L’Aéroplane fantôme/p1/ch7

Boivin et Cie (p. 81-95).

CHAPITRE VII

SOLUTION INATTENDUE D’UN PROCÈS CÉLÈBRE.


En approchant du magnifique ouvrage d’art, le petit bonhomme distingua deux silhouettes immobiles à l’intérieur de la tourelle-escalier du viaduc.

Il eut un sourire narquois.

— Les Allemands sont en observation. Ils ont vu Suzan monter dans la voiture de miss Fairtime. Cela les surprend. Ils seront donc enchantés de causer avec moi… seulement, moi, je ne veux pas causer, en ce moment.

Sur cette réflexion, il passa avec autant d’indifférence que si la présence de Von Karch et de Margarèthe ne lui causait pas plus de curiosité que celle des promeneurs inconnus le coudoyant sans cesse.

S’il se fût retourné, il eut été assuré de la justesse de ses prévisions. Mais probablement, la certitude existait dans son esprit, car, pas une seule fois, il ne jeta un regard en arrière.

Von Karch et sa compagne ne montraient pas autant de calme.

Ils étaient sortis de l’abri protecteur de la tourelle : ils ne quittaient plus le petit bonhomme des yeux.

Et l’Allemand grommelait, rageur, nerveux :

— Qu’est-ce que c’est que ce yacht boy et cette fille qu’emmène Édith ?

— Des enfants, répliqua Margarèthe d’un ton indifférent.

— Je le vois, teufel, aussi bien que vous ; vous figurez-vous, Marga, que je les prends pour des rhinocéros ?

— Non, non, père. Seulement, je ne conçois pas votre émotion à cause de ces jeunes personnages sans importance.

— Parce que vous ne savez pas vivre, ma chère folle. Tout ce qui ne s’explique pas, doit être considéré comme dangereux.

— Oh ! bien jeunes, ces dangers-là !

— C’est pour le danger, ma belle, que l’on peut affirmer avec raison qu’il n’attend pas le nombre des années. Vous avez vu la personne assise auprès de cette fade blonde Édith. Elles se tiennent les mains, et la surprise m’empoisonne, la jeune Fairtime écoutait son amie en souriant.

Comme Margarèthe gardait le silence, il acheva :

— Donc, toute chose qui rend la faculté de rire à la sotte miss Fairtime me paraît suspecte. Tellement suspecte que je vais stationner ici, jusqu’au retour de ce mauvais drôle qui a filé à toutes jambes tout à l’heure. Je l’interrogerai, et, quelques marks aidant, le vilain traîneur de ruisseaux m’apprendra quels sont les amis si chers à la blonde Édith. Après, nous verrons.

Ces derniers mots furent prononcés avec un accent de terrible menace.

Toutefois, Von Karch se calma aussitôt, et reprenant une intonation paternelle :

— Si vous êtes fatiguée, chère petite inconséquente, rentrez à l’hôtel ; je resterai en faction pour nous deux.

La jeune femme refusa. Quoiqu’elle en eut dit, elle aussi se sentait mordue par la curiosité.

Mais le père et la jeune femme eurent beau se tenir en sentinelles pendant une demi-heure, une heure, deux heures, Joé ne reparut pas. Ils auraient pu attendre ainsi jusqu’à la consommation des siècles.

Le gamin avait dit un adieu définitif a la prison de Newgate.

De guerre lasse, les Allemands se décidèrent à réintégrer l’Hôtel Royal, en proie à une mauvaise humeur, muette chez Margarèthe, mais qui, chez le gros Von Karch, se traduisait par des onomatopées grondeuses, des gestes de poings crispés, des roulements d’yeux furibonds.

Cependant, master Tril, contournant et la prison et l’église de Saint-Paul par les rues de Newgate, de Saint-Paul et Georges Yard, avait atteint New-Bridge-Street et s’était présente au Royal-Hôtel.

— Pas de bagages, de passage seulement à Londres, une chambre pour dormir une nuit.

Ces explications appuyées par sa mise élégante, la présentation avec une aristocratique négligence d’un portefeuille capitonné de bank-notes, furent admises sans discussion par le directeur de la maison.

Le yachtman déclara qu’il prendrait son dîner à l’hôtel, et, comme conséquence de cette décision, il voulut visiter la salle à manger. Là, il glissa la pièce à un serveur, lequel, en réplique à ce geste monnayé, lui apprit qu’une petite table se trouvait libre devant l’une des fenêtres donnant sur le quai. Les hôtes des tables voisines ne gêneraient pas le jeune gentleman ; c’étaient, d’un côté, deux vieilles demoiselles de province ; de l’autre, un mein herr allemand et sa fille, une jolie personne, en vérité.

Tril écouta tout cela avec la plus parfaite indifférence, bien que ses questions aidassent le domestique à le bien renseigner. Puis, sa table réservée, il monta s’enfermer dans sa chambre. Toutefois, vers sept heures, avant même que la cloche appelât les voyageurs au supper (souper), il reparut dans la salle à manger, s’arrêta un instant auprès de la table que devaient occuper les Allemands.

Déjà la double pinte d’ale mousseux était posée sur la nappe. Prestement le gamin versa dans le récipient le contenu d’un petit flacon de verre qui rentra aussitôt dans sa poche, puis il alla prendre place et s’absorba dans la contemplation du spectacle mouvementé que lui donnaient les quais, le cours de la Tamise et le pont de Blackfriars.

Teufel !

— Très curieux !

Ces exclamations, prononcées à demi-voix, ne tirent pas le jeune Américain de sa contemplation.

Il ne parait pas remarquer Von Karch, Margarèthe, debout à l’entrée du dining-room, qui expriment ainsi leur surprise de retrouver en cet endroit le yachtman aperçu à Newgate.

Teufel ! répéta joyeusement l’Allemand, ce garçon nous dévoilera ce que nous voulons savoir, ou j’y perdrai mon nom.

Mais Von Karch n’a pas besoin de perdre son nom harmonieux ; tout s’arrange au gré de ses désirs.

À peine le repas est-il commencé que Tril s’aperçoit que la ravigoting sauce (ainsi que les Anglais ayant vécu à Paris désignent familièrement les mixtures épicées dont ils assaisonnent les mets), ne figure pas sur sa petite table.

Les serveurs sont occupés à l’autre bout de la salle, et l’Américain se décide à faire appel à la courtoisie de ses voisins, dont le service est plus complet que le sien.

— Vous permettez que je prenne un instant la ravigoting ?

— Comment donc ! riposte Von Karch, ravi de cette entrée en matière si propice à ses desseins.

Et lui-même tend à son interlocuteur le petit barillet de verre à l’étiquette enluminée, tout en ajoutant :

— Un Anglais ne vous répondrait pas, parce que non présenté. Mais nous autres, étrangers, avons plus de courtoisie. Je dis : nous autres, parce que vous aussi, j’imagine. L’accent vous décèle citoyen de la grande république américaine.

Tril s’empresse de répliquer. En effet, l’Amérique est sa patrie. Il fait décrire un quart de cercle à sa chaise, de façon à présenter un profil à son assiette et l’autre à son interlocuteur.

Et les deux personnages échangent des confidences où la vérité ne trouverait peut-être pas son compte.

L’Allemand se déclare négociant, en résidence à Dantzig, salaisons, viandes fumées, etc. ; présentement à Londres, pour ses affaires.

Tril, lui, est le neveu de la grande quincaillerie de Charleston, Dorpt and Cie, cent soixante-douze millions de vente par an, le monde submergé sous une pluie de zinc, de fer-blanc, de fer battu, et renvoyant en échange un fleuve d’or. Il parcourt l’Europe, ce cher neveu quincaillier, pour l’extension des relations, visitant les grandes usines, examinant leurs procédés de fabrication. Sa jeune sœur, actuellement se trouve chez le riche Fairtime, qui possède en ce genre, une usine modèle, au nord de la métropole anglaise.

Il ajoute négligemment :

— Tantôt j’ai présenté ma sœur dans la prison de Newgate, et j’ai vu le prisonnier français dont tous les journaux français s’occupent, je ne sais vraiment pas pourquoi. Il me semble qu’un être, un objet, s’ils ne sont pas en fer-blanc, ne sont pas matière à fixer l’attention.

Von Karch qui n’a pas dit de lui un mot conforme à la réalité, ne se figure pas que son interlocuteur agit de même. Tous les menteurs en sont là. Chacun croit avoir le monopole de la tromperie. L’éternelle vanité humaine opère là comme ailleurs.

Il rit des opinions paradoxales de ce petit Américain. De temps en temps, il verse un verre d’ale à sa fille, qui écoute immobile et ennuyée ; il l’oblige à choquer le verre contre le sien, et il boit avec recueillement, les yeux mi-clos, se disant tout bas :

— Le brave garçon. C’est le ciel qui l’a conduit ici pour m’enlever une satanée préoccupation.

Et puis, son souci du lucre aidant, il pense qu’il serait bon de s’assurer des relations futures avec le « neveu de la grande quincaillerie de Charleston ».

On dirait que Tril lit dans sa pensée. Voilà qu’il murmure :

— Oh ! prendre un grog-whisky tout seul, cela est tout à fait détestable.

— Pourquoi cette observation, juste en soi ? s’exclame l’Allemand.

— Parce que je songeais : je prendrais bien un grog, et causerais volontiers un instant avant d’aller au lit. Je dois partir demain de grand matin mais cependant, je n’ai pas le sommeil des poules.

Heureuse idée. Elle fournit l’occasion demandée tout bas par l’Allemand aux dieux protecteurs du négoce.

Von Karch propose aimablement de recevoir l’Américain dans l’appartement qu’il occupe à l’hôtel. On pourrait causer d’affaires éventuelles, tout en se désaltérant.

Tril, avec la rondeur américaine, accepte sans se faire prier.

Tous deux, précédés de Margarèthe, gagnent l’appartement situe au premier étage, non sans avoir ordonné à un garçon de monter tout ce qui est nécessaire à la confection d’une mixture savante : whisky, citrons, sucre, soda-water.

Et tandis que le serviteur s’empresse, dispose sur le guéridon du « salon » qui sépare les chambres à coucher du père et de la fille, les assiettes, gobelets, flacons, sucrier, soucoupe, Margarèthe se laisse tomber dans un fauteuil ; elle a un bâillement qu’elle s’efforce en vain de dissimuler ; elle murmure d’une voix endormie :

— C’est étonnant comme je me sens lasse ce soir.

Et, avec un regard d’intelligence à son père :

— Sans doute, notre longue station là-bas. Un courant d’air. J’aurai certainement pris froid.

— Le grog vous remettra, ma chérie, riposte l’Allemand, qui, cela est indubitable, se sent fatigué, lui aussi, car il s’allonge sur un canapé, laissant à son « invité » le soin de préparer la boisson nationale des Anglo-saxons.

Mais Tril est de bonne composition.

Il dose méticuleusement les divers ingrédients qui doivent constituer un grog « céleste », c’est là un travail délicat, méthodique, lequel demande dix bonnes minutes.

Enfin, il se retourne, lançant d’un ton triomphant :

— Je recommande le mélange. C’est le mélange de Charleston, nulle part on ne prépare breuvage aussi enchanteur.

Personne ne répond.

Von Karch et Margarèthe ont la tête renversée sur le dossier de leurs sièges. Leurs yeux sont clos. Une respiration égale bruit entre leurs lèvres entr’ouvertes. Ils dorment.

Et Tril ne manifeste aucun étonnement. Il a un sourire narquois ; il murmure :

— Eh ! Eh ! un peu d’opium dans une pinte d’ale, et David n’a plus besoin de fronde pour abattre Goliath…

Il ajoute en désignant la belle Allemande :

— Goliath et… Dalila.

Puis il vient à pas de loup auprès de Von Karch, fouille en ses poches, tout en monologuant :

— Cet individu est l’artisan du malheur de sir François de l’Étoile. Le Roi avait bien jugé. Tâchons de passer du doute à la certitude.

Ni la montre, ni le porte-monnaie de Von Karch n’attirèrent l’attention de Tril.

Le gamin ne s’occupait que des papiers enfermés dans les poches de l’Allemand : trois lettres sans importance, quelques factures et un petit carnet à la couverture de cuir rougeâtre, dont le ton passé indiquait un long usage.

Le jeune Américain sépara ce carnet des autres pièces avec un geste joyeux, mais quand il le feuilleta, sa figure s’assombrit.

— Du papier blanc ! murmura-t-il. Pas une note, pas une inscription. Voilà qui est fort !

Et, secouant la tête :

— Pourtant, ce carnet est usé… L’Allemand le porte habituellement sur lui. C’est un homme trop pratique pour garder indéfiniment en poche un objet sans utilité.

Puis une réflexion intérieure amenant le sourire sur ses lèvres.

— Le Roi a toujours raison ! Or, que dit-il ? Ceci : « L’homme qui a à tracer des caractères devant rester secrets, emploie soit une écriture conventionnelle, soit une encre sympathique invisible ; soit enfin les deux moyens. » Si c’est une encre sympathique, nous allons bien voir.

On le sait, les encres sympathiques sont des produits chimiques spéciaux ou plus simplement du jus de citron, d’oignon, etc. La plume trempée dans ces liquides court sur le papier, inscrit ce que l’on désire conserver, et les caractères demeurent invisibles, jusqu’au jour où la feuille étant exposée au rayonnement d’un feu vif, ils se marquent en noir, gris ou roux.

Probablement, Tril s’était donné cette explication à part lui, car cligna des paupières et murmura :

— Seulement le feu a un inconvénient. Les signes qu’il a révélés deviennent indélébiles, et le « Monsieur » peut se rendre compte que ses petits mystères ont été percés à jour. Or, il ne faut pas qu’il se doute, ce vilain Deutsche. Voyons si le papier sensible mérite le bien qu’on en dit…


Il feuilleta le carnet.

De la poche de sa vareuse, il tira une enveloppe emprisonnant une liasse de papiers rectangulaires, dont l’une des faces, recouverte d’un vernis grisâtre, offrait l’apparence des papiers sensibles photographiques.

Puis, lentement, méthodiquement, il intercala ces feuilles entre les pages du carnet.

Après quoi, il prit sur une table deux livres qui, vraisemblablement, avaient bercé l’ennui des insomnies de la belle Margarèthe, plaça le carnet entre ces deux livres, posa le tout sur une chaise et s’assit dessus.

— La presse à copier humaine ! plaisanta-t-il. Il faut une demi-heure de pression, patience !

Devant lui, sur le guéridon, il avait déposé sa montre, un de ces superbes chronomètres que l’on fabrique à Baltimore, et que les Américains, qui tous sont un peu de Marseille, déclarent : régler le soleil.

À quelle opération se livrait-il là ? Espérait-il que le papier étrange ferait apparaître l’encre sympathique, si, en conformité de son jugement, l’Allemand avait employé ce moyen de notation !

Ma foi, oui ! Car les rectangles vernis n’étaient autres que des papiers révélateurs à l’hélium, imaginés par l’Italien Pérelli.

L’hélium est un corps qui « radie » bien moins que le radium, mais cependant avec une puissance appréciable. Or, le chimiste Pérelli pensa que ses radiations pourraient agir à l’égal d’un foyer sur les encres invisibles. Et, d’expérience en expérience, il arriva à une pellicule composée qui donnait même un résultat inespéré au chercheur : la pellicule s’impressionnait, copiait en rouge tournesol acide, les caractères invisibles, et le papier sur lequel on avait écrit demeurait blanc. L’encre se copiait sans apparaître elle-même.

Le seul inconvénient consiste en ceci que les radiations de l’hélium, décomposant superficiellement la cellulose du papier soumis au traitement, le rend légèrement pâteux, si bien que les feuilles d’un carnet, par exemple, se trouvent ensuite plus ou moins collées les unes contre les autres.

Mais l’invention étant restée peu connue, la chose en elle-même est sans importance. Celui dont on a copié les notes estime qu’une humidité, une raison quelconque a amené le « collage » qu’il constate, et il ne lui vient pas à l’idée que ses secrets, dûment photographiés, sont au pouvoir d’autres personnes.

L’hélium, on le voit, est un terrible policier.

Tril, peut-être, se remémorait ces choses, tandis que, les coudes sur la table, ses mains soutenant sa tête, il suivait de l’œil le lent déplacement des aiguilles sur le cadran de son chronomètre.

Il ne faisait pas un mouvement. N’eussent été ses yeux ouverts, on eût pu croire qu’il dormait, à l’égal des Allemands qui s’en donnaient à cœur-joie.

Enfin, le jeune garçon se permit quelques gestes menus.

— Encore deux minutes, une seule, trente secondes.

Il fit mine de se lever, mais il n’acheva pas le mouvement commencé.

— Non ! Encore cinq minutes de supplément. Il ne faut pas plaindre sa peine, quand on veut obtenir un bon résultat.

Les cinq minutes s’écoulèrent et il se dressa enfin sur ses pieds, reprit le carnet, s’approcha de la lampe électrique éclairant la table. Il ouvrit le petit cahier, et poussa une exclamation de joie.

— Cela a copié !

C’était vrai : en face des pages restées absolument blanches, les feuilles à l’hélium apparaissaient rayées de lignes d’écriture d’un rouge étrange.

Mais l’enthousiasme du gamin tomba d’un coup.

— Pas de chance ! Caractères conventionnels indéchiffrables pour moi. Ce coquin d’Allemand a employé à la fois les deux méthodes : écriture invisible, et… illisible.

Il se calma aussitôt.

— Bon ! le Roi lira, lui ! Il faut donc qu’il connaisse cela le plus tôt possible.

Sans gêne, agissant comme chez lui, il prit dans une papeterie une enveloppe, une feuille de papier à lettres et, s’installant devant l’encrier, il traça les lignes suivantes :

« Voici des épreuves héliographiques. Les transmettre d’urgence par notre « sans fil », une à une, à Washington. Prière renvoyer à bord traduction et instructions, Skake-hands : « T… »

Il glissa cette laconique missive, ainsi que les feuilles au vernis d’hélium dans l’enveloppe qu’il cacheta, et sur laquelle il traça la suscription suivante :

« Capitaine Martins,
Yacht Lovely
Port de Douvres. »


Enfin, se dirigeant vers la porte, Tril conclut :

— Là, maintenant, à Charing-Cross. Joé et Ketty emporteront ce « poulet ». Martins l’aura vers une heure du matin.

En hâte, le jeune garçon fit disparaître toute trace de ses diverses opérations, réintégra le carnet rouge dans la poche de Von Karch, alla déverser le grog préparé dans le lavabo mobile, non sans en avoir versé quelques gouttes dans les verres, éteignît l’électricité, et gagna la porte.

Ainsi, les Allemands, au réveil, ne remarqueraient rien d’anormal…

Deux minutes plus tard ; dans New-Bridge street, il hélait un hansom qui passait, et jetait au cocher :

— Gare de Charing-Cross, départ.

Puis, se laissant tomber sur la banquette :

— À peine dix heures ; leur train est à onze. Bah ! Comme ceci, je suis sûr de ne pas les manquer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À cette même heure, François de l’Étoile réfléchissait profondément.

Dans la cellule de Newgate, meublée d’un lit de fer, d’une tablette mobile, fixée au mur par des charnières et servant de table, de deux escabeaux rustiques, il se tenait assis, absorbé.

Sur la tablette, le sachet à lui remis dans l’après-midi par Tril, sorte de petite pochette de soie noire, sans aucune broderie. Auprès, une feuille de papier pelure sur laquelle s’alignaient les caractères décidés d’une « cursive » un peu grosse, dans laquelle un graphologue eût deviné à première vue, les « dominantes » de la résolution et de la franchise.

Puis, enfin, un de ces petits « paquets » dans lesquels les pharmaciens « chemists » en Angleterre, dosent leurs poudres.

Une poudre multicolore formait un monceau minuscule sur le papier. On eût dit de la poussière de confettis.

Et François considérait alternativement la lettre et la substance pulvérisée.

Après un moment, il reprit la missive ; à mi-voix, il la relut. Elle portait ceci :

« À sir François de l’Étoile, Engineer.

------ « Monsieur,

Qui je suis ? c’est la première question à laquelle votre esprit s’arrêtera, et je pense juste d’y répondre.

Mon nom, Jud Allan, ne vous dira rien ; mon titre, roi des lads, ne vous instruira pas davantage. Pour que vous me connaissiez un peu, je me vois obligé à une sorte d’autobiographie. Je m’exécute d’ailleurs volontiers, car je souhaite gagner votre confiance.

Abandonné, avant que mon cerveau pût avoir conscience de la signification tragique du mot abandon, j’ai grandi au hasard, étudiant de visu la condition misérable de l’enfant privé de l’appui de la famille. La honte, le crime, la misère, s’abattant sur les pauvres êtres.

J’eus l’ardent désir de les arracher à leur détresse. Un heureux concours de circonstances me permit de réaliser ce rêve. Aujourd’hui, les pauvres boys errants, les tristes girls sans foyer, forment le plus puissant syndicat des États-Unis. Le syndicat des « petits », comme on dit là-bas. Grâce à leurs ressources, à leur entente, ils s’assurent des emplois où ils sont traités convenablement, rémunérés de façon suffisante.

Ils peuvent vivre, et, quand on peut vivre, il devient presque facile d’être honnête, relativement aisé de s’élever dans la hiérarchie sociale.

Contrairement aux adultes, les enfants sont reconnaissants. Mes protégés m’ont choisi pour chef. Ils m’ont décerné le titre qui pouvait être le plus doux à mon cœur. De par leur volonté, je suis le roi des « lads », le roi des gamins.

Ma puissance est grande, car tous m’obéissent ; mes ressources financières sont presque infinies. Détenteur de la force et de l’argent, j’ai pensé que je ne pouvais les mieux employer qu’au service de la justice.

Les opprimés, quels qu’ils soient, ont droit à mon appui.

Voilà pourquoi je vous ai envoyé deux de mes petits sujets, qui me sont chers entre tous, auxquels je ménage, dans le syndicat des lads, des fonctions dont leur âme courageuse et droite les rend dignes.

Ceci posé, je m’explique.

Vous êtes accusé ; et autant que j’ai pu me représenter la physionomie de l’affaire, à travers les racontars des journaux, vous me paraissez innocent, parce que l’abondance des preuves relevées contre vous est trop grande.

Or, je suis certain que les magistrats n’envisageront pas le problème à ce point de vue.

Vous serez donc certainement condamné. Cela n’est pas discutable.

Un ingénieur de valeur sera transformé en convict. Une existence de travail utile sera perdue pour lui et pour l’humanité.

Si je ne me trompe pas sur votre caractère, apprécié à grande distance, vous devez préférer au bagne, n’importe quoi, même la mort.

Qu’est le trépas rapide auprès de la lente agonie du forçat ?

Eh bien ! ce que je viens vous offrir, sous la forme d’une poudre aux graines diversement colorées, c’est la mort peut-être, mais peut-être la liberté d’agir, de démasquer vos ennemis inconnus.

Pourquoi ce peut-être ? Je parle à un homme de science, il me comprendra sans doute.

Vous le savez, les fakirs hindous réussissent à se plonger dans le sommeil pour plusieurs mois. Longtemps on a cru qu’ils opéraient par auto-hypnose, auto-suggestion, etc. Un de mes lads, ex-bouddha vivant, évadé des temples, m’a révélé que les « dormeurs divins », ainsi se désignent les personnages, se mettent en catalepsie, avec la rigidité, le froid, toutes les apparences de la mort, à l’aide d’une poudre, dont ils conservent jalousement le secret.

J’ai pu dérober, non pas la formule exacte, mais les noms des substances entrant dans la composition.

Ces substances sont réparties en deux groupes : 1o trois poisons violents : acide cyanhydrique, brucine et strychnine, extraits de la liane Terpis et de l’arbuste dit strychnos (nux vomica) ; 2o d’autres poisons, tels que le chlore, destinés à limiter l’action des substances nocives.


Des fakirs hindous se plongent dans le sommeil pendant plusieurs mois.

Je crois avoir reconstitué, à peu près, la mixture des fakirs. Je crois qu’un liquide préparé également par moi, amènerait le retour à la vie, mais je le répète, je ne veux pas vous tromper, je ne suis pas certain du résultat.

Le papier inclus dans la pochette contient donc, ou bien la mort, ou bien la sortie de la prison et la possibilité de la réhabilitation.

D’homme à homme, il faut parler selon la vérité. Je vous déclare, sur l’honneur, qu’à votre place, je préférerais le risque de la mort à la vie du bagne, mais je ne veux pas peser sur votre détermination.

Dans une occurrence aussi grave, le principal intéressé doit être libre de ses résolutions.

Si vous pensez comme je penserais moi-même, il vous suffira de verser la poudre dans un verre d’eau, d’attendre dix minutes pour que la dissolution soit complète, et de boire le liquide qui aura pris une teinte irisée.

Après quoi, vous vous étendrez sur votre couchette, et vous vous endormirez sans aucune souffrance ; cela, je puis vous en donner la certitude.

Je juge que vous vous déciderez à courir le risque, et je vous prie de croire que je souhaiterai aussi vivement que vous-même la réussite de l’expérience chimique que je vous propose.

Your truly :
Jud Allan.

P.-S. — À cette heure, miss Édith Fairtime a entre les mains le produit qui, peut-être, vous rendra la vie. Elle, votre fiancée, réclamera le corps du prisonnier, réputé mort. Même défunt, vous êtes assuré que sa main aimante effleurera encore votre front.

J. A.

2e P.-S. — Quelle que soit votre résolution, brûlez papier, sachet ; rien ne doit mettre les gardiens sur la trace de l’entente de deux amis qui ne se connaissent pas. »

François avait achevé sa lecture. Pensivement, il murmura :

— Il a raison ! un forçat ! non, plutôt la mort ! Mais Édith ?

Ses paupières battirent, un brouillard humide embua son regard. Cela fut bref. D’un mouvement brusque, il sembla chasser cette faiblesse.

— Pour elle-même, je ne dois pas vivre en convict ! Pour elle, mon existence sera justicière, ou bien la mort la délivrera de l’obsession torturante de ma présence.

Une seconde, sa tête marqua un hochement régulier.

On eût cru que son être physique exprimait ainsi une lente approbation de la résolution tragique.

Puis il se leva. Aucune hésitation ne se montrait plus en lui. Ses mouvements s’effectuaient souples, précis.

Il remplit d’eau le verre grossier laissé à sa disposition. Après quoi, il fit glisser dans le liquide la poudre des fakirs.

Au contact, un bruissement se produisit. L’eau se troubla, devint laiteuse.

— Dix minutes, reprit François, le temps de prendre mes dernières dispositions. Premièrement, supprimer toute trace de l’entente avec le roi des lads.

Sur ses lèvres, passa un sourire empreint d’ironique tristesse.

— Ennemis invisibles, amis inconnus ; que de brume pour mon pauvre cerveau, épris de la netteté mathématique.

Tout en parlant, il plaçait au-dessus du verre de la lampe qui l’éclairait, le sachet, la lettre, le papier où avait été enfermée la poudre de mort.

Ces objets devaient être enduits d’une substance combustible au suprême degré, car ils s’enflammèrent d’un coup, se réduisant presque instantanément en fumée, laissant un impalpable résidu que, d’un souffle, l’ingénieur dispersa.

— Plus rien, dit encore le prisonnier, on ne trouvera plus rien.

Mais se ravisant.

— Je me trompe, on trouvera la preuve, qu’à la minute suprême où j’aurai entr’ouvert la porte de l’au-delà inconnu, ma pensée fut Édith.

Et l’idée tendre, jetant une clarté sur son visage, il s’installa près de la tablette.

Les inculpés, à Newgate, ont à leur disposition lumière, papier, encre, plumes, livres. C’est seulement après condamnation, qu’ils sont privés de ces moyens de tuer les heures. François écrivit donc :

xxx « À Miss Édith Fairtime,

Oubliez le fiancé qui s’éloigne parce qu’il pense ainsi vous délivrer d’une chaîne, dont votre douce personne est meurtrie ; mais souvenez-vous d’un innocent qui, grâce à vous, connaît encore l’espoir.

À votre père, à vos frères, dites l’adieu de leur reconnaissant.

François de l’Étoile. »



Cette missive, placée bien en vue sur la tablette mobile, l’ingénieur prit le verre d’eau et releva à hauteur de ses yeux, l’interposant entre ses prunelles et la flamme de la lampe.

Le liquide s’était irisé ; il apparaissait comme moiré, décomposant la lumière en tons multinuancés. On eût dit une nacre fluide.

François fit mine de présenter le verre à un invisible compagnon.

— À votre bonheur, roi des lads, murmura-t-il gravement. Vous m’avez parlé trop net pour ne pas être sincère. Je réponds par un remerciement, et aussi, je crois, par une marque de confiance.

Il rapprocha le verre de ses lèvres.

— De confiance, répéta-t-il. Non, je me trompe. Vous l’avez exprimé justement. Dans ma position, la mort même est une amélioration.

D’un trait, il vida le contenu du récipient de verre.

— Pouah ! c’est détestable.

Mais, haussant les épaules :

— Bah ! qu’est-ce qu’une impression désagréable de plus ?

Et sans se presser, il rinça soigneusement le verre, gagna sa couchette de prisonnier, s’étendit sur la mince paillasse, que supportait un châlit de fer, analogue à ceux utilisés pour les lits militaires, et ferma les yeux.

Un instant ses lèvres remuèrent.

Dans un souffle bruirent ces deux mots, très doux :

— Adieu, Édith !

Puis il demeura immobile, une pâleur envahissant peu à peu ses joues, décolorant ses lèvres, étendant à la surface de ses mains, allongées sur le drap, un ton de cire.

Sa respiration se ralentit, s’affaiblit, devint imperceptible, s’arrêta enfin.

Dans le silence de la geôle, plus aucun bruit.

Rigide et froid, l’ingénieur dessinait une forme funèbre sur son lit.

Était-il mort ? Était-il seulement endormi comme les fakirs hindous dont il venait d’expérimenter la redoutable formule ? À la question, personne au monde n’aurait pu répondre.