Le Soleil (p. 128-152).

VIII

La trame rompue et la grande pitié de Jean


Le bon curé de Saint-Germain a bien réfléchi depuis l’instant où, heureux encore et sans souci, il tranchait de son grand couteau la pâte affriolante du gâteau des Rois, et, du même coup, inconscient, la trame de son roman pastoral. Des événements des plus graves vont maintenant se précipiter qui le feront réfléchir davantage sur l’inanité de nos rêves les plus charmants, sur les mécomptes de nos projets les plus généreusement édifiés, où l’on prend trop candidement comme facteur l’abnégation des vanités sociales. Dans la paix si douce pourtant de son presbytère, il se révolte très secrètement contre la tyrannie de cette société et contre tout ce qui de près ou de loin en accrédite ou prépare les exigences. Il se dit de ces choses qu’il trouverait scandaleux de confier aux autres, et dont il se reproche même intimement de tant goûter l’amertume : — « Oh ! ces couvents modernisés ! On leur confie des petites paysannes, et ils nous rendent des catalogues de modes et de sciences aussi inutiles qu’incomprises ! »

Les dernières heures qu’Émile Dupin passa chez ses parents lui furent pénibles. Son attitude nécessairement compassée ni le soin d’éviter toute explication intempestive ne l’empêchèrent pas cependant de témoigner la plus franche affection à sa tante et à son cousin, non plus que de ressentir au cœur un sentiment fort étrange chez lui. Pour la première fois, il voulut mépriser le prestige de l’argent qui s’en vient troubler de son apparat les rêves de bonheur les plus purs. Mais sa nature généralement bonne n’eut pas le temps de compléter ce perfectionnement.

À peine rendu à la ville, il reçut de Cincinnati une dépêche qui le mandait d’urgence auprès de sa mère.

Ah ! c’était son tour à lui de commencer à connaître les grands désarrois de la vie ! Son père, appelé au Brésil par les intérêts de son commerce, s’en revenait plein d’espoir et de santé, lorsque dans le golfe du Mexique, avant d’atteindre l’embouchure du Mississippi, il fut englouti à jamais dans la catastrophe d’une collision. À jamais aussi, le caractère de ce jeune homme, jusque-là si humainement heureux, devait conserver l’atteinte inopinée de sa première tristesse. Et ce coup de foudre en modifiant l’orientation de ses études, du moins temporairement, l’attira plus que jamais dans les soucis qui sont l’escorte de l’argent, en lui faisant rompre avec la vie canadienne.

Par là-même, il cessa, dans une bonne mesure, de hanter les cauchemars du bon curé qui craignait tant son influence sur l’esprit de son protégé. Toutefois, le cher vieillard n’en a pas fini avec ces hantises et ces cauchemars qui n’auront fait que se compliquer et se déplacer. Ce n’est plus sur son élève seulement qu’il lui faudra craindre l’appétence de la richesse et du raffinement qu’elle procure ; mais sur des caractères encore moins avertis. Aussi longtemps que Pierre Brillant s’est contenté d’être son paroissien le plus à l’aise, de s’honorer de sa confiance et de seconder toutes ses vues comme fabricien, il était facile de lui faire agréer en outre le beau projet que nous connaissons. Maintenant, puisque les événements se sont précipités, il faut compter avec des éléments et des obstacles dont il avait malheureusement méconnu l’importance : l’éducation fausse d’une campagnarde et la frivolité naturelle du caractère féminin.

Mademoiselle Esther, retournée à ses études, n’a pas voulu languir bien longtemps sur les livres ; elle a su obtenir d’un père facile et d’une mère complice son « entrée dans le monde ». Ce commencement d’émancipation lui a permis, puisqu’elle est grande demoiselle, d’assister à une fête sociale, à la ville, de « faire son début » avec une intime amie, dans une réunion de gens très distingués où elle a retrouvé l’intéressant Hector Hardy.

L’entrée dans le monde, ou le « début » de la jeune demoiselle, est la mise en vedette, à jour conventionnel, de ses aptitudes sociales, de ses talents naturels perfectionnés par une coûteuse éducation, de qualités vraies qui en feront un jour la femme bénie, pourvu que ce printemps trop hâtif ne les étiole pas dans leur première floraison, et s’il fallait tout dire, en vedette aussi, des caprices mutins momentanément trop flattés, qui en feront plus tard l’horrible mégère acariâtre.

C’est aussi l’occasion, pour des parents hautains et bien rentés, de faire miroiter l’éclat, emprunté ou non, d’avantages dotaux, auxquels une idylle trop brusquée devra de se voir transformée peut-être en un très vilain troc de sentiments.

Mais c’est encore plus, hélas ! la première mascarade officielle des vanités féminines sous les afféteries hypocrites. Après son début dans le monde, la jeune émancipée aura voix délibérative avec ses égales, avec sa mère aussi, dans des colloques où se fourbissent les armes plus ou moins meurtrières de la toilette. Elle s’exercera, sous les leçons de l’expérience, à la guérilla des conversations oiseuses, des propos ambitieux, des jugements téméraires, enfin, de la vie mondaine.

Modes, exigences soi-disant de bon ton, coutumes sociales, dont sa pauvre âme ingénue frémira peut-être, relèveront désormais de sa compétence et de son sens propre affolés, puisqu’elle a fait son début.

Elle se croira tenue, quoiqu’en veuille sa prudence innée, de fréquenter bals et théâtres dont l’éloignerait encore pour un temps sa candeur apeurée, si elle n’avait pas fait son début.

Faire son début serait donc s’astreindre aux obligations mensongères de la mondanité, avant que l’autorité maritale, s’autorisant de ces hasardeuses conventions, s’en vienne étouffer de ses dictamens la voix d’une conscience tardivement assagie. Après quoi l’obéissance conjugale remplacera les exigences sociales comme condiment des compromis à faire avec les réclamations de l’âme inquiète.

Ainsi le veulent, dans la haute, l’usage, la mode, les convenances, les relations qui élèvent, les intérêts qui font bien vivre, enfin tous les succès à remporter sur la scène du monde, quand on vit uniquement pour y briller.

N’allons donc pas nous étonner si la belle héritière de Saint-Germain, durant les mois du printemps, se désintéresse des choses de la vie rurale, ne prête qu’une attention distraite aux mille voix agrestes qui chantent autour d’elle, parce qu’une voix jusqu’alors inconnue, plus aimée et plus impérieuse, s’élève en son cœur. C’est la voix que monsieur le curé avait trop naïvement négligé d’évoquer et de consulter, avant d’édifier aucun beau projet selon ses vues. Que pourra-t-il maintenant contre la bonhomie du père, contre l’émoi et la vanité concertés de la mère et de la fille, contre les déclarations du prétendant, bientôt professionnel diplômé, qui brûlera les étapes et viendra très prochainement solliciter l’honneur d’une alliance aussi imprévue ?

N’a-t-il pas remarqué l’attitude de la jeune personne qui n’est déjà plus l’ingénue aux reparties candides, qu’il aimait naguère à taquiner comme une aimable enfant ? Elle se dérobe maintenant à sa conversation, pour s’entretenir isolément de pensées trop peu secrètes, puisque la chronique villageoise les colporte, ou pour réserver toutes ses confidences à sa mère ni hostile ni cachottière. Et lorsque le bon vieux prêtre tentera de raisonner le couple Brillant, la vanité mondaine et la recherche d’un « beau parti » l’emporteront aisément sur sa belle théorie chauvine ou patriotique à base d’affection charitable pour un orphelin pauvre. Il ne lui reste plus qu’à user de prudence et de ménagement pour empêcher son mécompte et ses déplaisirs de faire scandale au village, jusqu’au jour où, à la suite de quelques visites toujours sensationnelles du monsieur de la ville chez les Brillant, il est invité à bénir de trop retentissantes fiançailles, Après quoi, le Dr Hector Hardy, déjà nanti d’une pleine autorisation paternelle, s’en va dans sa ville natale de l’ouest canadien préparer son établissement professionnel en même temps que les préliminaires de son mariage à l’automne.

Eh ! oui, les événements se sont bien précipités !

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Jean Pèlerin était-il assez épris pour souffrir éperdument, comme un personnage romanesque, de cette cruelle déception de son premier amour ? — Ce serait trop dire ! Il ne le savait pas encore. Il n’avait pas eu le temps de raisonner cet amour qui lui était venu inopinément, à la suggestion trop brusque de son protecteur : d’en rechercher la cause intime qui naît au cœur, comme le parfum au calice de la fleur, pour embaumer toute la vie.

Non ! Dans son dépit entre donc plus d’orgueil froissé que d’affection trompée, parce que, ce premier amour, il ne l’avait pas cherché, il ne l’aurait pas même rêvé. Il y aura là pour lui comme un remords dans l’éclosion de son sentiment juvénile, le remords d’une erreur qu’il n’aurait pas faite de lui-même, qu’il doit se défendre de reprocher à personne et qui complique son chagrin d’une orgueilleuse sauvagerie.

Élevé dans la pauvreté et l’humilité, il accusait néanmoins une grande fierté de caractère, plus impérieuse que toutes les tendresses de son cœur. Après la fête des Rois, aux froideurs graduellement accentuées de la famille Brillant pour sa vieille mère et pour lui-même, qui avaient remplacé des accueils si chaleureux et si spontanés, dans la solitude de son foyer de nouveau assombri par le deuil de l’oncle riche et secourable, il eut à loisir beau sujet de philosopher sur la double déconvenue de son cœur et de son esprit. Et c’est alors que les saines idées de son précepteur sur le bonheur vrai de la vie ne suffisaient plus à contredire celles de son cousin Émile.

Ah ! s’il avait eu, comme celui-ci, la fortune qui supplée à tant de choses aux yeux du monde, serait-il aujourd’hui cet être minable, désarmé par la pauvreté sous l’affront, en butte aux railleries de tout le village, d’autant plus secrètement méchantes qu’elles succèdent à des jalousies secrètes aussi ?

Incapable d’aucun ressentiment, encore moins d’aucune ingratitude à l’endroit de son bienfaiteur aussi fourvoyé que lui dans cet avatar, il ne peut cependant comme autrefois se soumettre à ses objurgations doucereuses contre le mépris et la désertion du sol natal. — Ce sol natal ! auquel on voulait attacher toute sa vie, qui se dérobe sous ses pieds pour le laisser ridicule dans la confusion de son premier amour, qui ne perpétue le souvenir des siens que dans la poussière des morts et le réduit de sa mère pauvresse, que lui doit-il, au sol natal, des tendresses ultérieures de son cœur meurtri et des aspirations de son esprit à jamais humilié ?

— « Ne parle pas ainsi, mon bon petit enfant de Saint-Germain », s’écria le vieux curé, aux premières manifestations de ces nouveaux sentiments de son protégé.

« Je m’en irais mourir, vois-tu, avec le chagrin de n’avoir pu faire comprendre à mon Jean, malgré toutes mes peines et mes leçons, que la plus belle chose dans la vie de l’homme, ici-bas, après l’amour de Dieu, c’est l’amour de la patrie qui est l’amour des siens. »

Si Jean pouvait s’en expliquer, il lui dirait peut-être que son tourment s’entretient et s’active précisément de l’amour des siens, dans ces lieux consacrés par leur deuil et leur misère. Est-ce pour avoir cru un instant qu’il pourrait honorer leur mémoire dans le travail de la glèbe canadienne et la prospérité, pour avoir vu une humiliante déception confondre ses espérances au début de sa vie, qu’il voudra quand même perpétuer son abjection dans l’amour des siens ainsi entendu ?

Puisque Jean ne peut traduire ses sentiments, en faire part à son précepteur dans des raisonnements et des récriminations que lui interdisent son âge, sa condition et ses moyens intellectuels, si le vieux prêtre, longuement exercé à l’étude des âmes, veut bien s’y prêter, il découvrira de lui-même dans l’esprit de son protégé trois impressions très profondes ; un irrépressible dégoût pour la vie rurale, surtout à Saint-Germain, une inclination atavique du côté de la vie d’aventures sur mer, et le désir de la fortune édifiée à la manière américaine. Rien de tout cela, certes, nous le savons bien, ne provient de l’éducation qu’on a voulu lui donner ; mais tout cela s’affirme de plus en plus dans la mentalité du jeune homme, à la suite des événements divers qu’il a subis depuis quelques mois.

La mort soudaine de l’oncle Dupin devait avoir son funeste effet sur la famille Pèlerin. Au premier échange de lettres sympathiques avait succédé une correspondance fascinatrice et pressante dans laquelle la riche veuve éplorée priait sa sœur de venir habiter avec elle. Ce projet aurait dû sourire à Jean ; mais il ne fut pour lui qu’un surcroît de contrariété. Malheureusement, la mère Pèlerin, pauvre plante agreste, poussée dans le terroir canadien, y tenait par des racines trop profondes. Vouloir l’en extraire pour la transplanter là-bas, c’était déjà la détruire. Les discussions furent longues dans les tête-à-tête solitaires de la triste maisonnée, entre la veuve éprise de souvenirs et le fils incertain de son avenir et de lui-même. Ce n’est plus la confidente de ses intentions que Jean trouve en elle, c’est l’obstacle ; c’est l’amour le plus désintéressé et le plus fort qui réclame et s’alarme. Quand il erre attristé autour de l’humble maisonnette, fuyant le regard des villageois, à la tombée du jour, l’œil de sa mère le suit comme un reproche et l’éclair du phare comme un remords.

Durant les beaux mois de l’été, cette torture morale s’aggravera des inquiétudes que lui inspire maintenant la santé débilitante de la pauvre mère. Monsieur le curé, que Jean ne fréquente plus à titre d’étudiant, dont les idées bien connues du reste ne lui serviraient d’aucun appui, vient souvent apporter à la malade le réconfort de son ministère et de ses conseils. Ce sont alors pour Jean de fatigants entretiens où l’un et l’autre l’accablent de leur double affection, la seule qui lui soit donnée aussi pure, aussi généreuse sur la terre.

Saurait-il réagir ? à leurs idées communes opposer les siennes devenues trop personnelles ? Non, il aimera mieux discrètement en souffrir. D’ailleurs, il constatera bientôt que sa mère, anémiée par des chagrins longtemps entretenus, exceptionnellement réconfortée depuis quelques mois par un fallacieux mirage, est cette fois frappée à mort.

Puisque Jean faisait toute sa vie, c’est elle qui mourra du grand déboire de Jean.

Ah ! pourquoi avait-elle cru, un instant, au mensonge de ce rayon de bonheur maternel éclipsé sitôt dans l’ombre de sa misère accoutumée ! ? Encore un mécompte d’autant plus cruel, de sa triste destinée, qu’elle n’avait rien fait pour le susciter !

Comme la lumière qui scintille au large sur ce cap isolé dans les flots, les alternances de son chagrin et de son deuil reviendront donc jusqu’à la fin traverser les trop rares bonheurs de sa vie !

La malade devenue incapable de vaquer au ménage de l’humble maisonnée, Rose Després, l’ange secourable des mauvais jours, apparaît à son chevet lorsque Jean est obligé de s’en éloigner.

Le père de Rose Després est un caboteur dont le vaisseau n’aborde guère dans le mauvais parage de Saint-Germain, et fait ses rares escales en été aux quais de Saint-Louis et de Saint-André. Sa demeure établie au pied de la falaise n’a pas d’autre voisine, à un demi-mille de distance, que la maisonnette aux pignons rouges du côté de l’ouest. Partant, c’est là que la veuve Pèlerin, depuis les premiers jours de ses épreuves dans son isolement, avait accoutumé de courir au plus urgent quand il lui fallait quérir aide ou secours. Et Rose, dès son âge le plus tendre, avait appris de sa mère l’art charitable de secourir instinctivement plus malheureux que soi. Humble, impersonnelle, elle s’acquitte comme d’un devoir filial des menus soins que réclame la malade. Jean l’affectionne à l’instar d’une sœur qui de tout temps aurait été de moitié dans ses peines. Il ne voit pas qu’elle a grandi ; il ne remarque pas encore, ce qu’il comprendra un jour, que cette candeur, heureusement pour notre société, est la contrepartie, l’antidote de certaine afféterie féminine rendue séductrice par une fausse instruction. En ces moments si pénibles, il n’a pas le loisir d’édifier ses chagrins au spectacle de la vertu inculte. Ce sont les affres de la mort, de la mort de sa mère qui vont accaparer toute son âme et tout son cœur, pour ne lui laisser pendant longtemps qu’une désespérance farouche aux prises avec la tendresse assagie mais impuissante d’un vieux curé.

Enfin, après quelques semaines d’anxiété, voilà que celui-ci et le médecin jugent le moment venu d’administrer à la malade les sacrements des mourants. La triste nouvelle flambe comme une traînée de poudre d’un bout à l’autre du village. Dès lors, à la place des jalousies cancanières, suivies de moqueries satisfaites, dont la veuve et son fils avaient été l’objet depuis un an, une sympathie réelle et réparatrice se manifesta partout pour ces malheureux. À mesure que la vie se retire chez la malade et confond l’espoir pourtant si tenace de ceux qui s’emploient à la retenir, s’augmentent l’affluence et la compassion autour d’eux.

Et elles étaient là nombreuses, les bonnes villageoises, au verbe naguère encore peut-être ironique, s’apitoyant dans la prière et les larmes, aux dernières paroles, aux derniers regards de l’agonisante à l’adresse de son fils, lorsqu’un soir de fin d’été, sous les bénédictions finales et l’absolution du prêtre, à l’heure où le phare s’allumait au large, l’œil de la veuve Pèlerin s’éteignait.

Tour à tour fixée, dans un suprême effort, sur Jean que navrent les sanglots, sur Rose Després portant la croix rédemptrice à des lèvres exsangues, sur l’éclat du phare qui s’avive dans les ombres du dehors, la prunelle alanguie de la mourante une dernière fois s’anime d’une vision funèbre que veulent traduire ces mots entrecoupés des derniers râles : — « Ah !… la lumière !… Faut pas !… Faut jamais, mes enfants,… oublier la lumière…… éternelle » !

Prophétisez maintenant, monsieur le curé de Saint-Germain ! Vous en avez le loisir et l’invite, plus sûrement que dans aucune fête sociale, sous l’inspiration des sentiments si purs et si vrais qui vont naître autour de cette mort !

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Le jour des funérailles, lorsque les derniers tintements de la cloche funèbre se furent tus, après la dernière bénédiction tombée de sa main tremblante sur les restes mortels de la mère, dans les herbes grasses du cimetière, le bon vieux prêtre fit mander le fils, Jean, qu’il voulut retenir à sa table ainsi qu’aux jours tant regrettés de sa prime jeunesse.

— « Viens chez moi que je voudrais faire chez toi, mon cher enfant. J’ai béni, il y a un instant, ta pauvre mère dans la mort ; je voudrais aussi te bénir dans la vie, toute la vie qu’il te reste à fournir. Mais avant cela, j’ai encouru une grave obligation envers toi.

« J’ai à te demander pardon.

— Pardon ! pour vous, monsieur le curé ? Vous, mon bienfaiteur à qui je dois tout ?

— Oui, à qui tu dois d’avoir été fourvoyé dans tes premières aspirations de jeune homme ; à qui tu dois, dans une trop grande mesure, l’état d’âme spécial où tu te trouves aujourd’hui et que j’appellerai inquiétant. Quand tu as perdu ton père, tu étais encore petit enfant, et ton chagrin d’enfant, confondu dans l’exubérance de l’amour maternel, ne pouvait pas être conscient et réfléchi comme la peine dont tu souffres actuellement. Cette peine, à la disparition de ta mère, après la vie si intime que vous avez faite tous deux, s’attaque à un cœur déjà souffrant, et souffrant par ma faute. Je m’étais mépris, Jean. Je croyais faire ton bonheur, et c’est ton malheur que j’édifiais, en te déclassant. La bonne Providence voit mieux que nous dans les beaux projets que nous rêvons. Bénissons-là de n’avoir pas voulu les laisser se réaliser. Et ne lui demande jamais une épouse à qui tu devrais tout l’appoint matériel de ton établissement. C’est une erreur, Jean, c’est une erreur, avec cette autre d’abandonner à la femme l’esprit dominant de la communauté conjugale. La dame au piano ou signant tes chèques aurait réparti sur toute ta vie l’humiliation qui révolte momentanément aujourd’hui ton amour propre. Défie-toi toujours aussi de l’amour propre ; c’est un mauvais conseiller. Ne cherche plus la fortune dans le mariage qui n’est pas une loterie mais avant tout un sacrement, et pardonne-moi, à moi, vieux prêtre, d’avoir inconsidérément commis cette erreur dans mon aveugle affection. Il est trop tôt encore pour chercher une nouvelle orientation à ton cœur ; non, avant cela, deviens quelqu’un par ton travail, par ta bonne conduite, par tes talents, par toi-même ! Laisse passer ce triste nuage ; il y aura de beaux jours pour toi sur la bonne terre canadienne.

— Cette bonne terre canadienne, je n’en possède qu’un arpent, monsieur le curé. Le travail de mes bras au service des autres, je veux bien le donner, mais pas ici.

— Et où donc, je t’en prie ? Tu ne l’aimes donc pas cette terre-là ?

— J’y ai trop pleuré.

— Précisément, c’est parce que nous l’aurons arrosée de nos larmes et de nos sueurs, parce que les nôtres en ont fait autant avant d’aller s’y confondre dans une commune poussière et pour toujours, qu’il nous faut l’aimer. Mais rien ne presse. Nous verrons. Nous verrons. »

L’allusion est trop directe aux quelques pieds de la bonne terre canadienne si fraîchement remuée. Jean respectueux et attristé n’insiste pas mais n’est pas soumis. C’est le jeune coursier plein d’ardeur qui sent sa liberté maintenant possible, veut rompre sa longe et fuir. Rien ne le retient plus dans ce village que l’affection sénile de ce bon prêtre, avec la reconnaissance qu’il voudrait lui témoigner. Et il y a chez lui quelque chose de plus impérieux que tout cela, qui malheureusement l’égare et l’entraîne, puisqu’il n’a plus maintenant de tendre mère à voir pleurer ; c’est le dépit de son esprit trop fier. Dans quelques jours, le village sera en liesse. Ce sera la noce élégante depuis longtemps résolue chez les Brillant ; la noce que monsieur le curé annoncera dimanche dans son prône, tout le monde le sait. On en parlait même très discrètement, dans de petits groupes fort sympathiques, à la porte de l’église, après les humbles obsèques de la veuve Pèlerin.

Prenant congé de son protecteur en refusant avec une énergie insolite de loger cette nuit au presbytère, Jean regagne son lamentable foyer où il trouve heureusement réunis les membres de la famille Després, ses voisins. Le navigateur, dont le vaisseau est au quai de Saint-Louis, a pu assister aux funérailles de sa voisine, et repartira le surlendemain pour la ville.

Jean, l’œil en feu et le cœur malade, au milieu de ces bons intimes dont la pitié se fait si naïve et si franche, à la vue de Rose qui n’a pas fini de pleurer, perd tout à fait contenance et laisse sans contrainte éclater sa peine.

Rien, rien ne lui reste plus sur cette terre canadienne dont parle si chaleureusement monsieur le curé, rien que cette triste masure aux pignons rouges, pauvre mausolée de sa jeunesse défunte. Va-t-il s’y enfermer pour y mourir aussi sans avoir vécu ? Va-t-il y vivre dans la mendicité qui pouvait suffire à une pauvre veuve et répugne à tous ses instincts les plus nobles, avivés par un commencement trop avancé d’éducation ? Que peut-il attendre enfin, malgré tous les bons conseils théoriques et patriotiques, attendre de cette petite patrie, si ce n’est de lui laisser, un peu plus tôt un peu plus tard, ses os de mercenaire ? Ne vaut-il pas mieux s’en éloigner, dut-il traîner longtemps après lui ce noir chagrin qui suit l’exilé comme l’ombre du cavalier en fuite ? Le sentiment patriotique remontera-t-il jamais dans son âme comme une marée ? N’est-ce pas une seconde erreur que va derechef lui faire commettre le bon vieux prêtre qui ne sera plus là pour s’en repentir, comme il a fait après l’autre… ?

— « Emmenez-moi, emmenez-moi loin d’ici, monsieur Després, le voulez-vous ?

— Je le veux bien, Jean. Tu peux toujours venir à Québec. Ça te changera les idées. Il te faut prendre de l’air, mon garçon. Sois prêt ; nous partirons après demain. Je le veux bien.»

Jean qui n’a pas oublié la belle croisière dans les eaux laurentiennes, avec son cousin, sentit que ces bonnes paroles rassérénaient son esprit comme une douce brise de mer tempérant l’ardeur d’une journée torride.

Une courte visite au presbytère, le lendemain, sembla l’acquitter de ses devoirs envers son protecteur, stupéfié d’abord de cette proposition, mais qui l’approuva toutefois après avoir songé à la grande fête prochaine des joyeux villageois de Saint-Germain.

Et Jean dédaignant plus que jamais la terre où ils étaient venus mourir, s’aventura une deuxième fois dans la vie maritime dont avaient vécu ses pères.


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