L’Œuvre des Missions chrétiennes en Chine

L’œuvre des Missions chrétiennes en Chine
documents chinois et observations

Ce qui devrait surtout retenir à présent l’attention de ceux qui étudient la question chinoise et ses origines, c’est l’œuvre politique des missions chrétiennes en Chine. Ce n’est pas que leur œuvre civilisatrice soit nulle : elles ont, au contraire, fourni à la nation chinoise les plus précieuses indications et l’ont ramenée, en haine de la pseudo-barbarie européenne, aux vénérables notions primitives de sa tradition nationale. Mais, pour les occidentaux qui ont provoqué le choc pernicieux, la question est entière dans le point de vue politique.

De ce point de vue, la situation désastreuse des occidentaux en Chine est presque caractérisée déjà par le nom que le Chinois applique à ceux qui ont la prétention d’introduire la religion chrétienne dans le système quasi-parfait de la société chinoise. On appelle les missionnaires Tchouan-hsi-tziao-chi : savants propageant la doctrine d’Occident.

La signification politique de cette expression est qu’elle ne saurait concerner des missionnaires russes.

Le contact séculaire et relativement intime de la Russie avec la Chine aura eu deux conséquences capitales : le Russe n’est pas pour le Chinois l’Occidental au même titre que les autres Européens, il est le voisin Septentrional, et le Russe connaît trop bien la civilisation chinoise pour prétendre agir sur l’esprit populaire par le moyen d’un mysticisme tenu pour vain par les moralistes chinois d’il y a trente siècles.

La Russie n’a pour ainsi dire pas de missions en Chine. Son établissement religieux à Pékin a un rôle bien différent des établissements occidentaux. Il constitue, près la Cour impériale, une sorte d’ambassade spirituelle du genre de celles que, dans les temps anciens, le patriarche des nestoriens et le cheïkh-oul-islam des Chiites entretenaient à la cour des empereurs mongols. Cette mission russe a eu surtout pour objet jusqu’à présent de publier des dictionnaires ou tels livres de grande portée scientifique : c’est en réalité la légation du pape orthodoxe (lequel est le Tsar) près le Fils-du-Ciel en tant qu’il porte ce titre symbolique de chef spirituel suprême de la nation chinoise.

L’orthodoxie russe n’est expansive qu’en Europe. En Asie, le Tsar affecte d’être pape orthodoxe pour les Russes, cheïkh-oul-islam pour les musulmans et royamtso-lama pour les bouddhistes. C’est tout le secret de la puissance russe en Asie. Il semble qu’on le devine en Occident : même on ose s’en plaindre.* Ce seul fait prouve que se plaindre de l’absence des missions russes en Chine ou se plaindre de l’existence de missions occidentales est tout un : c’est comme si l’on avouait qu’on craint que l’œuvre des missions ne soit tout à l’avantage de celui qui n’en a point et qu’elle est funeste à l’influence des États occidentaux qui autorisent et même appuient l’œuvre ténébreuse de leurs émissaires religieux.

Au point de vue militaire, cela paraît établi, le prestige sinistre de l’Occident a créé par réaction la russophile en Chine ; de même l’œuvre des missions de l’Occident a fait aimer la Russie qui, en bon commerçant laïque, se garde bien d’abriter des affaires véreuses de l’écran sacro-saint d’un principe supraterrestre. Car, et ceci est l’essentiel, les missions en Chine n’ont jamais fait œuvre utile à la religion.

Elles ne l’ont pas pu, même en écartant les raisons psychologiques, parce que la rivalité entre catholiques et protestants a ôté toute leur force probante aux principes chrétiens (toujours en admettant que cette force existe, ce qui n’est pas vrai quand on parle des Chinois). Les Chinois ont été forcés par les missions mêmes de faire une distinction rigoureuse entre les sectes chrétiennes. Les catholiques leur ont dit que seule la doctrine du Tien-tchou « Seigneur-du-Ciel », était la bonne. Les protestants ne manquent pas de les mettre en garde contre cette erreur ; ils prétendent que seule la doctrine du Yé-sou « Jésus » est la vraie. Et, les moujiks sont fins ; ceux des orthodoxes, qu’on interpelle, répondent que Tien-tchou et Yé-sou c’est la même chose, que leurs sectes sont schismatiques, qu’elles ne savent pas ce qu’elles veulent et que ce sont là des Hsi-tziao « doctrines d’Occident » qui ne valent rien puisqu’on réfute mutuellement jusqu’aux principes primordiaux.

Il sera permis de rappeler que le même argument a été invoqué contre le christianisme par le clergé bouddhique aux xive et xve siècles. On n’ignore pas, en effet, qu’au moyen âge, le christianisme nestorien avait une puissance telle que le pays traversé par la « Route impériale » était chrétien depuis Tarabousine jusqu’à Pékin ; qu’il y eut dans cette ville des églises chrétiennes et qu’à la Cour impériale les grands prêtres jouaient un grand rôle : la mère de Khoubilaï, lequel est le plus grand monarque que l’humanité ait produit, fut chrétienne. Or cette gloire nestorienne inquiéta l’esprit borné des papes romains. À partir du règne de Grégoire XII on envoya en Asie des missionnaires pour convertir les nestoriens. Le clergé bouddhique démontra que les chrétiens n’étaient pas sûrs eux-mêmes de ce qu’ils croyaient et… un siècle plus tard, jusqu’au nom chrétien était oublié. — Ce n’est qu’un parallèle.

Il faut reconnaître que les missions catholiques ont remporté des succès singulièrement plus grands que les protestants. Mais le caractère même de ces succès montre combien ils diffèrent de ceux qu’on leur attribue en Occident. Il suffit de les décrire pour faire voir qu’ils ne sont en proportion ni des progrès du catholicisme, ni de l’appui fourni par les gouvernements européens et qu’en outre ils ne sont point pour fortifier l’influence occidentale dans les contrées où ils ont été remportés.

Les missionnaires catholiques sont devenus simplement beaucoup plus chinois que protestants. Dans la majorité des cas ils parlent fort bien chinois. Ils ont encore cet avantage énorme sur leurs rivaux que le culte catholique qui, comme on sait, est entièrement emprunté aux anciens cultes bouddhiques, offre une ressemblance frappante avec certaines pratiques religieuses du pays. La vénération de saints, l’emploi de l’encens, l’existence d’icônes que l’on adore, la non-participation de la commune à l’office même, le caractère fastueux du culte qui impressionne surtout du côté extérieur et ne demande rien à l’assistant, la confession enfin, et jusqu’à l’idée de la transsubstantiation empruntée toute entière au bouddhisme : tout cela devait, non pas, bien entendu, faire adopter plus aisément par les Chinois la religion chrétienne, mais leur rendre plus facile l’adhésion à la commune chrétienne, d’autant que les catholiques faisaient des concessions très larges, si larges qu’elles devraient convaincre les plus fervents défenseurs européens de l’église que leurs missions ne sont plus chrétiennes. On adoptait dans la confection des icônes les principes du symbolisme chinois, et l’on arrivait à peupler les églises de saints à gros ventre (le ventre symbolise l’âme chez les Chinois), d’emblèmes bouddhiques et chinois, d’attributs expliquant aux croyants chinois les pouvoirs spéciaux des idoles d’après la conception chinoise : Saintes-Céciles jouant de la mandoline chinoise, Saints-Jeans à longue tresse, Dieux-pères à gueule et ventre fabuleux, Dieux-fils accroupis comme des grenouilles. Saints-Esprits à bras multiples, voilà qui est tout à fait catholique en Chine. Les églises deviennent des pagodes, les prêtres des bonzes. Ils portent presque toujours le costume des ecclésiastiques chinois, et souvent la tresse.

Ce sont là, dira-t-on, des expédients tout extérieurs adoptés pour inculquer plus facilement au peuple l’esprit chrétien ; que c’est le baptême qui rend chrétiens les adhérents des missions, et que le reste importe peu. Fort bien ; mais on fait semblant d’ignorer que la cérémonie même du baptême est d’invention bouddhique : d’ignorer qu’une cérémonie de ce genre est pour le Chinois la cérémonie d’adhésion à n’importe quelle « société secrète ». C’est cette cérémonie justement qui fait la ressemblance pour les Chinois d’une commune chrétienne avec toutes autres sociétés secrètes, lesquelles poursuivent toutes des objets incompatibles avec le droit chinois et, mutatis mutandis, tiennent en Chine l’emploi justement des congrégations ou, si l’on veut, des ordres maçonniques en France ; on feint de croire, surtout, que les missions cherchent à faire vivre l’idée chrétienne dans l’âme des convertis. Or, comment serait-ce possible ? Le culte est extérieur, mais il est tout. Si l’on « convertit » le Chinois, on lui fait accepter le culte. C’est là que s’arrête l’action psychologique du missionnaire. Pour le reste, le Chinois ne le comprendrait même pas. Le missionnaire lui dira la splendeur de l’amour du prochain : le Chinois lui récitera mille vers de ses classiques qui ne le cèdent en magnificence à aucun passage de l’Évangile. Si on lui expose la dogmatique de l’Église romaine, le Chinois ou bien demandera des « preuves » ou bien simplement à quoi elle lui servira. Qu’on veuille lui démontrer qu’il faut appliquer le principe de la charité chrétienne : le Chinois ouvrira la main… Nous voici au point essentiel.

L’entrée du Chinois dans la commune est une affaire tout extérieure. Mais cette entrée comporte le désavantage d’être affilié à une association qui est en dehors de la loi chinoise. Ce désavantage doit être compensé : il l’est par l’appui financier et par l’injuste protection des ambassades qui permet de perpétrer tous les méfaits sans avoir à redouter l’intervention de la justice chinoise.

Ces indications aident à découvrir où réside l’intérêt de l’Église romaine à appuyer ses missions en Chine. Que ce soit véritablement la propagation de la foi catholique, on peut le croire à Rome et peut-être même dans les ambassades de Pékin qui sont les endroits les moins renseignés du monde sur tout ce qui concerne la Chine. On peut même, à la rigueur, imaginer un jeune missionnaire, nouveau-venu, plein de préjugés, et ignorant, qui croit travailler à la plus grande gloire du dieu des catholiques. Mais les véritables missionnaires et leurs directeurs ne sauraient arguer de leur bonne foi. La mission, en tant qu’elle revêt encore un caractère religieux, ne fait au plus que chasser au prosélyte, — surtout en présence des rivaux protestants. Alléchés par la perspective de faire partie d’une société puissante et riche qui manifeste son amour du prochain (s’il est affilié) dans la forme la plus concrète, séduits en outre par la facilité de s’assimiler les pratiques de cette société qui ne demande même pas de serments terribles et pouvant entraîner des responsabilités graves, des personnes pauvres qui ne demandent qu’à se lancer, des banqueroutiers qui voudraient relever leur crédit grâce au prestige de la mission qui est au-dessus de la justice, des individus sans aveu, enfin tout ce qui vit en marge de la société, se laisse facilement convertir. Tout naturellement cette commune (en Chine rien n’est possible autrement) devient une association solidaire bien plus en matière économique qu’en matière religieuse. Quant aux missionnaires ils deviennent presque malgré eux les chefs de cette association : deviennent conseillers d’administration, deviennent commerçants. C’est alors que se marque la qualité de l’intérêt porté par l’Église aux missions chinoises… Du commerçant à l’exploiteur il y a peu de distance. D’association à la bande de conspirateurs il n’y en a pas d’avantage. De l’exploiteur au criminel il n’y a plus qu’un pas. De la conspiration à la bande de criminels c’est la même chose. Si, par surcroit, il est avéré que ni le grand criminel ni la bande de criminels n’est justiciable de la justice du pays, et que, pour comble d’ignominie, il soit décrété publiquement que l’un comme l’autre ne sont justiciables que de la justice appliquée par les criminels-chefs eux-mêmes — qu’on imagine ce qu’un peuple européen fera. Il se fera justice lui-même. La Chine a le droit, le devoir de faire de même. La situation des missions en Chine est celle de ces criminels-chefs.

Leur caractère a d’ailleurs été maintes fois dépeint. Il est, du reste, le même pour les protestants que pour les catholiques, avec cette différence toutefois que les protestants, qui ne sauraient assimiler leurs pratiques aux habitudes chinoises autant que les catholiques, se voient obligés de travailler avec un peu moins d’hypocrisie. La façon de procéder et la nature des associations chrétiennes en Chine une fois définies, on s’explique comment les excès extrêmes ont pu être atteints récemment par les ecclésiastiques. Ces excès sont, quant à leur genre, suffisamment résumés dans les deux documents qui suivent. Leur provenance est la même que celle des documents publiés ici-même il y a un mois **.

lettre personnelle expédiée de la ville de tchang-tzia-gou, le 2 février 1901 à m. ou-sse-gong, représentant de la maison bao-tchouen-chang au maï-maï-tcheng d’ourga  [1].

Vénérable beau-père ! Au moment où j’écris cette lettre vous aurez sans doute reçu mes deux lettres, et vous saurez quels lamentables événements ont frappé votre famille et tout le peuple chinois. Que le ciel vous donne le courage de supporter ces revirements du destin ![2].

Il s’est produit dans tout l’Empire du Milieu d’innombrables faits semblables à ceux qui ont éprouvé votre famille. Tout est à l’anarchie et la situation du peuple est telle qu’il n’est même pas possible d’observer le deuil d’après les règles du rite. Il faut s’occuper comme à l’ordinaire de toutes les affaires pour ne pas être affligé de nouveaux désastres et pour sauver ce qui reste à sauver.

Les affaires commerciales sont nécessairement nulles. Les troubles militaires continuent encore. Mais les Ous, à ce qu’il parait se rapprochent vite du nord-est pour rétablir l’ordre[3]. Nos affaires domestiques vous sembleront cependant d’une importance plus grande.

Ce qui reste ici de votre famille va bien, quoique tout le monde se trouve maintenant réduit à la pauvreté et même à la mendicité. La nouvelle la plus importante cependant que moi, votre petit gendre, j’ai à vous communiquer, est que jai reçu des nouvelles relativement bonnes de votre lumineux fils. C’est à lui que se rapportent les deux feuilles qui se trouvent ajoutées à cette lettre[4].

Il y a quelques jours jai reçu de sa part une lettre datée de Kbouang-yuan-hsien[5]. Il est impossible de vous envoyer cette lettre parce que j’ai dû la remettre à M. You, le comptable de la banque Bao-cheng[6]. Mais je vais vous raconter, vénérable peau-père, ce qu’écrit votre lumineux fils dans cette lettre d’affaires. Ensuite vous verrez pour quelles raisons d’affaires je m’adresse à vous.

Votre lumineux fils dit dans sa lettre qu’il vous a fait le récit de ce qui lui est arrivé à Taï-yuan[7]. Mais comme vous n’aviez pas encore de ses nouvelles au mois de novembre, il est probable que son écrit ne vous sera pas parvenu. Donc, il était resté à Taï-yuan jusqu’au moment où la cour impériale chassée de la résidence se retira dans cette ville[8]. Malgré les lettres de recommandation qu’il avait prises avant son départ de Baoting, il n’a pu trouver d’occupation à Taï-yuan. Car il était membre des Grands Poings comme vous le savez, et les banques étant en relations d’affaires avec les missionnaires, qui ont résolu d’exterminer la Grande Société et peuvent déchaîner les hordes sanguinaires des barbares, tout le monde avait peur de l’occuper. En effet, les armées des Transocéaniens allaient suivre la route que la Cour avait prise. L’Empereur, en outre, avait fait afficher un manifeste disant que les membres de la Société devaient être traités comme des rebelles. Ce manifeste qui d’après la lettre de votre fils jeta le désarroi dans la Société,[9] fut heureusement révoqué, mais votre fils trouva prudent de s’en aller, muni de lettres de recommandation pour Khouang-yuan, où, comme vous le savez peut-être, il y a un établissement affilié à la Société Yu-taï[10], lequel est dirigé par M. Tsien-taï-tchang. M. Tsien l’accueillit avec bienveillance et l’occupa comme comptable. La situation de la maison, cependant, devint de plus en plus difficile par suite de la stagnation générale des affaires. Or, votre fils avait mis dans la maison comme commanditaire la somme de mille onces qu’il avait pu retirer à temps à Bao-ting[11], et il s’aperçut bientôt que la maison allait à la faillite, et même de telle façon que les créanciers n’auraient pu être payés intégralement. M. Tsien qui jouissait d’un considérable crédit même sur le marché de Tchang-tzia-gou est un homme au-dessus de tout soupçon. Il n’était certainement pas responsable du mauvais état des choses et n’eût sans doute pas survécu à la suprême honte de ne pouvoir payer le passif[12]. Votre fils dans la lettre annexe dont je vous envoie une copie[13] montre qu’évidemment la maison était bien dirigée et qu’elle aurait supporté la crise avec un fonds de réserve qui eût permis de payer les échéances courantes et d’attendre quelques mois avant d’entreprendre autre chose. Un fonds d’environ cinq mille onces aurait suffi. Or ce fonds existait.

La copie du chèque ci-jointe le prouve, et montre aussi de quelle façon infernale les missionnaires l’en ont frustrée.

(Traduction du chèque reproduit ci-contre)

« Chèque. Je, émetteur de ce chèque, Tsien-taï-tchang, par suite d’extrême nécessité, demande instamment au bureau de la banque Bao-cheng, sur le compte courant que je possède chez elle, soit sur les six mille onces d’argent qui m’appartiennent, de payer comptant à M. Ta-li-Fong, missionnaire catholique[14], la somme de cinq mille onces d’argent.

Donné à Khouang-yuan-hsien en Chan-si, an 26 de Kouang-sou, troisième mois, cinquième jour.

L’emetteur de ce chèque Tsien-taï-tchang.

Tsien-taï-tchang, banquier. »

Cet ignoble chantage avait été perpétré de la façon suivante. Les missionnaires et leur chef M. Ta-li-goung avait pour leur commerce de soie un compte-courant ouvert chez M. Tsien.

Mais depuis que les Grands Poings avaient donné l’assaut aux Transocéaniens, le commerce allait assez mal. Les missionnaires prévoyaient probablement qu’ils allaient être tués comme il était juste. Aussi avaient-ils réussi à transporter beaucoup de marchandises vers la mer qu’ils payaient comme autrefois avec des traités sur la maison Tsien-taï-tchang. Mais leur compte dans cette maison était épuisé.

Les créanciers de M. Ta-li-gong se présentaient en nombre chez M. Tsien. Ce dernier leur déclara que le compte-courant était épuisé.

Ils répondirent que c’étaient sur le crédit de Tsien qu’ils avaient vendu à crédit à M. Ta-li-kung, et que, par conséquent, M. Tsien était responsable des pertes qu’ils éprouveraient si M. Ta-li-gong refusait de payer lui-même les traites. Ce dernier naturellement refusa. On allait porter l’affaire devant le juge. Mais le juge déclara que cette affaire était du ressort des juges du pays de M. Ta-li-gong. M. Tsien ne voulant pas payer pour M. Ta-li-kung, établit véritablement que le compte des missionnaires était épuisé. La population s’indigna contre ceux-ci. Aussi M. Ta-li-gong et les autres Transocéaniens prirent-ils la décision de partir ; les Grands Poings commençaient en effet la guerre, et il n’était pas possible de porter l’affaire devant le tribunal occidental. Les missionnaires rendirent visite au préfet, et lui imputèrent la responsabilité de tout, ils déclarèrent qu’ils se plaindraient à leurs généraux et que la ville serait punie. Ils allèrent voir aussi M. Tsien, et lui dirent que si l’armée des Transocéaniens venait, elle détruirait tout, et qu’ils prendraient soin de le faire punir de toute façon s’il ne leur donnait pas l’argent qu’il fallait pour payer les créanciers. M. Tsien, craignant les hordes barbares et la terrible justice occidentale[15] déféra à leur désir et donna le chèque de cinq mille onces. Il eut tort, car les Transocéaniens ne sont pas venus en Chan-si ; mais est-ce qu’il pouvait savoir ? Cependant M. Ta-li-gong alla toucher l’argent de M. Tsien chez Bao-Cheng. Mais au lieu de payer les traites des créanciers, il le chargea avec le contenu de ses maisons sur des chariots et partit.

Votre fils dit qu’on n’a plus eu de leurs nouvelles. Cette affaire avait ruiné M. Tsien avant que votre fils n’arrivât. Mais ce qui a empêché la maison de se relever, c’est que le public indigné et surtout les créanciers des marchands-missionnaires[16] non payés, tournaient leur dépit contre la maison Tsien. Il n’y eut plus ni crédit ni affaire. L’argent de votre fils qui avec son habileté espérait relever l’affaire y passa comme l’autre.

Comme il n’y a plus de possibilité de faire des affaires sans autre appui, votre fils m’a écrit pour que je fasse dans l’établissement Bao-Cheng ici des efforts pour faire ouvrir à la maison Tsien un crédit dans notre ville. Comme Bao-Cheng ont ici une place prépondérante, leur appui relancerait l’affaire à Khouang-yuan aussi. Votre appui, mon vénérable Beau-père, serait cependant décisif. Je crois que votre excellent fils ne trouvera pas le courage de vous exposer sa mauvaise situation. Je me fais donc son porte-parole auprès de vous. Et moi-même étant dans une situation très précaire maintenant, j’ose vous proposer pour votre honorable fils, de faire ouvrir ici chez Bao-Cheng un compte-courant pour que l’affaire de Khouang-yuan soit consolidé même si Bao-Cheng refusent de s’engager dans l’affaire. Votre exemple les déciderait sûrement. Un compte de mille onces suffirait, je crois, pour entraîner la chose dans la bonne voie. Et j’ose attendre votre prompte réponse à ma proposition. Car les demandes de crédit qui de toute part arrivent aux banques sont nombreuses. Et presque tous les cas sont analogues à celui de votre lumineux fils.

Pourquoi le Ciel permet-il ces méfaits à ceux qui disent propager la doctrine du Seigneur-du-Ciel ?[17].

Mais tout vient du Ciel, tout rentre au Ciel.

Les malheurs sont si nombreux qu’on ne saurait les décrire. La détresse est sans fin.

Notre ami Hsi-fo envoie en même temps une lettre à M. Ta-li, votre estimable compagnon. Ce qu’il dit, montre que les mêmes malheurs frappent tout le monde. Le Ciel fait ainsi pour consoler. Car, c’est de voir la différence entre moi et les autres qui fait que je suis triste. Je prie pour votre bien-être.

Tsien-lao-gong.


lettre personnelle expédiée de la ville de tchang-tzia-gou le 2 février 1901 à m. le licencié ta-li co-administrateur de la compagnie bao-tchouen-chang au maï-maï-tcheng d’ourga.

Très respectable Monsieur et Cousin ! « Que les liens de la famille soient plus forts que les malheurs ». J’ose vous citer ce vers avant de vous exposer le but de cette lettre. Et quoique je craigne que ce but ne vous semble dépasser les prétentions que le degré éloigné de notre parenté me permet[18], j’ose m’adresser à vous parce que vous serez d’autre part heureusement surpris.

Mon frère cadet n’est pas mort[19] ! Nous nous sommes trompés en le croyant. Il est arrivé chez moi, il y a à peine dix jours. Il est sain et sauf. Mais dans quel état est-il arrivé. Dénué de tout, affamé, sans vêtements presque, et après avoir tout perdu. Son sort et celui de ses compagnons était épouvantable. Après plus de quatre mois de fuite ténébreuse il a pu se sauver jusqu’ici. Et moi, appauvri, au milieu de mon deuil, ruiné, privé de tout par l’action infernale des Pous, m’est-il possible de le secourir ?

Mais avant de vous dire ce que j’ose vous proposer, lisez pour savoir que les malheurs de mon frère sont immérités. Pourquoi, cependant, Fo peut-il permettre que ses serviteurs pâtissent sous les abominables crimes des hommes qui propagent la doctrine du Seigneur-du-Ciel ? Ces immondes menteurs, usuriers, rompeurs de contrats, voleurs, et qui sont en dehors des lois, comment le Ciel juste ne les punit-il pas ?

Si mon frère a échappé à la mort, c’est qu’il est distingué par le destin. Le couvent de Liang-hsien[20], en effet, a été détruit et tout le monde a péri, comme on l’avait déjà raconté. Mais tout cela ne serait pas arrivé sans ces animaux carnassiers de missionnaires. Il y avait à proximité de l’endroit, des protestants et des catholiques, gens riches et dont le commerce prospérait[21]. Ils avaient réussi à faire entrer dans leur Société beaucoup de chinois qui trouvaient par là un gain considérable et qui profitaient des malversations de leurs patrons transocéaniens[22]. Les dignes moines, en fervents adorateurs de Fo, s’en affligeaient, conseillaient au peuple d’éviter ces commerçants peu scrupuleux et donnaient l’exemple comme il sied.

Quand la Société des Poings de l’Équitable Harmonie procéda à la punition des criminels transocéaniens, le couvent, devint pour l’endroit le temple de la bonne cause. Les moines, comme il sied, ne voulaient pas de meurtre. Ils voulaient chasser ces usuriers par la seule menace[23].

Leur bonté leur devint poison. Les armées transocéaniennes arrivèrent. La fureur du peuple augmentait et les missionnaires partirent. Mais avant de se mettre en route, ils rendirent visite au vénérable prieur du couvent, et au dire de mon frère, à beaucoup de gens aisés. Ils exprimèrent au prieur leur reconnaissance de ce qu’il eût calmé le peuple et lui promirent de protéger le couvent de leur côté quand plus tard l’armée occidentale viendrait punir la Grande-Société, mais ajoutèrent que pour lui assurer la sécurité, il leur fallait dix mille onces d’argent, de quoi corrompre le chef des troupes de leur pays. Le prieur donna l’argent. Le même jour encore vinrent les autres, les catholiques, qui répétèrent la même chose, en ajoutant que leur pays étant différent, il leur fallait de leur côté la même somme, dans le même but. Le prieur sachant que les houles occidentales sont irrésistibles, donna. Chez beaucoup de gens, des scènes analogues se produisirent.

Tout le monde, donc, bien qu’inquiet, se crut garanti contre les horreurs de la guerre. On resta et personne ne cacha son avoir. Le couvent contenait, outre la vénérable bibliothèque, l’avoir personnel de chaque moine. Ils étaient quatre-vingt sept.

Quand les barbares eurent occupé la Résidence, et qu’ils ravagèrent le pays ils arrivèrent jusqu’à Liang-hsien. Deux des missionnaires les accompagnaient comme interprètes. Une fois entrés dans la ville, ils assassinèrent tout le monde, pillèrent et incendièrent les maisons.

Voyant cette horreur, le prieur à la hâte fit fermer la porte du couvent. On le somma de la faire ouvrir. Mon frère dit que si l’on avait ouvert, tout se serait peut-être bien passé, les missionnaires ayant donné leur engagement. Hélas ! il ne voulait pas croire que les barbares savaient qu’il y avait de l’argent au couvent[24] ! Le prieur ne fît pas ouvrir. Les barbares tirèrent, puis enfoncèrent la porte. Et les saints hommes sans armes furent abominablement assassinés. Mon frère qui est faible de cœur, s’évanouit. Ils ont dû le croire mort.

Ils ont brûlé le couvent. Le dépôt d’argent avait naturellement disparu. Mon frère s’est réveillé par la chaleur. La fumée était dense. Il pouvait sortir, les barbares ayant quitté la rue. Il rencontra des citoyens qui fuyaient. Il les suivit à Tso[25], où les barbares n’étaient pas encore arrivés. Il lui fallut mendier. Il tomba malade. Il rendit visite au maire de Tso. Il lui raconta son histoire. Le magistrat lui répondit qu’un arrangement semblable avait été pris par lui, et que les missionnaires avaient voulu le dénoncer comme Membre de la Société[26].

Quand les barbares arrivèrent à Tso, ce digne magistrat prit la fuite avec mon frère. Eux et beaucoup d’autres sont restés plus de deux mois près de Choui-laï[27] dans les montagnes. Puis, plusieurs étant morts de froid, ils sont redescendus. Ils ont erré. Mon frère, désespéré prit la charge d’un muletier ; ainsi par combien de détours et dangers il est arrivé jusqu’ici. Il faut lire les anciens romans de maître pour savoir ce qu’il a enduré.

Très respectable Cousin ! vous voyez quel est le malheur de mon frère qui est honorable comme prêtre. Il voudrait partir pour So-Ping[28] pour y rentrer dans le couvent. Or lui et moi, nous sommes dépourvus de tout. Aussi osé-je vous demander, vu l’affreuse situation où nous nous trouvons, de me prêter deux cents onces aux conditions usuelles que je rembourserai à la reprise des affaires. Votre chèque sauvera la vie et la dignité de mon frère[29]. Je vous vouerai toute ma reconnaissance.

Je suis heureux de ce que vous ne souffrez pas des malheurs qui nous affligent et je prie pour votre santé.

Hsi-fo.

On peut tirer du sens de ces lettres deux conclusions importantes.

D’abord, en tant que documents, elles ne concernent pas des événements uniques, ne constituent pas une exception ; elles sont plutôt l’expression de la moyenne de très nombreux faits analogues. Puis, au point de vue politique, elles prouvent le vice inhérent à l’existence des missions et font voir les mesures indispensables à prendre pour sauver le petit reste de prestige que les gouvernements occidentaux pourraient encore sauver. C’est le côté de la question qui est le plus important.

Il serait téméraire de mettre en doute la bonne foi de l’immense majorité des chrétiens d’Europe et d’Amérique dont les sympathies vont aux missionnaires. De même les diplomates, les gouvernants et les grands industriels et commerçants, lesquels ne se préoccupent tous que d’intérêts plus ou moins matériels, sont convaincus sans doute que l’œuvre des missionnaires était indispensable pour préparer l’influence économique ou politique de leurs pays respectifs.

Mais tout le monde a été trompé, trompé par le préjugé de la supériorité européenne, trompé par la peur aveugle de n’avoir plus bientôt assez de débouchés pour l’industrie occidentale, trompé par la vanité nationale qui à tout prix appuie tout ce qui dans un sens ou dans un autre peut reléguer un rival au second plan, trompé enfin par les diplomates européens de Pékin qui, ne connaissant ni la langue, ni les institutions ni la situation du pays où ils se trouvent, se laissent avec une bienheureuse simplicité éclairer par les missionnaires mêmes. Voilà la source du mal. Il faut envoyer à Pékin non pas de petits chefs de cabinet ou d’anciens sous-lieutenants de dragons, mais des savants ; avant tout ne plus considérer Pékin comme une des premières étapes de la carrière, mais comme le poste le plus élevé, le plus difficile et le plus honorable : tout serait là. Mais peut-être qu’il est déjà trop tard.

Il est faux que les missions aient propagé l’influence de leur mère patrie en Chine. Pour exister même, les missionnaires sont forcés d’abandonner leur costume, leur langue, leurs habitudes, au point que le Chinois ne sait presque jamais de quelle nationalité ils sont. D’ailleurs il ne connaît même pas les nations européennes. Répandre par exemple l’influence française, ne serait-ce pas faire que la France soit plus respectée que d’autres ? Mais si l’on ne sait pas plus ce que c’est que la France que les autres nations occidentales ? L’œuvre des missions pour le prestige de leur mère-patrie est nulle.

Il est faux que les missions aient propagé en général, l’influence pacifique de l’Occident en Chine. De quelque nationalité qu’elles fussent, elles n’ont jamais pu faire respecter les institutions européennes parce que celles-ci laissaient à désirer plus que les chinoises : le droit européen ne garantissait que l’impunité aux criminels ; les habitudes occidentales ne faisaient voir que grossièreté, brutalité, ignorance de barbares ; les hommes d’Occident ne satisfaisaient que des appétits peu respectables ; la foi d’Occident n’était que la foi dans la réussite d’affaires véreuses ; la science d’Occident ne servait qu’à exploiter le peuple, et les langues d’Occident ne servaient qu’à discuter des affaires et à mentir.

Il est faux que les missions aient propagé le christianisme en Chine. Le Chinois, héritier des sublimes pensées d’un Kong-tsze et d’un Lao-tsze n’a pas besoin d’une morale fondée sur une foi. Il n’a pas besoin de dogmes incompréhensibles. Il ne veut pas non plus d’une morale qui permet d’agir contre les notions qu’il a du droit, ni davantage de dogmes qui l’inféodent à une association qui est en marge de la société : les chrétiens de Chine leur semblent des traîtres qui vendent la morale pour un profit temporaire et illicite.

Il est faux que les missions aient préparé la voie à l’invasion économique que souhaite le capitalisme occidental. Elles l’ont fermée. Elles ont voulu garder pour elles-mêmes le profit de cette invasion. Ce faisant, elles ont discrédité complètement les procédés commerciaux de l’Occident. Leur exterritorialité judiciaire qui les a amenées à s’enrichir frauduleusement, a fait naître cette conviction populaire profonde qu’aucun occidental ne mérite confiance ; or, en Chine, la confiance dans la parole domine le commerce. Mais elles ont fait connaître aux Chinois, en partie, les moyens techniques de notre civilisation. Elles ont précipité ainsi le développement inévitable qui, un jour, fera de l’Europe le débouché de l’industrie chinoise. Seuls des commerçants pacifiques (comme les Russes dans le Nord) auraient pu faire œuvre utile : les commerçants, professionnels, auraient plus facilement résisté à la tentation de l’exterritorialité : et ils n’auraient pas eu assez d’influence sur leurs gouvernements pour se faire mettre à l’abri des rigueurs de la justice chinoise.

Il est faux que les missions aient relevé le niveau intellectuel en Chine. S’il y a des Chinois qui grâce à eux ont appris à lire et à écrire (le chinois ! bien entendu) c’était, il y a cinquante ans, les gens sans aveu qui ont fait la révolution des Taï-pings ; ce sont, à présent, dans un pays où l’instruction publique est dix fois mieux organisée que chez vous, des gens qui sortent on ne sait d’où, qui vont on ne sait où, et qui, comme quantité aussi bien que comme qualité sont négligeables.

Il est faux que les missions soient l’armée d’occupation pacifique. Ce sont elles, elles seules (en dehors de la ténébreuse conspiration russo-tibétaine qui sans elles n’aurait pas été possible) qui ont préparé l’invasion guerrière des hordes européennes. L’histoire le prouve.

Il est faux que les missions soient pour l’avenir les agents indispensables de l’influence occidentale — je veux dire quand le calme sera rétabli. Le contraire est vrai. Ce sont elles qui, aux yeux du peuple, ont fait naître les désastres de l’heure présente. Dans l’avenir ils incarnent le crime plus que jamais. Mais leur passé fût-il réellement irréprochable, l’état d’esprit du peuple devrait, dans l’intérêt même de l’Occident, amener les gouvernements non seulement à ne pas appuyer, mais à interdire, du moins pour quelque temps, les missions chinoises. Or, en présence des faits historiques qui font des missions le véritable obstacle au commerce pacifique entre l’Occident et la Chine, cette mesure est de toute première nécessité. Si elle n’est pas prise, les gouvernements protecteurs des missions se verront, et ce sont les Chinois qui le disent, d’ici peu forcés à se lancer dans de nouvelles entreprises militaires d’envergure colossale et qui les mettront, comme on l’affirme à Hsi-ngan, aux prises avec le nouveau protecteur officiel du bouddhisme tibétain : le Tsar. Celui qui laissera le protectorat des missions à un rival, sera sûr de l’emporter sur lui.

Il est faux que les missions doivent être maintenues dans l’intérêt de l’humanité pour ne pas abandonner les chrétiens chinois. Ces chrétiens, massacrés en nombre, non pour leur foi, mais pour avoir profité de l’injuste exterritorialité des missions, ont abandonné le christianisme plus facilement que les missionnaires leurs affaires. Les preuves en abondent. Et ceux qui restent chrétiens de conviction, sil y en a, n’ont besoin ni de prêtres étrangers, ni de la protection exterritoriale. La religion d’État n’existe pas en Chine. Toutes les religions y vivent côte à côte, La tolérance est absolue. Mais la religion ne doit pas dispenser de se soumettre à la loi. Si les missionnaires n’avaient pas poursuivi d’autres objets que la propagation de la foi, jamais la population ne se serait levée contre eux. Mais, de l’aveu même des personnages officiels (croit-on peut-être qu’on ne lise pas en Chine ?) les missionnaires sont les pionniers de la civilisation occidentale. Qu’on les remplace dorénavant d’abord par des savants, puis par des commerçants qui soient renseignés sur tout ce qui concerne leur difficile entreprise.

Il est faux que les missions doivent être maintenues et protégées officiellement parce que leur abandon constituerait une perte matérielle énorme. Les bénéfices de l’exploitation des missions ont été fabuleux. Les chantages et les pillages des derniers temps s’y ajoutent. Elles recevront, en outre, à coup de mensonges et par d’abominables machinations, il est vrai, des indemnités fantastiques. Qu’on les leur donne sous la condition expresse quelles ne retournent plus en Chine ; l’argent ainsi dépensé porterait de gros intérêts moraux, matériels et politiques au pays qui oserait le faire.

Il est faux que la dignité européenne demande que les missions soient maintenues. La dignité demande qu’on ne se solidarise point avec une institution qui, à l’insu de ses protecteurs, a commis d’innombrables méfaits et amené une crise mondiale.

Il est certain, par contre, qu’une conditio sine qua non s’impose : l’abolition de l’exterritorialité, la soumission de tout le monde, missionnaires, commerçants, voyageurs, tous, à l’exception de la personne de l’ambassadeur, à la juridiction chinoise. Ainsi l’on verra si les missions religieuses étaient religieuses jusqu’à présent, et l’on verra si l’Europe est capable de l’emporter par la force de son travail sur la Chine. Si l’on n’adopte pas cette mesure, la mort et toutes les horreurs de la guerre régneront sous peu en Europe comme en Asie.

Le Tsar veille sur son empire futur et sur le peuple chinois, incarnation éternelle, merveilleuse, suprême de la force essentiellement humaine : du travail. Et ce peuple le sait, il a confiance dans l’avenir, et il a pleinement conscience de ce que sera son triomphe quand il aura vaincu par le Travail la folie destructive de la jeune et insouciante Europe.

Alexandre Ular
  1. Voir La revue blanche du 15 juin 1901, p. 277, notes 1 à 3.
  2. Ces deux lettres ont été publiées à l’endroit précité. Au moment où cette lettre partait de Kalgan, le destinataire était déjà mort. Le vieux Ou-sse-gong souffrait depuis assez longtemps déjà d’une affection rénale. Après qu’il eût reçu la première lettre, une hémorragie violente se déclara, l’urémie fit le reste ; il vécut encore sept jours. Il est mort le 27 janvier, fête de l’empereur d’Allemagne…
  3. Les mots Ou (Russe), Ying (Anglais), Pou (Allemand), Fat (Français), ne sont nullement des sobriquets, comme on a pu le croire. Ce sont des abréviations de la prononciation chinoise des noms européens. « Pou » est la première syllabe de Pou-lou-ci. Prusse. De même Fat, pour Fat-lan-ci, France.

    J’ai pu croire longtemps que dans ce passage le mot nord-est figurait par erreur pour le mot nord-ouest. Les Chinois, en effet, espéraient l’arrivée des Russes par la route de Kiakhta. La vraie signification de ce propos ne m’a apparu que récemment en suite d’une communication faite par un jeune ethnologue très distingué, M. van Gennep, lequel est très lié aveu un officier russe, remplissant une fonction importante dans l’armée d’occupation en Mandchourie. Celui-ci lui a fait savoir incidemment que, dès le mois de janvier on avait entrepris un « raid », de Tsitsikar à Kalgan, raid considérable et d’autant plus curieux que le bagage de tout le monde, officiers et cosaques, consistait en… lingots d’argent. Cette expédition russe venait en effet à Kalgan du nord-est.

    Le transport d’argent n’a rien de surprenant. Comme il ressort de ce qui a été dit (Revue blanche du 15 juin, p. 292, note 44), il y eut pendant toute la campagne des envois d’argent de Sibérie en Chine. D’après un calcul nécessairement approximatif, on a fait parvenir de Russie en Chine depuis le mois de septembre jusqu’au mois de février, environ 20 millions de francs en lingots d’argent… et ce n’est que ce que j’ai pu vérifier. Une petite partie de cette somme a servi à indemniser les princes et le haut clergé mongol et à construire la forteresse russe à Ourga, la capitale mongole actuellement russe. Les neuf dixièmes de la somme ont été transporté vers le sud. Il parait sûr, d’après le document reproduit à l’endroit cité, que cet argent partait à destination de Hsi-ngan, c’est-à-dire du gouvernement chinois.

    Les sommes emportées de Tsitsikar à Kalgan, nécessairement trop petites pour être utile la Cour, devaient très probablement servir à autre chose : c’est qu’au mois de mars, une forte colonne de cosaques (quatre sotnies) accompagnée d’un ingénieur de haut grade, est partie de Kiakhta à travers le désert pour la passe de Si-ouan-tse avant Kalgan, endroit qui comme point stratégique « domine », d’après le mot des anciens empereurs mongols, « toute la Chine et constitue la clé du monde ». Il s’agissait de construire à cet endroit un fort russe. Cette entreprise d’importance mondiale doit, à l’heure qu’il est, être un fait accompli. C’est la victoire définitive de la Russie.

  4. Ces « deux feuilles ajoutées à la lettre » sont d’une part la copie du chèque dont il sera question plus loin, d’autre part le compte de profits et pertes de la maison Tsien-taï-tchang, dont l’auteur parle plus loin et qui n’a pu m’être communiqué parce que c’était un document commercial important.
  5. L’identification exacte de cette localité est malaisée. Je ne connais de ville de ce nom que dans le Chan-si septentrional, non loin de la Muraille, sur la route qui mène de Taïyuan-fou à Koko-khoto, grand centre commercial de la Mongolie méridionale. Cette ville n’étant pas éloignée de Kalgan de plus de 350 à 400 kilomètres, il est probable que c’est d’elle qu’on parle.
  6. Établissement financier considérable, grande association en commandite ou plutôt coopérative. Son siège social est, je crois, à Pékin ; il a des succursales dans toutes les villes de la Chine septentrionale, mais qui, en partie, portent le nom de leurs directeurs respectifs. Il parait que la succursale de Khouang-yiian dépend de celle de Kalgan. On le verra plus loin.
  7. Taï-yuan-fou, capitale du Chan-si est malheureusement toujours la résidence d’un vicaire général jésuite.

    Le fils de M. Ou-sse-gong (Revue blanche du 15 juin, page 283) affilié à la grande Société (Alias Boxer), s’était vengé à Bao-ting-fou d’un « missionnaire usurier », puis avait pris la fuite.

  8. La cour avait quitté Pékin vers le milieu de juillet. Un mois après, craignant la rapidité légendaire des opérations allemandes, elle se rendit à Hsi-ngan. Quand au mois d’octobre les stratèges européens, peu au fait de la géographie, proposèrent une expédition vers Hsi-ngan, les hauts fonctionnaires chinois furent avisés qu’il y avait lieu de prendre les mesures nécessaires pour assurer les communications administratives avec Hing-ngan, grande ville, juste au centre de l’empire, sur le fleuve Han, qui se jette dans le Yang-tsze, non loin de Han-kéou. La cour avait donc l’intention de s’y établir le cas échéant. La raison principale qui fit avorter ce projet et qui, en même temps, fit penser à Lan-tcheou (sur le Hoang-ho en Kan-sou), comme nouvelle résidence provisoire, est la suivante : Le grand télégraphe russo-chinois va de Pékin à Taï-yuan, Hsi-ngan, Lan-tcheou, Ngan-si, Khami, Kouldjga et Vyernoye. Si la cour s’était rendue à Hing-ngan, elle se serait éloignée du télégraphe qui constitue littéralement le fil auquel est suspendu le sort de la Chine. La dynastie mandchoue-chinoise comme le gouvernement russe avaient un intérêt capital à ne pas interrompre la communication rapide et secrète entre la Cour et Saint-Pétersbourg (ou plutôt Livadia dans ce moment-là). À Hsi-ngan, on pouvait demander et avoir une réponse de Russie dans une journée — pendant qu’on prolongeait une discussion officielle à Pékin. Lan-tcheou avait le même avantage, Hing-ngan non. La question était vitale : privés d’un moyen de communication constant, les deux gouvernements auraient nécessairement échoué chacun de leur côté dans la réalisation de leurs projets.

    Au mois de décembre déjà, on savait qu’en aucun cas la résidence impériale ne serait rétablie à Pékin. Seuls les diplomates occidentaux pouvaient supposer que la Cour serait aussi peu avisée. Cette appréciation va coûter cher aux confiants parlements européens. On fortifie, en effet, les légations de Pékin et même toute la route depuis la mer jusqu’à cette ville définitivement déchue. Que les légations restent où elles étaient, tandis que le gouvernement central est ailleurs : c’est parfait. Mais cet intermède comique met en lumière une vérité qui devrait faire frissonner d’inquiétude les béats ministères occidentaux. En effet, le gouvernement russe (voir note 3 et Revue blanche du 1er  juillet, page 360), tient dorénavant la passe de Si-ouan-tsze, laquelle comme base stratégique domine Pékin ; d’autre part le gouvernement chinois s’éloigne de Pékin pour ne pas être sous la main des légations (ce sont des faits accomplis). Or, Si-ouan-tsze fait face non à la Chine mais à l’Europe coalisée, et l’Occident construit à Pékin des forteresses contre un ennemi qu’il ne comptait point rencontrer ; on peut s’attendre dans ces conditions à la reprise du mouvement anti-occidental…

    Il paraît que la nouvelle résidence définitive sera Kaï-feng, capitale du Ho-nan. Au point de vue russo-chinois, Hsi-ngan aurait été politiquement préférable, mais d’une part cette ville n’est pas facile à atteindre, et de l’autre, son climat défavorablement influencé par les montagnes nues qui l’entourent, est très difficile à supporter, surtout pour les tuberculeux, comme l’empereur Kouang-sou. Kaï-feng, ville immense, à proximité du Hoang-ho, a été au moyen âge pendant longtemps la capitale de l’empire. La distance de Hsi-ngan n’excède pas 450 kilomètres, et entre les deux villes, il y a la route fluviale. On n’aura qu’à prolonger le télégraphe de Hsi-ngan à Kaï-feng (on l’a peut-être déjà fait) et le désavantage de la nouvelle résidence sera compensé… Au point de vue stratégique, la ville n’a guère à craindre une expédition occidentale. Cette expédition devrait avoir sa base à Tien-tsin — c’est-à-dire à 700 kilomètres de distance d’un pays où la population est très dense. Kiao-tchéou est séparé du Ho-nan par des montagnes qui le mettent à l’abri de toute tentative allemande. Donc Kaï-feng réunit toutes les conditions souhaitables. La dynastie y sera en sûreté, mais en contact avec le tsar, et laissera les légations fortifiées de Pékin aux prises, le cas échéant, avec les cosaques de Si-ouan-tsze.

  9. Il ressort de ce passage que, dans ce moment-là, la Société, qui se croyait nécessaire au salut de la Chine, se voyait pour un temps répudiée — évidemment pour berner les Européens.
  10. Il est probable que c’est le nom de la maison où le jeune homme était employé à Bao-ting.
  11. Les sociétés commerciales sont en même temps coopératives et en commandite. Les employés, s’ils possèdent des fonds, les apportent à la Compagnie ; sinon, ils lui laissent une partie de leurs appointements qui constitue alors leur part. En tout cas, tout le monde, depuis le directeur jusqu’au garçon de bureau, participe aux bénéfices (c’est le peuple que l’Europe veut civiliser). Le jeune homme a pu reprendre son petit capital dans la maison de Bao-ting. Cette opération étant toujours un peu difficile et demandant du temps, il aura sans doute prémédité les voies de fait qui ont peut-être occasionné la mort du « missionnaire usurier ». Ce n’est pas la folie furieuse, mais le sentiment de la justice violée, sans recours, qui a armé le bras de ceux pour qui donner la mort est le plus grand péché.
  12. Les hommes d’affaires d’Occident ont sans doute raison de vouloir exterminer une civilisation assez ridicule pour empêcher quelqu’un de s’enrichir par le manque justement à ses engagements. Là-bas, celui qui a perdu la confiance a perdu son crédit, et avec le crédit la possibilité de continuer. Un pays qui n’a pas de monnaie garantie, où l’on n’est pas tenu de signer tout, où l’on n’admet pas, a priori, que tout homme est un gredin » où n’existe pas ce véritable esclavage qu’est le salariat, n’est-il pas un véritable défi à la Civilisation ? La Civilisation relève ce défi et ses éclaireurs, les missionnaires, démontrent, comme on verra, la supériorité des criminels sur les honnêtes gens.
  13. C’est le bilan de la maison Tien-tsaï-tchang (voir note 4).
  14. Je n’ai pas de moyens d’investigation qui me permettent d’identifier ce personnage. Le nom chinois n’a rien qui puisse surprendre. Les Chinois, qui nécessairement ne trouvent pas de sens aux noms européens, ont l’habitude de donner aux étrangers qui séjournent chez eux des noms chinois arbitraires et qui, comme par une convention tacite, acquièrent force légale en ce sens que dans tous les documents commerciaux ils suffisent pour désigner l’individu. Ainsi j’avais du adopter le nom Hsi-li (droiture d’Occident), lequel, du reste, ne m’a jamais valu de désagréments quoique le mot « Hsi » Occident y figure.

    Missionnaire catholique : « Tien-tch-tziao-jen. » homme de la doctrine du Seigneur-du-Ciel ; il est donc probable que c’est un jésuite, cet ordre dominant toutes les missions catholiques en Chine.

  15. Voici le mot décisif : la terrible justice occidentale. L’ex-territorialité des missions et l’impossibilité d’obtenir justice devant les tribunaux consulaires la caractérisent.

    Là où les magistrats chinois n’ont pas besoin par suite de la ridicule administration mandchoue de gagner leur vie par des pourboires, et surtout dans les affaires graves, la justice chinoise est infiniment supérieure à celle d’Europe. Sa marche est rapide et la partialité extrêmement rare. Dans les causes civiles, les procès longs et compliqués n’existent pas. Les avocats et avoués n’existent pas non plus. On se défend soi-même, avec l’assistance d’amis s’il y a lieu. Les magistrats touchent des appointements fixes qui ne semblent insuffisants que dans les provinces de la côte. Même à présent, dans les trois quarts de l’empire, les magistrats n’ont pas besoin de percevoir de droits. L’application de la loi est donc absolument gratuite et accessible même au plus pauvre. Le seul défaut de l’organisation est que la juridiction n’est pas séparée de l’administration. Dans les villages, le maire fait en même temps fonctions de juge de paix. Dans presque toutes les petites villes, il y a un tribunal composé de trois juges. La hiérarchie des tribunaux est cependant la véritable force du système. Dans tous les cas, sans exception, on peut faire appel d’une instance à celle immédiatement supérieure, mais les appelants qui encombrent les tribunaux d’affaires injustes et manifestement perdues, sont punis. Quant aux affaires criminelles, et surtout quand il s’agit de méfaits pouvant entraîner la peine de mort, la justice chinoise montre une prudence extrême. L’institution dangereuse des jurés n’existe naturellement pas ; mais toute affaire criminelle doit passer par cinq et même six instances. La plus haute instance est le « San-fat-szé », Cour des trois Tribunaux, se composant des membres du ministère de la justice, du « Dou-tcha-yuan », Cour des Censeurs, et du « Da-li-szé », Cour de Cassation. Ce haut tribunal instruit l’affaire de nouveau en présence de l’accusé et de la partie civile. Néanmoins, les condamnations à mort, avant d’être soumises à l’Empereur, sont encore une fois renvoyées d’office à une haute commission de neuf membres, composée d’un membre de chaque ministère et des trois chambres du San-fat-szé. Elles sont exécutées après signature de l’Empereur, sur son ordre, à une certaine date par an, à la fois dans tout l’empire. Tous les débats judiciaires sont sténographiés.

    Le code pénal Tai-tsing Liu-li, recueil admirable de lois, rites, décrets de police, etc., en 436 articles, est en Chine dans chaque maison. Combien de Français connaissent notre code pénal autrement que par oui-dire ?

  16. Jeu de mots cruel. L’auteur a intercalé dans le mot Tchouan-hsi-tziao-chi, « savant propagateur de la religion d’Occident, » le mot Maï-maï, « vendre et acheter, » pour former Tchouan-hsi-maï-maï, « savant qui propage la religion du « vendre et acheter » d’Occident ».
  17. Jeu de mots. Le Ciel, abstrait idée panthéiste chinoise, est opposé au « Seigneur-du-Ciel. » C’est par cette expression inepte et forcément incompréhensible pour les Chinois que les catholiques désignent « Dieu » qui est inconnu à la langue chinoise.
  18. La solidarité familiale est la base de la société chinoise ; il est évident que par une logique simple on peut arriver à imaginer des degrés de solidarité comme il y a des degrés de parenté.
  19. Ce frère cadet, comme il ressort de la teneur de cette lettre, est un moine bouddhique. On peut dire qu’en général dans la Chine septentrionale, comme du reste au Tibet, en Mongolie et en Transbaïkalie, chaque famille tient à ce qu’un de ses membres se fasse moine. La carrière ecclésiastique revêt du reste un caractère autrement scientifique que celle des moines chrétiens en général. La vie de ces moines ne ressemble en rien à celle étonnement peu ascétique de la grande majorité des moines d’Occident. Il serait donc téméraire d’assimiler d’emblée le clergé bouddhique au clergé chrétien. L’exposé détaille de la vie et de l’œuvre des moines bouddhiques sortirait du cadre de cette discussion. — Fo est l’abréviation chinoise du mot Bouddha.
  20. Si je ne me trompe (il est très difficile d’identifier les localités chinoises) cet endroit se trouve à proximité de Pékin sur la route de Bao-ting. On a parlé dernièrement d’un fait semblable qui paraît-il, a été rapporté par l’officier même qui commandait la horde européenne. Il serait intéressant de savoir si ce fait s’est passé à un endroit nommé Liang-hsien.
  21. Protestants : Yé-sou-yen. Catholiques : Tien-tchou-yen. Leur nationalité serait à vérifier. Les Chinois ne la savent généralement pas, et ne s’y intéressent guère. Les noms cités des sectes chrétiennes sont du reste d’invention chrétienne et ne disent rien aux Chinois non chrétiens. La différence essentielle leur semble que les uns ont des femmes et les autres n’en ont pas. Ce qui leur paraît essentiel, c’est uniquement de savoir s’ils sont riches et si leur commerce prospère. On peut voir par là une fois de plus que les missions paraissent aux Chinois des entreprises commerciales et rien de plus.
  22. Les signes donnés ici comme caractéristiques des communes chrétiennes en Chine sont d’une importance toute particulière. Les missionnaires sont des patrons, des administrateurs de société. Le mot « société » à cet endroit n’est point « tzin-hsiang » qui est employé dans le sens paroisse, commune religieuse, mais bien et bel « gong-sze », « association » employé toujours dans le sens commercial, comme on le trouve par exemple dans « bao-hsian-gong-sze » société d’assurance, etc. Les Chinois chrétiens que d’ignorants politiciens européens voudraient prendre sous leur protectorat, ne sont en vérité rien que des individus dans une situation financière désespérée qui, avec l’appui de l’argent chrétien, cherchent à se relever. C’est du reste un fait connu de tous ceux qui connaissent les Chinois. Les missionnaires eux-mêmes reconnaissent cet état de choses. (Voir Revue blanche, 1er  janvier 1901, page 5.) Si les missions perdaient leur action financière, le christianisme n’y résisterait point. Et s’il y a des faits qui montrent comme, avec une fidélité touchante, les « chrétiens » chinois ont protégé des missionnaires, il ne faut y voir qu’un trait général du caractère chinois : l’attachement presque filial du subordonné au supérieur, lequel est du reste prescrit par la morale comme caractéristique de l’une des quatre relations sociales. La seule chose étonnante, c’est l’extrême impudence des « patrons » des chrétiens qui prétendent représenter en Europe leurs affaires privées comme affaires d’État et affaires de civilisation, et cela avec une indéniable mauvaise foi.
  23. Voilà bien les barbares, les horribles chefs de boxeurs ! Chasser les usuriers par les menaces, le droit n’existant plus. Combien ces moines pacifiques et naïfs diffèrent de ceux qu’ils voulaient « menacer » ! Le terme « usurier » est-il suffisant ? Le mot s’applique en chinois surtout à ceux qui par chantage ou autres moyens, forçant le consentement, enfin par la contrainte, se procurent de l’argent ou arrivent à se soustraire à leurs obligations. L’histoire rapportée dans la Revue blanche (15 juin 1901, page 278, note 7), est bien celle d’un « usurier » de ce genre.
  24. En Chine comme partout les hommes d’étude semblent naïfs aux hommes d’action. Monsieur Hsi-fo trouve monstrueux que son frère voulût ajouter foi le moins du monde à la parole d’un occidental. Le fait est que le pauvre ecclésiastique aurait eu tort. L’étonnement incidemment exprimé par Monsieur Hsi-fo montre cependant l’état qu’on fait, en général, dans le peuple, de l’honnêteté européenne. Créer cet état d’esprit, voilà ce qu’on appelle préparer l’influence commerciale de l’Europe.
  25. Tso est, je crois, une petite ville entre Pékin et Bao-ting.
  26. C’est-à-dire de le faire légalement assassiner. Les soi-disant exécutions militaires entraînaient, bien entendu, la confiscation des biens. Il semble que dans beaucoup de cas les missionnaires aient préféré le chantage préalable dans l’incertitude où ils étaient de voir la confiscation après l’assassinat tourner non pas à leur profit mais à celui des officiers. En outre ils avaient toujours la possibilité de faire chanter d’abord, de piller ensuite, d’assassiner après et de confisquer pour finir. C’est marquer de la finesse dans les combinaisons.
  27. Choui-laï doit d’après le sens du mot être un endroit dans les montagnes « où descend l’eau », donc probablement près d’une source, voire au milieu d’un paysage loin des grandes agglomérations.
  28. So-ping, ville considérable dans le Chan-si septentrional, près de la Muraille.
  29. L’abandon des charges scientifiques ou ecclésiastiques n’est point en soi déshonorant. Si le frère entrait dans le commerce, il éprouverait une diminution de sa dignité comme si, par exemple, un normalien était contraint de se faire commis de nouveautés. La « dignité » est toute personnelle. Ainsi le destinataire de cette lettre est commerçant (il est vrai qu’il possède une haute charge), quoiqu’il porte le titre de « licencié », lequel est singulièrement plus difficile à acquérir en Chine que le doctorat en France. Ce titre « Tziou-jen » ouvre la porte à toutes les charges officielles, même à celle de gouverneur général et ministre. On voit par là, que Monsieur Ta-li domine de haut cet arrivisme fonctionnariste qui ronge la Chine presque autant que la France.

*  Comme il est arrivé à la Chambre des Députés et de façon fort réjouissante le 1er  juillet 1901.

M. Sembat. — Les Russes n’ont pas de missions en Chine.

Comte d’Agoult. — C’est honteux. Et ils favorisent même les musulmans en Mongolie.

M. Sembat. — Vous parlez de la Kachgarie ?

Comte d’Agoult. — Mais non, je parle des musulmans en Mongolie.

M. Sembat paraît ahuri.

Ce colloque témoigne d’abord du dépit qu’éprouve la droite de voir la Russie s’appuyer sur des païens, manifestement pour accroître son influence au préjudice de ses rivaux qui prétendent arriver à la même fin par les missions. On en peut conclure encore que les spécialistes qui légifèrent obstinément en matière internationale ne sont pas moins ignorants de la géographie qu’on était en 1870. Ils confondent la Mongolie, emporium du bouddhisme et la Kachgarie, musulmane, à 2 000 kilomètres près.

De la Mongolie, un diplomate disait l’an dernier qu’elle était « limitrophe du Tonkin ». Ce diplomate a maintenant une fonction importante à Pékin, naturellement. Voilà leur carte d’Asie. Le tsar est favorisé.

**. Revue blanche du 15 juin 1901. Les notes serviront à généraliser l’intérêt des indications contenues dans les lettres.

Attention : la clé de tri par défaut « Œuvre » écrase la précédente clé « l'0euvre des missions chretiennes en chine ».