L’Œuvre et la Vie (Charles Dumas)

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L’ŒUVRE ET LA VIE


A L. ROGER-MILÉS

Après de mornes jours, dont les aubes livides
Ne nous faisaient songer, tant nos yeux étaient vides,
Qu’à l’éternel repos,
Voici que l’infini jette un cri de lumière
Tel que l’embrassement du ciel et de la terre
Ne fut jamais plus beau !


Allons, dehors ! Rien n’est perdu. L’été commence.
Il est une heure à peine et l’azur est immense ;
J’ai devant moi les champs,
D’où la chaleur monte en tremblant, les champs où j’aime
— Toujours seul — à marcher, causant avec moi-même
Jusqu’au soleil couchant.




Nul bruit ; pas un oiseau ; ni voix, ni froufrou d’aile,
Mais l’âme entend frémir tant de sources en elle,
Qu’elle n’a pas besoin,
Lorsqu’elle a la puissance et qu’elle a l’étendue,
D’un appel de bouvier, d’une chanson perdue
Qui lui réponde au loin.



Or, déjà, ce n’est plus cette nappe ondoyante
Des blés mûrs où la brise aux pieds légers argenté
La trace de ses pas ;
Il n’est plus de javelle aux naïves jonchées,
Plus de gerbes en rond, dansantes et penchées
Sur le sol chauve ou ras.



Les moissonneurs ont fait le plus gros de l’ouvrage.
Il m’ont dit l’autre soir en rentrant au village :
« On n’est pas mécontent. »
Moi, je vois un désert que hérisse l’éteule,
Et tout là-bas, au bord de la route, une meule
Si petite pourtant !

Il m’ont dit : « C’est-y riche ? » — Oui, brave homme,
[superbe ! ]
— lly a là-dedans plus de six mille gerbes !
— Brave homme, en vérité ?
Et depuis ce soir là, tristement je regarde
Tant de gens, tant de gens qui ne prennent pas garde
En passant à côté.


Ceux-ci vont à la foire et ceux-là se promènent,
Et les uns sont fringants et les autres se traînent
Las de fièvre ou d’ennui,
Et le marchand se hâte et Je pauvre s’arrête,
Sûrs d’atteindre demain l’auberge toujours prête
Si ce n’est aujourd’hui !


Et certes, mes amis, pour les uns et les autres,
Prêtres, soldats, bourgeois, gueux, trafiquants, apôtres.
Je ne suis pas surpris
Que ce monceau de foin qui coûta tant de peine,
Qui concentre la vie et résume la plaine
N’offre que peu de prix.

Hélas, l’œuvre est si peu de chose
Au bout du cœur qu’on a fauché !
Tant de souffrances la composent,
Tant d’épis roux y sont couchés !
Eh quoi ? Dans la plaine infinie,
Qu’elle ait nom nature ou génie,
Quelques tas de paille ternie,
Quelques livres bien vite lus,
Quelques pensers, quelque fourrage
Sont le sordide témoignage
De ce que le plus fier courage
Peut arracher aux jours vécus !



Cependant, ô roi de l’espace,
Voyageur, buveur d’horizons,
Ne dédaigne point, quand tu passes,
L’humble dôme de la moisson.
Réfléchis qu’avant le soir morne
Où le faucheur s’en est allé,

On voyait des houles sans borne
Emouvoir l’océan des blés,
Qui, splendides comme un dimanche
Plein de cloches, de robes blanches,
Comme un calice d’où s’épanche
L’enthousiasme universel,
Se gonflaient et vibraient naguère,
Ivres d’espoir et de lumière
A tous les frissons de la terre
Comme à tous les souffles du ciel !






Tout se tait maintenant, j’ai coupé par poignées
L’ardente rumeur d’or de mes jeunes années ;
Il est plus de midi ;
Mon cœur est répandu dans l’univers sublime
Dont l’azur flambe au loin sur la récolte infime,
Sur le travail fini.

Sois juste, voyageur. Tu ne peux pas prétendre
En ce chaume trouver le manoir où descendre
Pour y rester l’hiver.
Tu le sais, étranger, l’on a dû t’en instruire,
Pour avoir sa maison, il faut se la construire
Ou la payer très cher.


Si tu vas, plein de grave et sereine allégresse,
Au côté de ta femme, au bras de ta maîtresse
Satisfait et joyeux,
N’ayant d’autre désir que d’aller, de misère
Que le terme assigné par la loi nécessaire
Ou la bonté de Dieu ;


Si tu cours, malheureux, aux égouts noire des villes,
Salir tes nobles mains à des tâches serviles
Chaque jour, pour gagner
Le pain, le feu, le toit, le lit de ta famille,
Les couteaux de tes fils, les chapeaux de tes filles,
Le lait du dernier né ;

Si quelque moribond, saint abbé, te réclame,
Mordieu, dépêche-toi d’aller sauver son âme
Par un signe de croix !
Holà, houste, marchand, tu vas manquer l’affaire !
Sergent, ton régiment va partir pour la guerre.
— Ceci n’est pas pour toi.


Mais si meurtri, déçu, libre, écœuré, sauvage,
Ayant conquis le monde et rêvé davantage
Tu n’as plus soif de rien,
Pauvre homme dont on rit et qu’on blâme sans doute,
Tu ne t’es pas trompé, mon ami, c’est ta route,
Ce pays, c’est le tien !


Connais-tu pas ces champs banals que tu traverses ?
Là ce calvaire ; ici cette éternelle herse
Comme un songe oublié,
Qui guette le labour et tient toujours la terre
Sous la menace incorruptible et salutaire
De ses griffes d’acier ?

Lorsque l’air embrasé par un soleil mortel
T’étourdira, qu’un vent de mer chargé de sel
Et de râles sans nombre
Se tordra sur ton front, voyageur, souviens-toi
Que ma meule un instant peut t’ abriter du froid
Ou te prêter son ombre.


Route de la Delivrande, Août 1906.