L’Aéroplane fantôme/p1/ch6

Boivin et Cie (p. 65-80).


CHAPITRE VI

UN QUATUOR DE GAMINS


Kopling Bilbard, glorieux débris de la guerre Sud-Africaine, avait reçu de la patrie anglaise reconnaissante, en échange de son bras droit enlevé par un boulet dans un paysage rocheux du Transvaal, le poste, recherché dans un certain monde, de portier et chef des gardiens à la prison de Newgate.

Un bras, un seul, qui rapporte cent vingt-cinq livres par an (3.125 francs), le logement, chauffage, éclairage et vêtement, cela ameute les jaloux. Mais Kopling avait muselé l’envie par un de ces beaux gestes de charité, qui imposent le respect aux détracteurs les plus invétérés.

L’un des guichetiers subordonnés au héros mutilé, s’était laissé mourir de loyalisme, c’est-à-dire après avoir ingurgité trop de gin à la santé du roi. Ce sujet, loyal et altéré, était père d’un garçonnet de treize à quatorze ans. Bilbard recueillit l’orphelin, lui tailla des habits dans un vieil uniforme du défunt, et le gamin, affublé d’une veste s’arrêtant à la taille, ainsi que d’un pantalon trop long et trop large, (il faut prévoir que les enfants grandiront), il l’avait coiffé d’un chapeau haut de forme, acheté à l’un de ces industriels londoniens qui rafraîchissent, à l’usage des gens du peuple, les coiffures jetées au rebut, d’abord par les gentlemen élégants, et ensuite par les valets de chambre.

Puis, comme le travail est le plus sûr défenseur contre les tentations, que le Satan cornu sème sous les pas de la triste humanité, Kopling Bilbard avait peu à peu repassé tout son service au petit Joé Fairlane ; ainsi se nommait son adopté.

Le gamin détenait les trousseaux de clefs, faisait les rondes, surveillait les guichetiers, se réservait le soin des prisonniers intéressants, ce qui signifie les captifs ayant des ressources suffisantes pour assurer quelques profits à leur gardien.

Seulement, si Joé s’acquittait de sa tâche à la satisfaction du gardien-chef, s’il remettait religieusement à celui-ci la presque totalité des « pourboires » obtenus des prisonniers, (cela est défendu par les règlements aux gardiens, mais Joé n’ayant point ce titre, le règlement ne pouvait décidément le viser) si, en un mot, Joé se montrait un employé modèle, il avait emprunté à ses fonctions une importance telle, qu’il en arrivait presque à protéger son protecteur.

Tout le monde reconnaîtra que pareille chose est très vexante, et Kopling Bilbard était vexé, positivement. Un vieux soldat doit commander aux enfants de troupe, par la queue du diable ! Autrement, un sergent-fourrier lui-même ne s’y reconnaîtrait plus.

Joé Fairlane était un détestable indépendant enfant de troupe !

Ainsi, à cette heure, devant la grande porte de la prison, sur le banc où Kopling Bilbard avait l’habitude de s’affaler, pour se reposer du travail écrasant de son protégé sans doute, le petit bonhomme, gravement installé à côté du gardien-chef, discutait avec celui-ci, sans rompre d’une semelle.

— Je vous dis qu’il est quatre heures moins le quart, Joé, répétait l’homme avec impatience.

Ce à quoi le gamin riposta du ton le plus aimable :

— Je vous respecte assez pour vous croire, master Bilbard, sans aller consulter le cadran de l’horloge de la cour.

Les yeux du glorieux débris roulèrent furieusement dans leurs orbites, seulement la formule du petit Joé était trop polie pour qu’il fût raisonnable de se fâcher.

— Je ne mets pas en doute votre respect en ce qui concerne l’heure, garçon. Seulement je vous demande de l’étendre à autre chose, et quand je vous dis…

— Que la jeune dame et son frère, sir Péterpaul, sont auprès du prisonnier français, quand vous me dites cette chose parfaitement réelle, je vous réplique, moi, que leur visite peut durer jusqu’à quatre heures exactement, et que je ne dois pas l’abréger.

God bless you ! quand ils partiraient un peu plus tôt…

— Ils seraient mécontents, et l’on ne mécontente pas des gens aussi riches que les Fairtime. Une main gantée d’or ne se bouscule pas comme une main gantée de filoselle.

L’ancien soldat souffla bruyamment, gonfla ses joues, plissa et déplissa son front, mais en dépit de cette mimique, il ne trouva aucune réponse décisive à faire au satané petit Joé qui, décidément, logeait le diable à cheval dans sa cervelle.

Et comme lorsqu’on ne peut tomber son adversaire, on se sent très malheureux, Kopling soupira :

— Ah ! bien ! Elle est amusante, ma vie !

Il se préparait sûrement à se répandre en jérémiades prolongées sur son sort, ce qui constitue une satisfaction relative, mais il avait compté sans son interlocuteur, qui, du tac au tac, riposta :

— Et la mienne, donc !

— Quoi ! Vous osez vous plaindre ? bégaya le gardien-chef, suffoqué d’une telle audace.

— J’ose, parce que cela est juste.

— Juste !

— Dame, voyons, je passe ma vie au milieu des corridors sombres, des chambres tristes, des prisonniers, pauvres gens, qui n’éprouvent aucun plaisir à nous fréquenter, et qui le montrent clairement.

— Bah ! leur avis importe peu. Est-ce que vous n’êtes pas bien nourri, chaudement vêtu ? Est-ce que chaque soir nous ne jouons pas aux cartes, auprès d’un grog whisky ?

— Que vous buvez tout seul, je n’aime pas le whisky.

— Aussi, je ne vous force point à le boire, ami Joé, plaisanta le gardien, enchanté de sa repartie spirituelle.

— Non, mais vous me forcez à vous entendre vous plaindre de votre bras absent, toutes les fois que le temps va changer ; vous me déchirez les oreilles de votre catarrhe chronique.

Et, imitant l’ancien :

— Heu ! Heu ! Heu ! La foudre écrase les chirurgiens de la Marine royale, qui vous enlèvent le bras et vous laissent une douleur à la place. Heu ! heu ! heu ! Approchez le carafon de whisky, garçon ! Heu ! heu ! heu ! Le voilà, le vrai remède ; on se l’administre sans médecin.

Le gamin voûtait le dos, toussait, enflait sa voix. Il était résolument comique. Cependant, Kopling Bilbard fronça ses épais sourcils.

— Joé, fit-il sévèrement, vous me manquez de respect.

— Pardon ! je vous marque mon respect, au contraire.

— Voilà qui est fort !

— Si c’est fort, vous en avez tout l’honneur, car c’est vous-même qui me l’avez enseigné.

— Moi !

— Vous, en personne naturelle ! Hier, ne récitiez-vous pas des strophes, de notre grand poète Milton ?

Et Kopling, écarquillant les yeux, ahuri de voir Milton mêlé à cette affaire :

— Vous m’avez dit : « C’est un témoignage de mon admiration pour ce grand homme ! »

— Évidemment ! mais quel rapport ?

— Comment ! vous ne voyez pas ? C’est pourtant clair. Je répète votre conversation. C’est un tribut d’admiration que je paie, tout comme vous-même à l’égard de Milton.

Avant que Kopling fut revenu de la stupeur provoquée par cette affirmation bizarre, Joé Fairlane s’était dressé, une lueur joyeuse dans les yeux.

— Eh ! voici Ketty !

En effet, venant de la direction de Ludgate-Hill, une fillette se montrait.

C’était une de ces petites bouquetières londoniennes, portant comme un uniforme la robe de cotonnade blanche, semée de fleurettes imprimées, le fichu bleu, découpant sa pointe azurée sur le corsage.

Comme toutes ses congénères, elle était pâle, maigre, avec des cheveux d’un blond lavé, des yeux meurtris et tristes, dont l’iris découpait son disque à peine coloré de bleu au milieu de la cornée opaque, moirée de reflets de nacre.

Il y a une tristesse sur ces enfants de la misère, pauvres petites fleurettes étiolées par l’atmosphère viciée de la grande ville, et qui semblent avoir donné leur fraîcheur, leur jeunesse, aux fleurs brillantes disposées sur le minuscule éventaire qu’elles portent devant elles, au moyen d’une cordelette passée au cou.

Et cependant celle-ci souriait en pressant le pas. Dans ce grand Londres où elle errait tout le jour, se sentant isolée, faible, perdue, la porte de la prison de Newgate lui apparaissait, ironie des choses, comme l’entrée du ciel. Là, elle avait un ami… Joé !

L’orphelin et la pauvre mignonne s’étaient reconnus frères de malheur et, tout naturellement, par le fait seul que leurs regards s’étaient croisés, ils avaient échangé le trésor jusque-là sans emploi au fond de leurs âmes : le trésor de l’affection.

— Encore cette vagabonde, grommela Kopling Bilbard.

Mais Joé lui lança un regard courroucé :

— Vous aimez que l’on vous respecte, vous qui ne manquez de rien. Tâchez donc de respecter Ketty, qui manque de tout.


Mon bouquet quotidien, je vous prie.

Et après un geste dont la dignité en imposa au vieux militaire, le gamin marcha vers la bouquetière. De sa poche, il avait tiré deux pence (0 fr. 20).

Il les déposa sur l’éventaire, soulignant le mouvement par ces mots prononcés avec toute l’autorité d’un client important :

— Mon bouquet de violettes quotidien, je vous prie.

Il se servit lui-même, puis, le petit bouquet piqué tant bien que mal à sa boutonnière, il prit dans les siennes la main de la marchande.

— Eh bien, Ketty ?

La petite haussa tristement ses épaules maigres.

— Toujours la même chose. Chaque jour un peu plus mauvais que la veille, dans l’attente d’un lendemain pire.

— Alors, le propriétaire ?

— M’expulsera demain si je n’ai pas payé les sept shillings (8 fr. 75) que je dois pour ma chambre.

Comme pour s’excuser, elle ajouta :

— Ce n’est pas ma faute, les fleurs sont chères, je ne gagne presque rien. Quand Jane vivait, on était deux, on arrivait, mais ma sœur est morte, un mauvais rhume, et, toute seule, je ne peux plus.

Il l’interrompit, lui tapotant la main.

— Toujours dans Chipley-Street ?

— Oui, jusqu’à demain.

— Pour plus longtemps, j’espère. J’hésitais ; mais maintenant, j’oserai, pour vous, Ketty. Je demanderai à la jeune lady Fairtime. Ah ! elle a ses ennuis aussi, elle, son fiancé ; mais bah ! je crois son cœur en velours. Elle est si riche, et c’est si peu ; venez par ici demain, voulez-vous ?

Elle le considéra avec une reconnaissance attendrie.

— Je viendrai. Si vous ne réussissez pas, ne regrettez pas de m’avoir dérangée, je suis si contente quand je vous vois.

Et tous deux demeurèrent muets, les regards unis, une confiance très douce les plongeant dans une sorte d’extase tendre.

Une grosse voix les arracha à cette contemplation affectueuse.

— Joé. Je rentre décrocher le trousseau ; venez prendre les clefs, il est l’heure.

— On y va, jeta le gamin au vétéran, qui, chargé de son banc, disparaissait sous la voûte sombre de la prison.

Puis, vivement :

— À demain matin, Ketty, n’oubliez pas.

— Oh ! murmura-t-elle, d’un accent profond, un accent de femme où l’on sentait combien les douleurs avaient vieilli le cœur de cette fillette, je ne puis pas oublier.

Jusqu’à la porte de Newgate, ils marchèrent côte à côte. Là, ils se séparèrent, Ketty continuant par la rue portant le nom de la maison de détention. La fillette allait tenter de vendre ses derniers bouquets, tout en regagnant, par un long détour, son taudis de la pauvre ruelle de Chipley, située sur l’autre rive de la Tamise, en arrière des docks.

Lui resta planté sur ses jambes, la suivant de l’œil.

Quand elle eut disparu à l’angle de la rue, il grommela :

— Pauvre Ketty ! Ah ! Si je pouvais gagner un peu d’argent !

À de certaines heures, la vie se complaît aux coïncidences féeriques…

Il finissait à peine sa phrase, que quelqu’un lui touchait le bras, et qu’une voix jeune prononçait ces paroles :

— Boy ! Voulez-vous gagner un souverain ? (25 francs).

Cela répondait si précisément à sa pensée, que Joé sursauta. Il se tourna tout d’une pièce dans la direction de la voix, et il se trouva en présence des deux jeunes passagers de l’automobile, qui, tout à l’heure, avait suivi le motor-cab de Von Karch. Le costume élégant de ses interlocuteurs, leur jeunesse (ils n’étaient guère plus âgés que lui-même), le prévinrent aussitôt en leur faveur, et franchement il répondit :

— Il est sûr qu’un souverain est toujours bien placé dans la poche et dans le cœur d’un loyal Anglais.

Tril daigna sourire du calembour.

— Grâce à cela, Ketty ne serait pas expulsée demain.

— Ketty ?

Joé avait tressailli. Le jeune Américain s’empressa de s’expliquer :

— Nous sommes Américains, pour vingt-quatre heures à Londres, obligés de partir demain. Il nous plairait de voir le criminel célèbre dont toutes les feuilles s’occupent, l’ « Ingénieur français ».

— Pas criminel, accusé seulement, protesta Joé. Il sera sûrement condamné à cause des preuves ; et moi, moi qui le garde, je pense qu’il est innocent. Oh ! je sais bien, le nuage qui passe et mon avis ont la même importance, mais enfin, j’ai mon avis.

— C’est votre droit, boy ; pour en revenir à mon désir, je sais qu’il est trop tard. Seulement, j’ai entendu votre conversation avec Ketty, je sais que le souverain vous ferait plaisir, et comme il nous serait agréable de voir le prisonnier, nous pourrions peut-être nous entendre.

Bigre, la proposition était tentante ; mais le moyen de tromper la vigilance de Kopling Bilbard ? L’invalide ne consentirait jamais à permettre une violation du règlement ; et cependant, laisser échapper une occasion pareille ; vingt-cinq francs pour une idée folle de touristes, cela n’était pas possible. Et Joé se grattait désespérément la tête, ne réussissant, hélas, qu’à donner à son chapeau haut de forme une inclinaison marquée.

Pour comble de malheur, Kopling reparut, un énorme trousseau de clefs brimballant au bout de son unique bras.

— Eh bien, Joé, quand vous aurez fini vos meetings en plein air ?

Un instant encore, tout serait perdu, la lourde porte de Newgate se fermerait, séparant Joë du souverain qui assurerait le salut de Ketty. L’imminence du danger exacerba l’intelligence du gamin.

Il empoigna les clefs, et, avec l’audace du désespoir :

— Ces gentleman et lady font une visite dans le quartier ; leur watman est votre ami Tomson… Il n’a pas voulu venir avec son automobile jusqu’à la porte pour ne pas vous attirer d’ennuis ; mais il vous attend au bar Stills, dans Ludgate, pour le verre de l’amitié.

— Oh ! digne Tomson, s’exclama le gardien en chef, et longue vie au gentleman et à la jeune lady, qui se sont dérangés pour réunir deux amis.

Puis, vite, en homme qui sait qu’un verre perdu ne se rattrape pas :

— Vous allez ramener au dehors les visiteurs, n’est-ce pas ? Je compte sur votre intelligence pour hâter leur départ. Les gens, en vérité, sont incompréhensibles. Le plaisir de bavarder avec des criminels, voilà ce que je ne concevrai jamais, alors surtout que l’on a à portée de la main de braves gardiens comme moi, avec lesquels la conversation, autour d’une pinte d’ale ou de tout autre breuvage, serait honnête et profitable ! Je vais retrouver Tomson.

Et d’un pas accéléré, balançant militairement son bras valide, il se mit en marche dans la direction de Ludgate-Street. Aussitôt Joé se pencha vers Tril :

— Venez avec la jeune lady.

— Mais il ne trouvera personne au bar ?…

— Je sais bien ! Il bougonnera ; cela est égal ; avant qu’il en ait débité pour une livre (livre sterling), il aura manqué de salive.

Ce à quoi l’Américain répondit :

— Très juste ! Vous êtes un gaillard Joé, Je m’occuperai de vous.

Les trois adolescents sont entrés. Hâtivement, Joé ouvre la seconde porte de fer qui isole l’intérieur de la prison de la rue.

Des cours, des passages sombres se succèdent. Enfin, le gamin fait halte dans un corridor, bordé d’un côté par des fenêtres grillées donnant sur la cour ; de l’autre, par des portes numérotées, percées de judas, dont les verrous perpendiculaires ne peuvent être manœuvrés que du couloir.

Il désigne l’une des portes :

— C’est là, au numéro 9. Je vais faire sortir les personnes en visite, et, en vous approchant, vous pourrez voir le Français.

Tril lui prit la main : un tintement d’or sonna.

— Eh ! se récria Joé, vous n’avez promis qu’une livre.

— Acceptez-en deux pour me laisser dire bonjour au prisonnier. Vous pensez, cela fera bien sur notre journal de voyage.

— Bonjour ; vingt-cinq francs. Eh ! bien, vous savez, je collectionnerais bien vos paroles, si elles étaient toutes à ce prix-là. Venez, venez, vous direz bonjour autant qu’il vous plaira.

Il s’avançait vers la porte du cachot. Tril le retint encore.

— Un renseignement : votre petite amie Ketty demeure dans Chipley Street, voulez-vous nous dire le nombre (numéro) de la maison, et le nom de la pauvre petite chose ?

Une expression ébahie passa sur les traits du boy.

— Soyez en confiance, reprit le jeune Américain ; en nous rencontrant, miss Suzan et moi, vous avez peut-être rencontré la fin de la tristesse pour votre petite amie et pour vous.

— Oh ! Tout ce qui peut lui être heureux, j’y aiderai avec le plein de mon cœur, fit impétueusement le gamin. Donc, 41, Chipley Street, Ketty Mourn.

— Mourn, un nom triste, murmura Suzan.

Mourn signifie plainte, lamentation, douleur, en anglais.

— Un nom qui va bien à sa vie, jusqu’ici.

— La vie changera, si le nom reste. Et maintenant, montrez-nous le Français.

À ce moment même, dans la salle où était détenu François de l’Étoile, Édith se préparait au départ.

La blonde jeune fille avait bien changé depuis quelques semaines. Son doux visage avait perdu ses couleurs, ses yeux s’étaient cerclés d’un hâlo bleuâtre. Tout en elle décelait les ravages de la douleur.


C’est là, au numéro 9.

Chaque jour elle était venue, passant de longues heures auprès du captif.

Chaque jour, elle arrivait, espérant qu’il se serait produit un miracle démontrant l’innocence de son fiancé. Et chaque jour, elle repartait, plus attristée, plus désespérée, sa raison lui disant que le miracle ne se produirait pas.

Comme elle avait pleuré !

Ce jour encore, que de larmes ! François passerait devant la Cour criminelle le surlendemain. Et, désolé lui-même, il avait laissé échapper cette phrase atroce :

— Ah ! si je pouvais mourir !

Elle s’était récriée, la malheureuse Édith ; mais lui, avec la logique impitoyable née de la fatalité, avait expliqué son souhait douloureux :

— Je ne comprends pas. On a voulu accumuler les preuves contre moi ; mais qui a voulu cela ? Je n’étais entouré que de collaborateurs, d’amis. Que signifient cette Liesel, ces faux en écriture si parfaits que, si cela était possible, je croirais moi-même avoir tracé les lignes qui m’accusent ?

— Pas à mes yeux, gémit Édith. Je sens que vous êtes innocent.

— Ah ! pauvre, pauvre aimée. Vous serez seule de votre opinion. Les juges me croient coupable et, par ma foi, je ne saurais les en blâmer. Les preuves contre moi sont éclatantes. À leur place, je condamnerais avec la conviction que ma sentence est juste.

— Ne parlez pas ainsi, vous me rendez folle, François.

— Eh ! Je veux que vous voyiez la vérité en face ; vous êtes ma vie, ma pensée, vous êtes tout pour moi, chère bien-aimée Édith, c’est pourquoi je ne saurais vous entraîner à l’abîme. Sous peu de jours, je serai un forçat ; c’est le bagne, l’existence du convict qui m’attendent. Il faut que je sauve du naufrage le meilleur, le plus pur de moi-même, vous, ma chérie. Oh ! oubliez-moi. Être malheureux, alors que l’on est aimé de vous, est presque aussi criminel que d’être coupable. Si, si ! J’ai honte, désespoir, de ne pouvoir faire éclater la vérité, surtout parce que vous pleurez.

On heurta à la lourde porte.

Édith, d’une voix abaissée, incertaine, chuchota :

— C’est l’heure ! Encore un jour qui prend fin.

La porte tournait lentement sur ses gonds. Dans les prisons modernes, les gonds sont soigneusement huilés, et le « grincement sinistre » dont frémissaient nos pères ne se produit plus.

Sur le seuil se montra Joé. Il avait mis à la main son chapeau haut de forme, saluant, en son désir inconscient de respect, à la française, oubliant qu’un véritable fonctionnaire britannique ne doit point, par respectabilité, découvrir son crâne, et, d’un ton implorant, il prononça :

— Quatre heures !

Mais ces deux mots qui signifiaient pour tous : instant de la séparation, début de la longue nuit, où chacun demeurerait seul en face de sa pensée, furent couverts par une voix joyeuse et claire. Celle-ci disait :

— Bonjour, gentleman accusé. Bonjour lady et gentlemen visiteurs. Ce m’est le plaisir le plus grand de vous souhaiter le lendemain rose après l’aujourd’hui couleur de suie.

Qui avait parlé ? Tous regardèrent. Tril, imperturbable, s’avança, tenant Suzan par la main.

Tous deux saluèrent, puis le jeune garçon s’adressant à miss Fairtime.

— Miss Édith, sans doute ? All right ! Voici, pour le lord votre père et pour vous, une lettre d’introduction de M. le ministre plénipotentiaire des États-Unis à Londres. Veuillez prendre connaissance.

Il tendait un pli à la jeune fille. Elle le considérait avec stupeur, sans songer à le prendre. Péterpaul avança la main.

— Vous permettez, je suis le frère de miss Édith.

Tril lui remit la lettre, que le robuste Anglais développa aussitôt, et qu’il lut à haute voix :

« Je soussigné, demande, pour master Tril et miss Suzan, porteurs de la présente, confiance égale à celle qui serait accordée à mon propre personnage. »

suivait la signature agrémentée du cachet de l’ambassade.

À ce moment, Joë, qui considérait la scène avec ébahissement, voulut ouvrir la bouche, pour rappeler que l’heure marchait en rond pendant cette conversation ; mais Tril lui glissa une nouvelle pièce d’or dans la main, et le gamin ne se reconnut plus le droit de contrarier un visiteur aussi persuasif.

Au surplus, le petit Américain reprenait :

— À la caution de mon ambassadeur, j’ajouterai que nous sommes des amis, de véritables amis. C’est en cette qualité que je supplie miss Édith d’accorder une place dans la voiture qui la ramènera à Fairtime-Castle, à ma fiancée Suzan.

Il cligna des yeux.

— Elle lui contera des choses tout particulièrement intéressantes, et elle lui persuadera que lorsque les gros nuages noirs jettent la plus vilaine grêle sur la terre, ils sont bien près de s’user et de démasquer le soleil.

Cette dernière phrase fut prononcée d’un ton énigmatique qui impressionna les assistants.

Avant qu’ils eussent dominé le trouble incompréhensible qui les étreignait, Suzan s’était approchée de miss Édith. Elle lui avait pris les mains et, ses yeux noirs rivés sur ceux de la jeune Anglaise, elle disait, d’une voix douce et ferme à la fois :

— Je suis un peu plus jeune que vous ; mais je connais le malheur depuis longtemps. Ah ! je ne suis pas orgueilleuse de cette connaissance, seulement ce temps d’épreuve m’a dotée d’une pensée spéciale sur les choses. Vous verrez que la cadette peut parler en sœur aînée.

Édith écoutait. La voix de son interlocutrice lui semblait appliquer un baume bienfaisant sur son cœur endolori.

Et les deux jeunes filles presque inconsciemment, Suzan se haussant sur la pointe des pieds, Édith courbant un peu sa taille svelte, amenèrent leurs visages à la même hauteur, pour échanger un fraternel baiser.

Une émotion profonde pénétrait les personnes présentes.

Tril profita de l’inattention générale pour se faufiler auprès de François, stupéfait de ce qu’il voyait.

Il empoigna la main de l’ingénieur, y glissa un objet que le Français jugea être un sachet, et d’un organe léger comme un souffle :

— Vous lirez une fois seul. Suivez les instructions. Tout vaut mieux que le bagne.

Avant que le prisonnier eût pu répondre, Tril s’était éloigné de lui ; François aurait cru avoir rêvé, s’il n’avait senti entre ses doigts le contact soyeux du sachet.

Adieux, mains serrées, regards humides de tendresse. La porte se referme, une clef tourne dans la serrure. François reste seul en sa cellule. Ses amis sont partis.

À travers les corridors, tous s’éloignent, silencieux, avec le recueillement douloureux des heures de désespoir.

Péterpaul soutient sa sœur, qui étreint le bras de Suzan ; Tril et Joé ferment la marche.

Joé, par une déférence instinctive, déambule un peu en arrière. Il sent du respect pour Tril, cet autre gamin qu’un ambassadeur présente comme lui-même. Un jeune personnage aussi influent pourrait bien tirer Ketty de la misère, lui faire trouver peut-être une place de petite femme de chambre. Et Ketty serait bien logée, elle n’aurait plus froid, elle n’aurait plus faim.

Le souvenir de sa jeune amie lui rend son courage. Il se penche vers le jeune yachtman américain.

— Vous n’oublierez pas Ketty, je vous prie. Ketty, de Chipley Street…

— Numéro 41. Je pense aussi à cela. Je la verrai ce soir ; mais une question m’intéresse. Vous avez pour elle une grande affection ?

— C’est véritablement la seule affection de mon cœur.

All right ! Alors, si je trouvais à vous occuper ensemble, vous la suivriez volontiers ?

Joé étendit gravement la main, comme pour prêter serment.

— Et je ne demanderais pas où l’on va, vous pouvez le croire !

Ce à quoi Tril répondit en riant :

— Tout ira bien, en ce cas. Écoutez, je vais vous dire où il faut aller l’attendre.
tril se faufila auprès de françois.

— L’attendre ?

— Pour ne plus la quitter.

— Dites ? dites ? bredouilla le gamin d’une voix soudainement enrouée.

— À Douvres, à bord du yacht de plaisance Lovely. Voici une carte sur laquelle je trace un signe convenu avec le capitaine. Vous la lui présenterez ; il vous installera.

— Qu’est-ce que je ferai ?

— Vous attendrez mes instructions, boy, et vous tournerez les pouces en attendant. Vos dépenses vous seront remboursées.

— Et Ketty ?

— Elle partira cette nuit. Elle sera à bord avant vous.

Un grognement interrompit la conversation.

Le groupe était arrivé devant la loge du concierge gardien-chef, et, barrant le passage, Kopling Bilbard, cramoisi, soufflant de colère, grondait :

— Au bar Stills, de Ludgate, pas plus de Tomson que sur la main. On m’a fait aller au joyeux galop (On s’est moqué de moi), pour entrer sans permission dans Newgate. Mais quand on est entré ainsi, on ne sort pas sans ma permission.

Joé frissonna. Est-ce que l’invalide allait retenir le jeune et mystérieux protecteur, jailli tout exprès des pavés de Londres, à l’heure où il en avait si grand besoin. Mais à son profond étonnement, Tril ne s’émut en aucune façon.

— Tomson, fit-il négligemment, est un fantasque garçon, il est capable de toutes les sottises, mais il est aussi mon mécanicien et je suis responsable de ses incorrections.

Puis dominant le gardien-chef de son indifférence souriante :

— Vous êtes un brave, je pense. Votre bras envolé dit la querelle contre l’artillerie. Tomson vous a fait tort d’une pinte d’ale, je répare sa faute. Acceptez cette bank-note de cinq livres (125 francs) pour boire à sa confusion.

Cinq livres ! Un gamin qui donne une gratification pareille, dépasse en grandeur, les pyramides, le dôme de Saint-Paul et autres monuments géants.

Kopling happa le billet et prit la position du soldat sans armes, marquant ainsi que le civil peut parfois mériter les honneurs militaires.

Joé profita de ses bonnes dispositions pour se faufiler au dehors. Il tira Tril par la manche.

— Gentleman, si je partais de suite, j’irais chercher Ketty et nous voyagerions ensemble.

Pour toute réponse, son interlocuteur lui tendit une bank-note semblable à celle que Bilbard considérait à ce moment avec amour.

— Va. Vous prendrez le train de onze heures.

Et ma foi, montrant une ardeur à l’obéissance dont son nouveau maître dut être flatté, Joé s’enfuit à toutes jambes, tandis que Tril, impassible, aidait miss Édith et Suzan à monter dans une automobile luxueuse, qui, à leur apparition, était venue stopper en face de la porte de la prison.

Puis, le véhicule s’étant mis en marche, le jeune yachtman, sans accorder la moindre attention aux hurlements de Kopling Bilbard qui, les poings tendus dans la direction où avait disparu Joé, clamait :

— Quoi encore ? Enfant du Diable ! Le voilà qui se promène au lieu de fermer les portes ! Satan rôtisseur te découpe en hachis !

Le petit Américain, d’un pas de flânerie, remonta la rue comme pour gagner le viaduc d’Holborn.