuse escalade.

Tril, certain à présent d’être à l’abri des indiscrets, s’allonge sur une grosse branche, rampe ainsi qu’un lézard. Il traverse l’écran feuillu qui lui dissimule la vue des bâtiments, et enfin, abrité encore par un mince rideau verdoyant, il peut couler un regard dans le cabinet.

Soudain il pâlit, ses mains se crispent sur la branche comme s’il craignait de lâcher son appui. De ses lèvres fuse une exclamation étouffée :

— Lui ! Lui ! Von Karch ! Le chauffeur !

Cela est vrai.

En face du chancelier assis, les sourcils froncés, le visage énergique strié des rides de la colère, le mécanicien est étendu dans un fauteuil. Il porte toujours sa casaque de fourrure, mais il a déposé près de lui la casquette, les lunettes qui le rendaient méconnaissable, et il présente en pleine lumière la face large, grasse, à l’inquiétante bonhomie, de Von Karch, du père de Margarèthe.

Que se disent les deux hommes ?

Tril est trop loin pour percevoir le moindre son. D’ailleurs, il est probable que les causeurs n’élèvent pas la voix.

— Leurs discours me sont indifférents, se confie le jeune Américain. L’important est que Von Karch soit retrouvé. Il s’agit de ne plus le perdre. Il est à Berlin, comme le « roi » l’avait pressenti. Tâchons de savoir où il gîte.

Sur ce, le gamin retourne en arrière, il se laisse glisser à terre, tout en monologuant :

— Regagnons la place de Paris au galop. Je frète une automobile de louage, et quand le Von Karch sortira avec sa machine, je le suivrai.

Un rire joyeux découvrit ses dents blanches.

— Eh ! Eh ! la filature en auto, le voilà le progrès.

Le gamin se hâte, il s’impatiente devant les incessants détours du sentier qu’il suit. Il a conscience que les minutes sont précieuses, que le moindre retard peut de nouveau lui faire perdre la piste de l’ennemi.

— Ouf ! voici la porte entr’ouverte. Je croyais que je n’y arriverais jamais.

L’exclamation dit la bonne humeur recouvrée. Dix mètres encore, et le petit sera dans la Kœniggratzerstrasse.

Tout à coup un hurlement furieux retentit presque à ses oreilles. Des craquements de branches crépitent, les buissons s’ouvrent avec violence et, barrant la sortie, se dresse, en face de l’Américain, un de ces énormes molosses de Silésie, qu’à l’instar de feu le prince de Bismarck, le chancelier actuel affectionne.

Tril n’a pas le temps de se reconnaître. Féroce, les yeux injectés de sang, la gueule ouverte, le molosse fond sur lui, le renverse et se met en devoir de l’étrangler.

Et dans cet instant tragique, le petit se sentant perdu, soupire, suprême pensée de dévouement au chef bien-aimé :

— Roi, pas ma faute ! Le chien se fait complice de Von Karch !

Que faisait donc Von Karch à la Chancellerie ? Comment, pourquoi ce misérable, dont on cherchait vainement la trace, reparaissait-il tout à coup, sous les apparences d’un watman ?


Quel nombre, Herr Watman ?

Dès son arrivée, un « huissier » s’était précipité à sa rencontre et avait échangé avec lui ces brèves répliques :

— Quel nombre, Herr Watman ?

— Six cent six.

— Bien, Son Excellence vous attend.

Abandonnant son automobile dans la cour, le visiteur avait suivi l’huissier, gravi les degrés d’un perron, traversé les salons du rez-de-chaussée, puis, par un escalier de bois sculpté aux marches recouvertes d’une épaisse moquette, avait gagné le premier étage.

Là, son guide s’arrêta devant une double porte matelassée, l’ouvrit, puis, heurtant le panneau de bois ainsi découvert, il le poussa, et passant la tête par l’interstice, prononça :

— Six cent six.

Sans doute le chancelier ordonna d’un signe qu’on introduisit le faux watman, car l’huissier s’effaça aussitôt en murmurant :

— Entrez !

Van Karch passé, l’introducteur referma soigneusement la double porte et redescendit à l’étage inférieur.

Dans le cabinet du premier fonctionnaire de l’Allemagne, celui-ci se trouvait seul en face de l’espion.

Tous deux se considérèrent un instant en silence : le chancelier très grave, Von Karch souriant. Ce dernier profita de ce répit pour se débarrasser de ses lunettes qu’il posa soigneusement sur un meuble, ainsi que sa casquette.

Après quoi, avec la plus parfaite aisance, il se laissa aller dans un fauteuil, bien que le chef suprême du fonctionnarisme allemand ne l’eût pas invité à s’asseoir.

Le chancelier fronça les sourcils, mais il jugea probablement oiseux de tancer l’espion ; d’un ton très calme, comme s’il n’avait point remarqué le manquement grossier à l’étiquette, il commença :

— Je vous ai appelé, Herr Von Karch…

— Et je suis venu aussitôt, interrompit celui-ci en s’inclinant avec le plus humble sourire.

— Je le reconnais. Vous avez marqué un empressement qui double mes regrets d’avoir à vous faire la communication qui motive notre entretien. Mais hélas ! la raison d’État commande, je ne puis qu’obéir.

— J’en suis persuadé, Excellence.

Le chancelier considéra son interlocuteur avec surprise. Le ton de cette dernière réplique lui avait semblé ironique.

La large face de Von Karch s’épanouissait toujours dans le même sourire satisfait, et ce fut avec une hésitation visible que le haut fonctionnaire reprit :

— Vous ne soupçonnez évidemment pas ce que j’ai à vous apprendre.

Sans rien perdre de son air ravi, l’espion protesta :

— Pardon ! pardon ! Excellence. Ma perspicacité habituelle m’a abandonné, ou bien il s’agit de « Miss Veuve ».

— C’est cela même. Par exemple, je vous répète que je suis navré de la décision du Conseil d’Empire…

Le prince était embarrassé, il cherchait ses mots. Von Karch vint à son secours.

— Je suis très touché de l’ennui que vous manifestez, Excellence. Il me prouve que vous portiez un réel intérêt à ma personne. Aussi, ne veux-je pas vous obliger à exprimer les paroles qui vous déchireraient la gorge. J’ai compris de suite de quoi il retournait, et je vais moi-même vous dire la décision du Conseil. Si je me trompais, vous voudriez bien rectifier.

Donc, il s’agit de Miss Veuve. La publicité, donnée ces temps derniers aux agissements de cet encombrant personnage, gêne grandement nos services d’espionnage, compromet le gouvernement…

— Menace le trône, vous pouvez le dire, s’écria le prince ; car tout cela fait le jeu des ennemis de nos institutions. Les Social-démocrates ont beau jeu dans le désarroi général provoqué par cette insaisissable Miss Veuve.

— En effet ! en effet, murmura l’espion, sans que le sourire disparût de sa physionomie, insaisissable est le mot.

— Plus encore que vous ne l’imaginez. Cet être inconnu semble avoir la faculté de passer à travers les murs. Ce matin encore, j’ai trouvé sur le rebord de ma fenêtre une lettre menaçante. Tenez, voyez vous-même.

Le chancelier tendit un papier bleuté à Von Karch.

Celui-ci refusant du geste, son interlocuteur le lut à haute voix, en détachant les syllabes :

« Miss Veuve rappelle à S. M. le prince chancelier que si, dans un délai de trois jours, elle n’est pas mise en possession du nom véritable et de la retraite de Von Karch, elle aura le déplaisir de se manifester de façon regrettable. »

Le haut dignitaire marqua une pause, puis doucement :

— Vous serez le premier à comprendre que, dans ces conditions, n’ayant aucun moyen de parer les coups qui nous menacent…

— Le Conseil d’Empire et vous-même, Excellence, vous êtes dit ceci : Von Karch est « brûlé ». Selon l’usage, l’agent démasqué doit se sacrifier. Nous allons assurer la sécurité de l’État en divulguant, par les cent mille voix de la presse, la retraite de ce pauvre Von Karch et le livrer ainsi tout seul à la vengeance de Miss Veuve. Est-ce bien cela ?

— Hélas, croyez que je déplore de sacrifier un agent tel que vous ! Le plus beau fleuron du Service des Renseignements ! Mais nous n’avons pas le choix. L’individu doit s’effacer devant la collectivité. Il est inadmissible, n’est-ce pas, que la Société soit ébranlée…

Le censeur s’arrêta, interloqué par le rire silencieux de l’espion.

— Vous ne me comprenez donc pas ? commença-t-il…

— Mais si, Excellence, je vous comprends. Je partage même votre avis en ce qui touche la Société. Pour reprendre vos propres expressions, il est inadmissible que la Société succombe. Et en me donnant vingt-quatre heures pour parer à ma sûreté, vous estimez vous montrer généreux pour le serviteur… fleuron, ainsi que vous me nommiez à l’instant.

— Que puis-je de plus ?

— Réfléchir, Excellence.

À cette réplique, lancée avec le calme le plus désinvolte, le prince chancelier sursauta :

— Que voulez-vous dire, Herr Von Karch ?

L’interpellé accentua son sourire.

— Ce que je dis, Excellence. Réfléchissez que, pour éviter certains malheurs, il serait maladroit d’en déchaîner de plus graves.

Et comme son interlocuteur, médusé par cette appréciation inattendue, balbutiait :

— Je ne comprends pas.

L’espion reprit avec son flegme imperturbable :

— Vous me surprenez. Comment, je suis le plus beau fleuron du Service des Renseignements. Tout comme moi, vous êtes certain que je mérite l’appellation flatteuse, et vous ne tirez pas de là des conclusions avantageuses pour moi. Oh ! Excellence, Excellence, votre distraction me navre positivement.

Puis doucement ironique, ainsi qu’un professeur gourmandant un écolier :

— Je suis le plus beau fleuron, réellement. Je cesserais de l’être si, depuis… toujours, je n’avais envisagé la possibilité de la chute. Eh ! Eh ! La roche Tarpéienne est près du Capitole, l’abîme entoure les cimes, la dégringolade menace celui qui s’élève sur les hauteurs.

Il riait, stupéfiant le prince par sa façon joyeuse d’accepter la situation dangereuse dans laquelle il se trouvait. Une vague inquiétude se mêlait à l’étonnement du fonctionnaire. Elle se précisa quand le pseudo-watman acheva :

— Aussi, j’ai pris mes précautions.

— Vos précautions ? répéta en écho son interlocuteur.

— Pour que l’administration impériale ne pût, à un moment donné, me rejeter ainsi qu’une pelure d’orange dont on a dévoré la pulpe savoureuse.

Du coup, le visage du prince se contracta. Le puissant fonctionnaire venait de comprendre.

— Vous résisteriez ? fit-il d’une voix menaçante.

Mais l’interpellé secoua paisiblement la tête.

— Je n’aurai pas à le faire, Excellence, parce que vous-même vous vous ferez un plaisir de vous conformer à mes désirs.

— Et S. M. l’Empereur aussi, sans doute ?

Von Karch s’inclina et laissa tomber ce seul mot :

— Parfaitement !

Puis, avant que l’Excellence, désarçonnée par cette incroyable réplique, eût pu placer une protestation, il reprit :

— Ne vous émotionnez pas. Tout vous sera clair dans un instant. Une simple observation pour commencer : un petit détail aurait dû vous ouvrir les yeux sur mes facultés de défense. Depuis dix années, j’ai travaillé au Service, et je suis resté pour vous sous le masque. Vous ne connaissez pas ma véritable identité. Vous avez tous vos agents dans votre main, sauf moi.

Un nuage passa sur les traits du prince. Comme malgré lui, il approuva :

— C’est vrai !

— Rien que cela, M. le chancelier, aurait dû vous indiquer qu’il ne convenait pas de m’appliquer le traitement sous lequel se courbent les agents vulgaires.

Arrêtant du geste une réplique provoquée par cette remarque impertinente, l’espion poursuivit :

— Du calme, je vous en prie. De la discussion courtoise seule jaillit la lumière. Je suis tenace et adroit ; vous le concevez encore mieux à présent que tout à l’heure. Et bien, ayant prévu que l’heure des déboires pourrait sonner… Concluez. J’ai pris mes précautions, n’est-ce pas ? Je me suis forgé des armes.

— Quelles armes ? gronda le chancelier, essayant de secouer l’emprise de son interlocuteur.

— Oh ! la question m’étonne de votre part, Excellence. Voyons, j’ai tenu pendant dix années entre mes doigts tous les fils de notre système d’espionnage ; et je n’aurais pas constitué sur vous, sur votre entourage, des dossiers dont la révélation entraînera votre disgrâce, ébranlerait le trône. Mais, si je n’avais pas fait cela, vous seriez en droit de me mépriser, et ce droit, Excellence, vous ne l’avez pas.

— Misérable ! rugit le prince, incapable de se contenir plus longtemps.

L’insulte n’émut pas l’interpellé. Sa large face demeura souriante.

— À quoi bon la colère impuissante, Excellence, fit-il avec une ironie mordante. Vous supposez bien que ces dossiers sont en lieu sûr, et que si j’étais arrêté ou sacrifié, ils passeraient au pouvoir de braves gens ayant intérêt et plaisir à les rendre publics.

Et son interlocuteur accablé, gémissant à demi-voix :

— Il nous tient.

Von Karch ricana :

— Voici une parole sensée qui vous sauve. Excellence.

Remarquant un tressaillement nerveux du chancelier, le faux mécanicien continua :

— J’aurais été désolé de priver l’Allemagne de votre haute intelligence. Mais hélas ! dans la lutte pour la vie, chacun doit penser à soi d’abord. Si mes arguments n’avaient pas réussi à vous persuader, à comprendre que moi seul suis en mesure de dicter des conditions, j’aurais tout uniment sorti de ma poche le petit étui que voici.

Joignant le geste à la parole, il tendait vers le fonctionnaire sa main droite tenant une sorte de cylindre de cuir, dont la section supérieure laissait passer un tube d’acier analogue à un canon de revolver. Malgré lui, le chancelier eut un mouvement de recul, ce qui fit rire son adversaire.

— Ah ! vous comprenez que la mort est là-dedans. C’est cela même, seulement je n’ai pas de secrets pour vous ; je vais vous apprendre comment elle en peut sortir.

Et du ton d’un chargé de cours professant du haut de la chaire :

— Ceci est un engin imaginé par un diable rouge, (socialiste), que j’ai arrêté naguère et conduit à la forteresse de Spandau, où il a été oublié par ordre. Un savant, ce pauvre diable rouge, un chimiste doublé d’un mécanicien, qui aurait trouvé la fortune s’il ne s’était noyé dans la politique. Ceci est un véritable bijou. En appuyant sur certaines protubérances, à peine visibles à la surface de l’étui de cuir, je déclancherais des ressorts, lesquels, par le canon de métal, projetteraient à l’extérieur une jolie petite balle de nickel ; une petite balle creuse, un obus minuscule. Que ce mignon projectile rencontre un obstacle, au plus léger choc, il éclate, s’émiette en poussière impalpable et met en liberté l’acide carbonique liquide que recèle sa cavité. Vous concevez l’expérience. L’acide carbonique reprend instantanément la forme gazeuse, en produisant un refroidissement de plus de cent degrés au-dessous de zéro. La quantité d’acide carbonique étant minime, la volatilisation est sans danger pour le tireur, placé à quelques pas de distance. Mais celui qui a servi de but est réfrigéré à bloc, son sang se glace dans ses veines. Le dégel se produit cinq ou six minutes plus tard, et le médecin, appelé à examiner le mort, diagnostiquera le trépas par embolie ou congestion. Je bénis le ciel, Excellence, que votre haute faculté de compréhension m’ait épargné le regret d’avoir recours à mon lance-embolie.


C’est un engin imaginé par un diable rouge.

Le chancelier avait courbé la tête d’un air accablé. L’homme au seul nom de qui l’Allemagne tremble, l’homme accoutumé à commander sans réplique, se sentait dominé par l’espion.

Presque sans en avoir conscience, il prononça :

— Enfin, que voulez-vous ? Il est impossible que l’Allemagne reste sous le coup des entreprises de cette diabolique Miss Veuve.

— Oh ! Excellence, mon patriotisme a déjà formulé cela dans mon cœur.

— Eh bien alors… ?

— Alors vous dévoilerez ma retraite, comme vous en aviez l’intention.

Et le Chancelier le considérant d’un air égaré :

— Seulement, continua le terrible personnage, vous ne parlerez pas avant quelques semaines, un mois vraisemblablement.

— Un mois ! s’exclama le prince en se soulevant sur son siège. Que fera notre ennemi pendant ce temps ?

— Ceci est votre affaire, Excellence, non la mienne. Mon silence contre votre silence.

Puis conciliant :

— Au surplus, le mois que je réclame est un maximum. Peut-être avant le terme fixé, vous aviserai-je que votre mutisme n’est plus nécessaire. Aussitôt l’avis reçu, ne vous gênez pas. Ma discrétion vous sera assurée, et vous serez autorisé à me jeter en pâture aux colères de Miss Veuve, sans danger pour vous.

— En quoi ce retard changera-t-il quelque chose à votre situation ?

— Ceci est mon secret, Excellence.

— Pensez-vous donc échapper à notre insaisissable ennemi ?

— Permettez-moi de ne pas répondre. Que vous importe d’ailleurs. L’Empire sera délivré d’un cauchemar. Voilà l’important. Résumons l’entretien qui a assez duré. Vous ferez ce que je désire ?

— Vous en êtes certain.

— Oui, mais pas de restrictions mentales. Vous amènerez Sa Majesté à comprendre que cette expectative présente beaucoup moins d’inconvénients qu’une indiscrétion plus hâtive me concernant.

— Je crains le courroux de l’Empereur, mais je suis assuré de sa clairvoyance.

— Moi aussi, Excellence, et c’est sans arrière-pensée que je vous présente mes hommages les plus respectueux. Je ne vous dis pas adieu, car je vous reverrai une fois encore, le jour où je rendrai la liberté à votre langue.

Et Von Karch ayant rajusté ses lunettes, enfoncé sa casquette de chauffeur sur son crâne, quitta le cabinet, laissant son interlocuteur abasourdi, effondré dans son fauteuil.

Sans se presser, en homme qui sait n’avoir rien à craindre, il redescendit l’escalier, atteignit le perron accédant à la cour, traversa celle-ci et reprit place dans son automobile.

Un instant plus tard, la machine passait avec un roulement sourd sous la voûte de la chancellerie.

Elle remonta la rue Wilhelm, saluée au passage par deux coups de sifflet, lancés par un gamin, très actionné en apparence, à faire naviguer une brindille de bois dans le ruisseau.

Von Karch, qui avait regardé de son côté, fut trompé par l’indifférence affectée de l’adolescent, lequel n’était autre que Joé obéissant aux instructions de Tril.

Parvenu à la place de Paris, l’espion dirigea sa voiture suivant une diagonale, lui fit franchir l’une des arches de la porte de Brandebourg, et la lança à toute vitesse sur la route de Charlottenbourg, avenue centrale du bois de Thiergarten.

Ainsi l’espion passe avec la rapidité de la foudre en face de la Kœniggratzerstrasse. Il a l’impression fugitive qu’à l’angle de cette voie, un groupe s’agite, que des bras se tendent dans sa direction, mais emporté par la course de sa machine, les taillis de Thiergarten lui dérobent la vue de ceux qu’il a cru apercevoir.

Au surplus la chose ne saurait l’inquiéter, il vient de triompher du chancelier. Le Maître de l’Empire, c’est lui, l’Espion qui a pu dicter ses conditions. L’orgueil chante en son esprit, et la griserie de la vitesse fait monter à ses lèvres des phrases vaniteuses.

— Ils obéiront. Tout va bien. À présent, je vais expédier cet âne de Tiral et sa fille Liesel vers leur trésor, ce placer que je ne connais pas.

Avec un ricanement, il ajoute :

— Que je ne connais pas, mais qu’ils vont m’indiquer, les imbéciles. Comme cela, plus de témoins du passé et la fortune sauvegardée. Alors, je n’aurai plus qu’à m’assurer des otages contre la satanée Miss Veuve. Facile, facile !

Il éclate de rire, une pensée née en son cerveau :

— Et ce bon chancelier qui croit possible de divulguer ma retraite. C’est inouï comme les grands hommes d’État sont naïfs.

Et la machine obéissante roulait à une allure folle, emportant le sinistre mécanicien qui riait toujours.

L’exaltation de Von Karch se fut encore accrue, s’il avait su à quel danger il venait d’échapper, du fait de la complicité inconsciente du molosse qui s’était rué sur Tril dans le parc de la Chancellerie.

Précipité à terre, sentant contre son visage le souffle brûlant de l’animal, le jeune Américain, mû par l’instinct de la conservation plutôt que par un raisonnement, avait empoigné à deux mains le museau de l’animal, appliquant les mâchoires menaçantes l’une sur l’autre.

Le chien ne pouvait mordre ainsi. Aussi chercha-t-il à se débarrasser de l’étreinte de son adversaire. Il le secoua rudement, le piétinant de ses pattes puissantes.

Tril se cramponna durant quelques instants, il réussit à maintenir son ennemi.

Mais la disproportion des forces était trop grande. Le gamin sentit bientôt qu’il ne pourrait continuer la lutte. Ses doigts crispés s’engourdissaient. Des crampes terminaient ses nerfs désespérément tendus.

Une saccade plus violente lui fit lâcher prise. Le chien, emporté par son mouvement, s’éloigna de quelques pas. D’un bond, l’Américain se retrouva debout sur ses pieds.

Mais le molosse revenait sur lui, sa fureur exaspérée par la résistance de son frêle adversaire.

Il barrait la porte de sortie. Impossible de gagner cette issue. Tril s’en convainquit d’un coup d’œil. Un instant encore, et son féroce ennemi était sur lui ; cette fois, il ne l’immobiliserait pas avec le même bonheur.

Et à ce moment où, bien que décidé à lutter jusqu’au bout, le gamin se jugeait perdu, la porte qu’il avait laissée entrebâillée, s’ouvrit brusquement.

— N’approche pas, rugit Tril, saisi au cœur par une angoisse horrible, en voyant sa petite amie en face du chien cruel.

Celui-ci avait détourné la tête. Ses regards sanglants se fixaient sur la nouvelle venue.

Alors, en l’espace d’un éclair, il se passa une chose incompréhensible, il y eut une minute d’héroïsme raisonné.

Si rapide que Tril ne comprit son intention qu’après sa réalisation, Suzan se précipita vers le molosse. D’un mouvement preste, elle lui appliqua sur le museau, tel une muselière, le petit baquet de saucisses faisant partie de son déguisement, et elle entoura du lacet qui s’appliquait naguère sur ses épaules, le cou puissant de l’animal.

Puis, celui-ci surpris, hésitant, partagé entre le désir de mordre les intrus découverts par lui dans le parc de la Chancellerie, et celui de dévorer les saucisses succulentes mises en contact avec son museau, Suzan saisit la main de son compagnon, le tira vers la porte. Au moment de la franchir, elle désigna de la main le chien de garde.

Ce dernier avait succombé à la gourmandise. Il mangeait gloutonnement les saucisses.

Clac, la porte se referme, mettant entre la bête et les jeunes gens un obstacle infranchissable.

Avec une rare présence d’esprit, la fillette a dénoué la situation. Aux aguets dans la rue, elle a entendu les grognements du molosse, le bruit de la lutte. Elle a deviné son ami en danger. Elle s’est précipitée à son secours.

Mais l’heure n’est point propice aux effusions.

Un serrement de mains exprime la gratitude de Tril, et, déjà repris par le devoir qu’il s’est imposé :

— Le chauffeur, c’est Von Karch. Il nous faut une auto pour le suivre.

Suzan a compris, elle ne demande aucune explication.

Elle prend le pas de course, remontant la rue vers la Porte de Brandebourg. Le gamin trotte auprès d’elle.

Ils rejoignent Ketty, demeurée en sentinelle à l’angle de l’avenue. Ils ont un cri de joie. Dans cinq minutes, ils seront à l’extrémité de la place de Paris, là où stationnent les automobiles de location.

Mais leur joie se transforme en désespoir. Une machine file devant eux comme un météore. Au passage, ils ont reconnu le mécanicien mystérieux.

D’un élan inconscient, ils se ruent vers la voiture qui emporte leur ennemi. On croirait qu’ils espèrent l’arrêter.

Effort vain. L’automobile s’est déjà engagée entre les taillis de Thiergarten, dévorant la route de Charlottenbourg.

Quand ils arrivent en face de la large avenue, la machine est bien loin. De sa fuite, il ne reste qu’un nuage de poussière retombant peu à peu sur le sol.

Von Karch, inconscient des adversaires qu’il a laissés en arrière, ne ralentit pas son allure.

Il demande à sa machine tout ce qu’elle peut donner. On croirait qu’il fuit un ennemi invisible.

Il a atteint Charlottenbourg. Là, pour se conformer aux règlements de police, il modère sa marche.

Évidemment, il estime ceci préférable aux lenteurs d’une contravention.

Mais l’agglomération traversée, il reprend sa course endiablée. À présent, il roule sur la route de Postdam, les mains agrippées au volant, le dos rond, la tête penchée en avant. Tout son être exprime qu’il voudrait accroître encore la rapidité du véhicule.

— Je voudrais être arrivé, monologue-t-il. C’est idiot, quand je m’absente, je tremble toujours au retour. Stupide ! stupide ! Miss Veuve ne trouvera pas la cachette, tant que le Chancelier ne la lui indiquera pas. Et il se taira, ce brave Chancelier. Il l’a promis ; il est homme de parole. Demain, d’ailleurs, ses… bavardages auraient moins d’importance, et dans une huitaine, une quinzaine au plus, je m’en soucierai comme de ma première dent de lait.

Soudain, il fait meugler la trompe avec fureur.

Un cabriolet occupe le milieu de la route. Terrorisé par le vacarme, le conducteur jette son attelage sur le bas côté, et l’automobile passe, monstre rugissant, saluée au passage par les imprécations du voiturier. Qu’importe à l’espion, il est déjà loin.

— Le village de Glienicke, murmure-t-il avec un soupir de satisfaction.

Une route s’embranche sur la gauche de celle qu’il suit. Il y pousse son automobile, longeant la base de la colline de Bettcher, traverse la bourgade qu’il vient de nommer, franchit l’isthme séparant les lacs de Glienicke et de Griebnitz.

De nouveau, la machine file entre des murs, des grilles, dominés par les frondaisons de grands arbres.

À sa gauche, la forêt escalade des hauteurs. C’est le parc de Babelsberg, propriété privée de l’Empereur.

Et cependant, l’espion stoppe en face de la grille monumentale qui donne accès dans la résidence impériale. Il porte un sifflet à ses lèvres, en tire les sons qui, dans l’armée allemande, signifient : cessez le feu.

Et du pavillon de briques et pierres affecté au gardien de l’entrée, le concierge sort. Il salue militairement le faux mécanicien, s’empresse à faire tourner la grille sur ses gonds.

L’espion semble chez lui dans la demeure du souverain.

L’auto se remet en marche, passe devant le portier, qui a repris son attitude respectueuse, ce dont Von Karch le récompense par un léger signe de tête.

Maintenant, il roule dans les allées sinueuses qui serpentent au flanc boisé du Babelsberg.

Brusquement, l’espion freine. Le véhicule s’arrête. Un treillage de fer coupe le chemin, isolant une partie du parc où la végétation affecte le fouillis d’une forêt vierge.

Ah ça ! la route se termine en cul-de-sac ? Non. L’Allemand met pied à terre, détache un large panneau du treillage que des crochets, invisibles pour qui ne connaîtrait pas le secret de cette disposition, fixent à la partie non mobile de la clôture. Il fait passer le véhicule par cette brèche, remet le treillage en place, puis se rassoit au volant.

C’est un sentier à peine tracé que suit à présent la machine. La pente s’accentue. À deux reprises, parmi le lacis des branches, apparaissent des constructions aussitôt masquées par les feuillages.

Brusquement, le voyageur débouche dans une clairière qu’entoure un rideau de hêtres feuillus. Au centre, se dresse une lourde bâtisse carrée, surmontée d’une terrasse italienne, et qu’isole un fossé profond, où miroite une eau verdâtre. On dirait une forteresse, un blockhaus.

Une étroite chaussée dallée enjambe la douve, aboutissant à la porte de l’étrange habitation, porte massive, renforcée d’arabesques de fer.

Von Karch enveloppa tout cela d’un regard inquisiteur. Puis il eut un sourire au fossé, à la maison, aux fenêtres garnies de barreaux solides.

— Eh ! Eh ! ricana-t-il, même en connaissant le gîte, l’assaut serait dur.

Mais avec un haussement d’épaules, il ajouta :

— Non, non. La vraie force est de demeurer inconnu.

Puis, ses yeux se portent du côté opposé à celui par lequel il est entré dans la clairière.

La verdure masque tout l’horizon ; pourtant, un brouillard léger dépassant la cime des arbres, décèle qu’au bas de la pente coule la Havel, cette rivière étrange, au cours formé par un chapelet de lacs et d’étranglements, et qui, après avoir absorbé la Sprée, rivière berlinoise, descend paresseusement vers le fleuve Elbe, où elle disparaît à son tour.

Sans doute, l’examen de l’atmosphère ne déplaît pas à l’espion, car il se frotte les mains.

— Il fera beau la nuit prochaine. Parfait ! Je deviens sybarite, ma parole ; en voyage, je crains la pluie.

Un coup de trompe ponctue la phrase.

Aussitôt la maison bizarre semble s’animer. La porte s’ouvre. Plusieurs hommes en sortent, franchissent la douve sur la chaussée aux larges dalles.

Étrange ! tous portent à la boutonnière des immortelles rouges, l’emblème bien connu des Social-démocrates allemands.

L’espion a donc des diables rouges pour serviteurs ! Lui, hier encore attaché au Service des Renseignements, ce rouage précieux du Gouvernement, il pactise avec les ennemis de l’ordre établi ! Cela est ainsi, car il demande :

— Rien de nouveau ?

Et les autres répondant à sa question :

— Rien, mais vous-même ?

Il ricane :

— Tout va bien. Ils se tairont vis-à-vis de Miss Veuve pendant un mois encore.

Les serviteurs improvisés s’épanouissent, se frottent les mains.

— Un mois ! Parfait ! La terreur de la Miss Veuve aidant, nous aurons acquis un million d’adhérents de plus.

Von Karch les laisse s’empresser autour de l’automobile qu’ils vont garer, et, se dirigeant vers la maison, il disparaît bientôt à l’intérieur.

Le seuil franchi, il se trouve dans une antichambre aux murs absolument nus. Des portes se font face de chaque côté. Comme les vantaux extérieurs, celles-ci sont renforcées de ferrures.

En vain, des ferronniers habiles ont courbé le métal en ornementations fleuries, l’œil s’étonne de sa présence inhabituelle.

Ces portes font songer à une geôle édifiée par un particulier soucieux de priver autrui de sa liberté.

Et de fait, la construction fut entreprise en 1787, sur les plans de l’architecte Hans Fluehlen, pour le compte du terrible Otto de Wurmhausen, ce gentilhomme-bandit qui, après dix années de crimes, eut la tête tranchée, le 22 juin 1797, sur la place dénommée maintenant Wilhelms-Platz.

Mais l’espion était accoutumé vraisemblablement a l’apparence des aîtres car, sans manifester une impression quelconque, il s’avança vers une porte sise à droite de l’antichambre.

Il l’ouvrit et pénétra dans une pièce d’aspect sévère, aux murs recouverts de boiseries sombres. Des cris saluèrent son entrée.

— Vous !

— Mon père !


Rien de nouveau.

Parmi un frou-frou de jupes. Margarèthe s’était précipitée dans ses bras, tandis que deux autres personnes, en qui l’on aurait reconnu le comptable Tiral et la créole Liesel Muller, s’approchaient avec empressement.

En baiser sonore sur les joues de Marga, des poignées de mains aux autres, et paterne, souriant, l’espion murmura :

— Eh bien, cher M. Tiral, vous êtes toujours content ?

L’ancien employé des frères Loisin enveloppe Liesel d’un regard attendri.

— Comment ne le serais-je pas ; grâce à vous, grâce au docteur que vous nous avez amené, l’esprit de ma Liesel m’est rendu, ma fille reconnaît et aime son père.

— Ne parlons plus de cela. Ne vous l’avais-je pas promis ?

— Vous avez beau dire, ma vie vous appartient.

Il joignait les mains, le brave Tiral, en face du misérable en qui il pensait voir un bienfaiteur. Celui-ci interrompit ses effusions.

— J’accepte ; votre existence m’appartient. Donc, vous allez l’employer comme je vais vous l’indiquer. Ah ! mon bon M. Tiral, ce n’est pas le tout que d’avoir rendu la raison à votre chère et charmante Liesel, il faut encore songer à son avenir.

— Son avenir, mais ne vous ai-je pas confié… ?

— Justement. Ce « trésor », ce gîte que vous avez découvert en Amérique. L’heure est venue d’en prendre possession. Eh ! Eh ! la richesse convient aux jolies filles. Elle leur donne le sourire.

— Oh ! murmura la créole, je souris sans cela.

D’un geste paternel, Von Karch lui prit la main, et la tapotant affectueusement :

— Je le reconnais, fraulein, je le reconnais ; sans cela je n’aurais pu remarquer combien attrayante est votre bonne humeur. Néanmoins, la fortune est nécessaire. Vous ne savez pas, jeune fille, combien les soucis de l’existence altèrent une physionomie joyeuse.

Puis, sans accorder à l’interpellée le loisir de répondre, l’espion fit face à Tiral.

— Cher Monsieur Tiral, je vous avais promis de m’occuper de vous. J’ai tenu parole. Cette nuit, nous quitterons la maison.

— Cette nuit ?

— Eh oui ! Par la Havel et l’Elbe, une embarcation nous portera au grand port de Hambourg. Là, un steamer de la Norddeutscher Lloyd vous transportera aux États-Unis, à New-York, d’où vous vous dirigerez, comme vous l’entendrez, vers votre gîte de fortune. Comme convenu, vous serez nanti des cinq cent mille marks (625.000 francs) que je vous prête, afin que le nerf de la guerre ne vous fasse pas défaut.

— Quel ami vous êtes, balbutia le comptable ému ! Quel jour heureux que celui où je vous ai rencontré !

Von Karch haussa les épaules avec impatience.

— Cela ne vaut pas la peine d’en parler. Vous me les rendrez le jour où vous aurez capté le « trésor ».

— Que nous partagerons, s’écria Tiral avec feu.

Mais son interlocuteur fronça le sourcil, et sèchement :

— Je vous en prie, ne recommençons pas une discussion inutile. J’ai refusé de partager votre secret d’or, comme je refuserai toujours une part quelconque dans son exploitation.

— Vous me refusez le bonheur de me confier à vous. Vous ne concevez donc pas que ma reconnaissance…

— Eh si ! je conçois cela, car vous êtes un brave homme. J’y compte sur votre reconnaissance, mais autrement, voilà tout. Ma récompense sera dans le souvenir attendri que vous et votre charmante fille conserverez d’un pauvre diable d’homme riche, qui cherche à mériter l’affection en faisant le bien.

Le ton, le geste, furent d’un comédien de génie.

Les interlocuteurs de l’espion ouvrirent la bouche pour exprimer leurs sentiments. Von Karch ne le permit pas.

— Allons, assez causé de tout cela, nous partirons cette nuit ; je vous engage à préparer vos valises, vous aurez juste le temps.

Puis, avec un sourire cordial :

— Allons, M. Tiral, du nerf ; une fois à bord du paquebot, vous n’aurez plus à redouter les curieux, car, si je ne le suis pas, d’autres n’imitent pas ma réserve. C’est pour cette cause que je vous ai tenu presque prisonnier, et que nous quitterons cette retraite avec les précautions de gens qui s’évadent.

Il le poussait doucement vers la porte. Tiral lui étreignit nerveusement les mains, et ses regards embués par un brouillard humide, la voix tremblante d’émotion, il répéta :

— Ma vie est à vous.

Après quoi, il sortit. Liesel allait le suivre. Von Karch la retint par le bras :

— Petite Liesel, fit-il d’un accent cynique. Je t’ai promis, à toi, de te fournir les moyens de venger ta mère. Je vais te livrer celui qui n’eut pas pitié d’elle. Fais-en ce que tu voudras, je m’en lave les mains avec une pierre ponce…

Il s’esclaffa, soulignant ainsi sa lourde plaisanterie.

— Mais le trésor ? hasarda timidement la créole.

L’Allemand la considéra d’un air singulier :

— Le trésor. Eh bien ! il est à toi. Prends-le, ma belle, prends-le. C’est toi qui me rembourseras les 500.000 marks que j’avance.

— Quoi, réellement vous n’en accepterez pas une part ?

Du coup, l’espion frappa du pied avec une impatience parfaitement simulée.

— Combien de fois devrai-je le répéter ? Tu m’as intelligemment et fidèlement servi, Liesel, je te sers à mon tour. Je t’assure vengeance et fortune. Maintenant, suis ton père, petite Liesel. Il s’étonnerait de ton absence.

Il l’entraînait vers le seuil. Avec une autorité douce, mais irrésistible, il la força de sortir. Un instant, il demeura dans l’encadrement de la porte, puis il rentra, referma avec soin, et se laissant aller sur un siège, il s’abandonna à un rire silencieux :

— À présent, je n’ai plus qu’à immobiliser Miss Veuve, qui que ce soit qui se cache sous ce pseudonyme. Ceci aussi sera fait. Avant huit jours, je tiendrai mes otages.