L’Invasion européenne en Chine

L’Invasion européenne en Chine
documents chinois

Les documents que j’ai, comme homme, le plaisir et, comme Occidental, la honte de publier plus loin m’ont été remis, parmi d’autres, par des amis chinois rencontrés au cours d’un voyage qui m’a permis d’observer l’affaire chinoise de derrière les coulisses. Entre moi et les envahisseurs européens se trouvait le théâtre des opérations militaires. Ces documents sont importants à trois points de vue. Premièrement ils montrent la situation telle qu’elle se présente aux yeux des Chinois. Deuxièmement, ils offrent la preuve objective du lamentable échec de la politique occidentale en Chine. Troisièmement, ils font voir à nu notre civilisation. Transportée hors de son milieu et privée des multiples ficelles qui l’y maintiennent en posture décorative, la marionnette européenne apparaîtra ici telle qu’elle est, car elle est bien telle que la montrent les imprécations naïves et tragiques qu’on va lire.

Le commentaire que j’ai cru devoir ajouter se borne à l’élucidation des idées ou expressions qui pourraient sembler obscures à l’Européen non initié.

lettre personnelle expédiée de tchang-tzia-gou-ting (kalgan)[1], le 10 décembre 1900, à monsieur ou-sse-gong représentant de la maison bao-tchouen-chang au maï-maï-tcheng[2] d’ourga[3].

Vénérable beau-père ! Pendant plus de six mois, toute communication postale à travers la Mer de Sable[4] qui nous sépare, a été impossible, parce que, comme vous savez, les barbares de l’Océan Occidental[5] ont fait une invasion belliqueuse dans l’Empire du Milieu[6]. Ils ont forcé l’Empereur à quitter la Résidence, et ils ont culbuté le gouvernement ; ainsi aucun département administratif n’a plus pu fonctionner. Puis, ils ont, en assassinant et en pillant, envahi le pays non défendu. Ces infernaux criminels déclarent qu’ils sont en négociations de paix avec l’Empereur ; mais, en même temps, ils continuent à torturer le peuple d’une façon inouïe, avec une cruauté terrible et une joie diabolique. En comparaison de ces hordes avides de chiens enragés, ils étaient vraiment encore humains, ces renards de missionnaires qui ont produit tout ce malheur parce que leur commerce infâme allait si mal[7]. Il n’est pas un parmi ces barbares qui n’ait mérité « les huit peines » à la fois. Ce ne sont pas des militaires, comme les « Tatars russes » : ce sont des brigands, des pillards, des voleurs, des aigrefins, des assassins, des bourreaux, des tueurs de vieillards et d’enfants, des violateurs de femmes et de filles, des menteurs, des tourmenteurs d’esclaves, — bref de diaboliques chrétiens[8].

J’ai voulu vous dire cela avant d’oser vous communiquer les horribles nouvelles que vous allez lire. Car la rage vaut mieux que le désespoir.

Aucune horreur n’a été épargnée à cette ville et à notre maison. Et je me suis demandé longtemps s’il ne vaudrait pas mieux que j’éteignisse volontairement ma vie… Vénérable beau-père, que le Ciel vous protège, et conserve votre vie et votre force ! Je reste seul ici de toute ma famille. Votre excellente fille, ma femme, a été, presque devant mes yeux, violentée par les bandes bestiales, et assassinée, le ventre coupé. Votre lumineux petit-fils, mon pauvre fils[9], a été tué d’un coup de revolver, parce qu’il pleurait trop. Et le nourrisson dont je vous ai fait savoir la naissance dans ma dernière lettre, a dû, pendant que je restais lié, grelotter seul : il a pris froid et il est mort après. Votre excellente fille, sœur de ma femme, fut, de même, violentée dans sa maison, mais échappa à la mort, ainsi que ses enfants. Son époux est en danger, car il a été traîné par les barbares à la Résidence, et gardé comme conducteur de chariots de butin. Moi-même, j’ai été cruellement maltraité, parce que, un moment, je m’opposai au pillage du magasin de soieries (j’avais déjà porté chez le préfet la presque totalité de l’argent que je possédais). Je ne sais pas pourquoi c’est moi justement qui ai dû échapper à la mort, tant d’autres ayant été assassinés !

Le désastre ne fut pas moins grand pour la propriété que pour la vie. Voici comment le pillage s’est effectué.

Des fugitifs arrivèrent de Hsiouen-boa[10], disant que les barbares s’avançaient, en pillant et en assassinant. On ferma les magasins. Les uns se rendirent chez le préfet, les autres dans leurs maisons. Bientôt les barbares arrivèrent. Ceux qui connaissent la Résidence, disent que c’étaient des « Pous »[11]. Le préfet ne s’opposa à rien. Le commandant des barbares, un homme beaucoup trop jeune, ayant une barbe, et dont la figure brillait d’arrogance et de cruauté moqueuse[12], se fit montrer la maison du préfet, et entra sans se faire annoncer[13]. Les soldats se répandirent, par groupes, dans les rues et pénétrèrent dans les maisons qui leur semblaient riches. Qui voulait s’y opposer était tué à coups de revolver ou à coups de sabre. Nulle part ils ne respectaient le seuil de l’habitation intérieure. Tous les domestiques, employés et autres qui le pouvaient, fuyaient. Souvent on leur criait quelque chose, et, quand ils ne revenaient pas, on tirait sur eux.

Notre quartier fut le dernier envahi, mais on ne pouvait quitter la ville sans tomber dans leurs mains.

Le commandant avait demandé au préfet vingt mille onces d’argent[14]. La caisse était vide. Alors on le menaça, lui, ainsi que tous les gens riches, de mort et d’un pillage complet. Le préfet envoya chercher de l’argent chez tous les négociants ; mortellement effrayé, tout le monde en donna. J’ai donné deux cent cinquante onces des trois cent cinquante que j’avais en caisse. Bientôt le préfet en avait reçu plus de vingt mille ; mais le commandant des barbares empocha le tout. Nous étions plus tranquilles ; nous nous croyions libérés par le don d’argent. Erreur fatale !

C’est que les milliers de soldats n’avaient pas encore leur part. Ils trouvèrent des magasins d’eau-de-vie qu’ils pillèrent. Beaucoup d’entre eux furent complètement ivres. On pénétra dans toutes les maisons. Il fallait indiquer où se trouvaient des marchandises ou objets précieux, ou bien on vous maltraitait d’une façon horrible. Un grand nombre de gens qui s’opposaient au pillage furent tués dans leur propre maison. Tous les objets de valeur furent portés dans la rue. On garrottait les hommes.

Le mari de votre fille, sœur de ma femme, voulut défendre à ces démons l’entrée de l’appartement intérieur : on le battit avec des fusils et on l’attacha à un poteau. Quatre de ces chiens entrèrent. Les servantes cherchèrent à s’enfuir, mais furent appréhendées dans la cour par huit autres brigands qui, en riant, les violèrent. Votre fille, épouvantée, semble heureusement avoir vite perdu connaissance ; on la trouva plus tard, évanouie, manifestement à la suite d’infâmes outrages. Dans ma maison, ce fut bien pis encore. On pénétra, on me terrassa, et on me garrotta. Tout fut saccagé. J’étais furieux ; car j’avais déjà donné mon argent.

« J’ai payé ! j’ai payé ! criai-je en anglais. Vous n’avez pas le droit de prendre ceci ! »

L’un d’eux me comprit, et me dit quelque chose en ricanant affreusement. J’ai compris qu’ils avaient l’ordre de leur empereur, d’assassiner tout le monde et de voler tout[15]. Je me tordis dans les cordes. Cinq pénétrèrent dans l’appartement intérieur. J’entendis les cris des femmes, et des rires affreux. Désespéré j’appelai ma femme. Elle répondit en criant au secours. Et je ne pouvais me dégager. Je vociférai :

« C’est un ignoble brigand, votre empereur, un massacreur, un sale violateur de femmes, un porc puant ! »

On tira un coup de fusil. Ma femme poussa un cri horrible. Je hurlais, fou. Je reçus un violent coup de pied dans le ventre et perdis connaissance.

Quand je me réveillai, il faisait nuit ; Je criai au secours. Monsieur Ou m’entendit, il arriva avec une lampe. Il me détacha. Les assassins étaient partis. Mais, horreur ! dans l’appartement intérieur gisaient ma femme, morte, le ventre ouvert, après d’horribles violences, mon fils, le crâne fracassé, et les deux femmes de chambre, tuées à coups de sabre, violées elles aussi, — et le nourrisson malade. Je ne pouvais pleurer. J’étais fou de rage. Je criais vengeance. Jamais des innocents n’ont été aussi horriblement torturés…

Monsieur Ou m’entraîna et me cacha dans son magasin, maintenant vide. Là je fus malade. Mais je fis le vœu de torturer et de tuer lentement autant de ces barbares qu’il me sera possible. Et, comme pour moi il n’y a pas de possibilité de le faire, j’implorai le Ciel d’envoyer sur la terre un homme noble qui abatte l’empereur de ces barbares, comme une bête malfaisante, — ce serait justice, — et le précipite dans l’enfer pour qu’il y soit jugé par le suprême juge…

D’ailleurs, tout mon bien est perdu. Les brigands ont chargé deux cent trente chariots de tous les objets volés[16], et les gens volés ont dû eux-mêmes conduire les chariots à la Résidence. Mon beau-frère aussi a été emmené de cette façon.

Plus d’un millier d’assassinats ont été commis. Pourquoi le Ciel permet-il cela ?

Quant à votre honorable fils, je ne sais où il est, ni même s’il vit encore. Après avoir battu le missionnaire usurier de Paoting[17], comme il l’avait juré, il s’est enfui. Cet été, il était à Taï-yuan[18]. Depuis que l’Empereur s’est rendu à Taï-yuan et puis à Hsi-ngan[19], je n’ai plus eu de ses nouvelles.

Mais, mon vénérable père, permettez-moi de souhaiter pour vous, que vous ayez de la patience et de la force dame. La loi du Ciel dirige le Tout.

Dans cinq jours, par le prochain courrier, je vous enverrai encore des nouvelles. Qu’elles soient meilleures !

Je prie pour votre bien-être.

lettre personnelle expédiée de tchang-tzia-gou-ting, le 15 décembre 1900, à monsieur ou-sse-gong, représentant de la maison bao-tchouen-chang au maï-maï-tcheng d’uorga.

Vénérable beau-père ! J’ai sacrifié aux ancêtres de votre sublime fille[20], ma femme, assassinée, pour qu’ils vengent les horreurs perpétrées sur votre famille et pour qu’ils vous donnent la force de supporter votre douleur. Notre famille est détruite, le foyer familial éteint à tout jamais ; et des « quatre relations sociales », il n’en existe plus pour moi que deux. Pourquoi tout ce mal ?

Cependant, ce qui a été épargné de notre famille va mieux. Votre excellente fille, sœur de ma femme, était malade de honte et de douleur, et elle aurait peut-être attenté à ses jours, si ses servantes et son amour maternel ne l’avaient retenue. Notre angoisse au sujet de son mari, qui avait été emmené à la Résidence, était heureusement mal fondée. Il est rentré hier soir, sans ses chevaux et ses voitures cependant, que les barbares lui ont pris. Il a, en vérité, échappé à la mort uniquement parce que son destin l’a voulu ainsi. Et son voyage et ce qu’il a vu à la Résidence pendant une journée nous ont appris quel sort épouvantable frappe le peuple chinois et quelle est la turpitude à jamais mémorable des ignobles barbares et de leurs empereurs.

Seuls les Ous ressemblent à des êtres humains ; les Pous, qui sont le plus grand nombre, se conduisent d’une façon abominable ; rien de si atroce n’est rapporté dans les annales des dynasties Kin et Yuan, touchant l’invasion des Tatars[21]. Et alors, les Chinois savaient qu’ils étaient en guerre et pouvaient se défendre, tandis que maintenant le gouvernement dit que nous ne devons pas bouger, et l’on nous assassine lâchement. Tous les Chinois que les Pous trouvent hors de la Résidence sont tués.

Mon honorable beau-frère n’a presque rien pu manger pendant tout le voyage jusqu’à la Résidence. On l’a beaucoup battu, et les barbares, véritables animaux carnassiers qui ne savent même pas manger comme il faut[22], l’ont employé comme esclave et l’ont traité comme jamais maître chinois ne traiterait ses domestiques. On n’a pas voulu lui permettre de satisfaire ses besoins naturels, et quand, dans la nuit, il fut malade, les soldats qui gardaient les prisonniers, prirent ses excréments et les lui étalèrent sur la figure en l’interpellant avec d’abominables rires. Quelques-uns de ses compagnons ont essayé de s’enfuir : on les a tués à coups de fusil.

À la Résidence, il règne un désordre lamentable. Le maître de la ville est le général des Pous, un voleur, une bête féroce et malfaisante, comme tout le monde dit, qui, à lui seul, a fait plus de mal que tous les criminels détenus dans les prisons d’État. Toute la population est en danger de mort. Jamais anarchie plus complète n’a existé, depuis le commencement de l’Empire.

Avec le contenu des deux cent trente chariots d’objets volés, on a fait une grande criée sur une place de la Résidence. Mon beau-frère, ayant tout perdu, n’a pu y prendre part. Le tout a été acheté par d’ignobles officiers barbares et des marchands. Trois pièces de soie brodée qui lui appartenaient, et qu’il avait voulu vendre trente onces[23] chacune, ont été achetées par un prêtre pour une bouteille d’eau-de-vie ! Les deux dragons de bronze du salon intérieur, qui lui sont venus de ses aïeux de la quatrième génération, de valeur inestimable, ont été achetés par un officier Ying, contre deux bouteilles de Champagne. Et ainsi de suite. Un commerce pire que celui des missionnaires[24] !

À la Résidence, le palais impérial a été souillé, les ambassadeurs et leurs femmes mêmes ont volé les inestimables objets d’art des appartements intérieurs. Ces ignobles contempteurs des sciences ont brûlé en partie la grande bibliothèque ; et, comme des chiens pour un os, ils se sont, dit-on, battus entre eux pour les célèbres instruments de l’observatoire impérial[25].

Quand mon beau-frère a voulu retourner ici, les habitants lui ont dit de rester ; car, dans la ville, sa vie est à peu près sûre, mais dans la campagne il serait certainement pris et tué. Le général des barbares, infernal bourreau qu’on appelle Oua-da-sze[26], a ordonné à ses Pous, avides de sang, de prendre tous les Chinois, de faire des battues pour en prendre, et de les tuer comme rebelles. Il est cruel à ce point, que les Ous s’en montrent horrifiés ; et si c’est vrai, comme on dit ici, que l’empereur des Ous veuille protéger les Chinois et que les Tha-tse[27] arriveront ici par la Mer de Sable pour nous libérer des brigands, que le ciel lui donne le bonheur d’exterminer ces diaboliques Pous ! Il sera béni de tous les Chinois.

Les Pous, en effet, comme pour une chasse au cerf, battent les champs pendant deux ou trois jours et prennent toutes les personnes qu’ils trouvent ; quand ils en ont deux ou trois cents, ils les emmènent au bord du Hun-ho[28]. Là, ils les mettent en ligne, au bord, le dos vers l’eau. Puis à quelque distance, ils forment une autre ligne. Et alors ils se ruent, bayonnette en avant, sur les victimes qui périssent ou bien percées ou bien précipitées dans l’eau ; ceux qui se jettent à l’eau pour se sauver à la nage servent de cible aux fusils de ces lâches assassins.

Non seulement les Chinois le racontent, mais même les Ous. Mon honorable beau-frère rencontra heureusement un officier Ou qu’il osa aborder en utilisant sa connaissance de la langue russe du màï-maï-tcheng[29]. Il lui raconta son malheur et demanda comment il pouvait faire pour retourner chez lui. L’officier semblait indigné des ignominies des Pous ; et il lui dit que le chef des dévaliseurs de notre ville était mort. Nous tous remercions le ciel d’avoir exterminé ce crapaud venimeux[30]. L’officier le fit attendre à la porte du palais impérial ; car tout le monde entre maintenant dans la ville impériale. Et en sortant, l’officier lui donna une fiche qui le faisait conducteur d’un chariot de thé pour notre ville, et ajouta deux onces d’argent pour la route ; car il faut, hélas ! prendre des provisions comme si l’on traversait le désert. Le transport de thé arriva bien ici ; c’était en grande partie le même thé qu’on avait volé ici, que l’on avait vendu pour rien à la criée, et qu’on a dû racheter cher. On est deux fois volé ainsi.

Quand sera la fin de tous ces désastres ? Quand l’empereur égorgeur sera-t-il frappé du ciel comme le saccageur de notre ville ?

De mes propres affaires je ne veux plus rien écrire. Mais soyez content encore que de vos excellentes filles, l’une au moins (et toute sa famille) soit sauve. Car être déshonorée par la force bestiale serait-ce plus déshonorant que d’être mordue par un chien enragé ?
L’enveloppe de la lettre du 10 décembre 1900.
C’est un malheur, non pas une honte. Que le Ciel vous donne la tranquillité de l’âme !

J’élève un autel à la sublime mémoire de votre vertueuse fille, mon épouse, assassinée pour sa vertu. El je prie pour notre vengeance et pour votre bien-être.

Tsien-lao-gong


Ces lettres montrent nettement quel est le fruit de la campagne chinoise. Les prétoriens occidentaux n’ont point par leurs exploits préparé une base à des empires coloniaux ou même à de simples sphères d’influence commerciale : ils ont préparé le terrain à la suprématie russe. Ce résultat grave semble, à première vue, inexplicable ; qu’il suffise de dire qu’il n’est pas un hasard, mais le fruit attendu d’une politique de longue main.

Ce qui frappe, dans toutes les lettres se rapportant à l’invasion européenne, quels qu’en soient le lieu d’expédition et l’occasion, c’est qu’on y trouve mentionnés l’antagonisme russo-allemand, la haine du kaiser et le messianisme du tsar ; les autres alliés ne se sont pas implantés dans l’esprit du Chinois.

Ce qui frappe surtout, c’est le fait qu’on ne parle, dans la Chine septentrionale au moins, presque plus des Anglais. On n’en fait mention que quand on stigmatise les procédés commerciaux et autres des missionnaires heureusement mis à la porte. Leur prestige est maintenant absolument nul. Les horreurs allemandes les auront vite fait oublier, et dans le temps encore assez lointain où l’on pourra s’occuper dans le malheureux pays, de travaux pacifiques, ils paraîtront toujours au peuple dans une lumière beaucoup plus sympathique que les Allemands. À quelque chose malheur est bon.

Quant aux Français, je ne les ai trouvés qu’une seule fois, et heureusement à une occasion honorable relatée dans le document suivant. Il convient cependant d’ajouter que dans les autres occasions où Français et Allemands ont marché ensemble, c’est probablement le plus grand prestige criminel des Pous qui fait qu’on ne parle pas des Fats.

lettre personnelle expédiée de tching-ting[31], le 19 décembre 1900, à monsieur i-tsai-ming, à erdeni-tsiou[32].

Mon honorable frère aîné ! Le ciel soit loué : vous ne séjournez pas, par ces temps troublés, à l’intérieur de la Grande Muraille[33]. Car nos malheurs sont extrêmes. Je vous écris cette lettre pour que vous sachiez où il vous faudra adresser le courrier ayant trait à la société Ko-loun[34]. Et j’écris en hâte. La communication avec la direction centrale est impossible. Depuis ma dernière lettre, le pays a subi l’invasion des Transocéaniens, qui se sont conduits (hélas ! les peuples nomades et brutaux qui tombent sur notre nation pacifique ont toujours montré le même caractère) plus odieusement presque que ces Mongols dont parlent les annales de la dynastie Ming. Car ces Transocéaniens ne se contentent pas de tuer et de piller tout simplement : mais ils arrivent en amis, et une fois tout arrangé, ils commettent, en ne tenant plus compte des engagements qu’ils viennent de prendre, les pires outrages à l’humanité.

Donc, comme vous voyez, je me trouve à Teliing-ting et je demeure chez notre ami d’affaires Ou-ting-yuan. Ceci revient à dire que Pao-ting a été saccagé par les Pous, et que j’ai dû fuir. De mon avoir je n’ai pu emporter que très peu de chose. Car, — comme, en fervent serviteur de Fo[35], je m’étais laissé introduire dans la société des Grands Poings et que j’avais prêté serment sur les six syllabes[36], et que les Transocéaniens, partout, tuent ou torturent les Grands Poings, — j’ai dû me sauver en toute hâte. Et il est vraiment heureux que mon mariage avec Mlle Tchou au lys d’or[37] n’ait pas encore eu lieu. Le stock en magasin appartenant à la Société, je n’ai donc ni perte d’êtres chéris, ni perte de fortune à déplorer. Ma fuite de Paoting a été motivée par les faits suivants.

Les Transocéaniens arrivèrent devant la ville un soir. C’étaient ceux qui s’appellent Fats[38] et qui se distinguent par des drapeaux composés de trois bandes verticales de couleur différente. Leur général envoya sa carte de visite au préfet, et ajouta certainement des observations rassurantes. Bref, ordre fut donné d’ouvrir les portes de la ville. Les Fats entrèrent et occupèrent les maisons de la rue de l’Est, où ils s’installèrent ; ils demandaient à manger et le reste. On leur donnait ce qu’ils demandaient. Et ils ne commettaient guère de méfaits. Le préfet eut à payer une assez forte contribution. Et les Fats hissèrent leur drapeau sur les portes de la ville. On ne fit mal à personne. Et le préfet afficha une proclamation disant que personne n’avait à craindre ni pour sa vie ni pour ses biens. Le général Fat lui en avait donné garantie. Mais voici comment tout cela tourna en désastre.

Les Fats étaient arrivés depuis trois jours, quand surgit une immense troupe d’autres Transocéaniens : c’étaient les terribles Pous, dont le carnassier empereur, qui, à ce qu’il paraît, commande aussi aux Fats, extermine sauvagement le peuple Han[39]. Il y eut une panique d’abord ; surtout quand on vit que ces Pous avaient ravagé tout le pays par eux parcouru, détruit la moisson, brûlé les villes, et tué tout le monde. Il y eut à la porte du Nord, dit-on, une vive altercation entre le général Pou et le général Fat, et les soldats Fats se préparèrent au combat contre les Pous. Mais les Pous sont les maîtres des Fats, malheureusement[40] ; le général Fat, au milieu de sa discussion avec le général Pou, envoya un des interprètes chez le préfet, et celui-ci, aussitôt, envoya crier par les rues que tous ceux, et surtout les Grands Poings, qui, pour une raison ou pour une autre, avaient à craindre les Pous, devaient se sauver, la ville passant aux mains des Pous.

La fuite fut terrible. Mais enfin, je suis en sûreté. Si j’avais habité la rue du Milieu, j’aurais été perdu. Les immondes Pous, mettant de côté la promesse des Fats, pillèrent et incendièrent notre grande ville. Ils assassinèrent le préfet et deux cents honorables marchands pour leur prendre de l’argent. C’est tout ce que j’en sais jusqu’à présent. Personne n’ose bouger. Et je resterai ici aussi longtemps que possible. Quel bonheur pour vous, d’être là-bas à l’abri des déboires ! car on sait que les Ou-tha-tse[41] vous protègent. Si, bien vite, ils voulaient seulement avancer, rejeter à la mer ces infernaux Pous et rétablir l’ordre ![42] — Les affaires sont naturellement totalement arrêtées.

Enfin, « tout provient du ciel, tout rentre au ciel ». Écrivez bientôt ; vous me feriez un bonheur. Je vous dis mes souhaits de bien-être et de réussite. Je suis votre bien petit et stupide frère cadet.

Il ne faut pas croire que la situation, telle qu’elle se dessine dans La tête des simples citoyens, soit purement imaginaire. Cette situation est aussi bien « politique » que sentimentale. On en voit la preuve dans ce fait que l’intervention russe était attendue et souhaitée même à la Cour impériale, et même par ceux qui n’étaient pas dans le secret des dieux. (Quant à ceux qui savaient à quoi s’en tenir, ils étaient renseignés par le télégraphe direct de Pétersbourg, par Omsk et Kouldja, à Haï-ngan même.) Dans cet ordre d’idées, le document suivant me semble d’une grande importance. C’est un extrait d’une lettre venant de Hsi-ngan-fou, résidence actuelle de la Cour, écrite par un haut fonctionnaire que je n’ose désigner par peur de lui nuire, et adressée à Ourga au mois de janvier. La signature de ce mandarin ne le compromettra pas, étant donné la superficialité des diplomates. Je ne peux, pour des raisons de convenances personnelles, nommer le destinataire. La lettre m’a été apportée à Kiakhla par un ami.

On remarquera l’allure tout à fait calme et quasi-politique de cet extrait. Ce mandarin n’est certes pas un homme, qui, comme l’auteur des deux lettres de Kalgan, remplace le froid raisonnement par des cris de vengeance et qui prend ses désirs personnels pour des réalités.

lettre de m. t…, haut fonctionnaire du hou-pou[43], à monsieur s…, secrétaire, à ourga.

Je suis bien aise, mon vénérable oncle, que vous vous trouviez au maïmatchin nord, que vous soyez donc sous la projection sûre des Ous. Vous vous trouvez donc déjà dans une situation que nous, moins favorisés, ne pouvons qu’espérer. Les nouvelles concernant les dévastations occasionnées par les Pous, malgré le cours des négociations de paix, sont affreuses. Le gouvernement ne peut protéger le pays., Mon vénérable ancien maître, M. Ou…, membre des Han-lin (Académie) et membre de la Cour de cassation, m’a cependant dit que le gouvernement compte enfin sur l’assistance effective de l’empereur des Ous, lequel se trouve maintenant en profond antagonisme avec ce criminel empereur des Pous qui fait perpétrer d’extraordinaires sévices sur des populations entières qui ignoraient jusqu’à son existence. Mais vous devez être mieux au courant de la marche de l’action russe que moi ; et à cette heure vous avez peut-être déjà vu avancer les Tatars russes vers le sud pour, au profit de tous, libérer ce pays des envahisseurs transocéaniens. On espère que peut-être le général Pou sera assez imprudent pour mettre en colère l’empereur des Ous en occupant des territoires que l’empereur des Ous ne peut pas laisser dans les mains d’un rival ; Signé :
ou que d’une autre façon l’inévitable conflit entre Pous et Ous sera précipité. Car les Ous sont amis des Han.

Il est à souhaiter que l’affaire de l’argent[44] soit bien vite réglée Et je vous écris cette lettre surtout pour que vous insistiez auprès du… Amban[45] sur la nécessité absolue de dédoubler le service. Nous sommes en embarras…[46].

En résumé, il est avéré que les opérations communes de la Chine et de la Russie contre l’Occident coalisé ont réussi. Il est avéré que l’Occidental a fait preuve, en sortant de son milieu, d’un manque de dignité lamentable. Il est avéré que la fière Europe vient d’essuyer en Chine un échec désastreux au point de vue politique, au point de vue pratique et au point de vue moral.

Alexandre Ular
  1. Tchang-tzia-gou-ting ou Kalgan est une grande ville située à l’intersection de la Muraille et de la route de Pékin au Baïkal, à 250 kilom. de la Résidence (Pékin).
  2. Maï-maï-tcheng, corrompu par les Européens en « Maïmatchin », n’est pas un nom propre, mais le nom générique des colonies commerciales chinoises dans les États tributaires, maï, signifiant acheter, maï vendre, et tcheng ville. Ces colonies forment des villes réservées aux Chinois, ayant une juridiction et administration chinoise, indépendantes de l’administration de l’État tributaire où elles se trouvent. Les Chinois y peuvent vivre trois ans, après quoi de nouveaux passeports de leur ville natale leur sont nécessaires. Le séjour dans ces colonies est interdit aux femmes.
  3. Ourga est la capitale de la Mongolie, résidence du grand-khan, d’un pape bouddhique, et maintenant d’un résident russe. La ville possède depuis quelques mois des fortifications et une garnison russes.
  4. En chinois Cha-mo : nom chinois du grand désert mongol que les Mongols nomment « gobi ».
  5. En chinois : Si-yang-jen. Dans ce nom on voit exprimé le fait capital, la cheville de l’affaire chinoise. Le nom, couramment employé pour désigner les Européens ne saurait se rapporter aux Russes. Cette différence entre Russes et Européens est de la plus haute importance.

    Elle provient de ce que le Russe a toujours communiqué avec le Chinois par voie de terre et l’Occidental par voie de mer. Par voie de terre, la pénétration mutuelle est infiniment plus considérable. Les établissements commerciaux et autres situés à la frontière, l’existence de peuplades pour ainsi dire intermédiaires entre les deux grandes nations, la nécessité naturelle d’apprendre la langue du voisin, tout collabore à la création, par le commerce, d’un contact aussi intime qu’amical : on se connaît, on respecte les institutions, croyances, usages l’un de l’autre ; on se traite d’égal à égal. C’est depuis bientôt deux siècles le cas des Russes en Asie.

    La situation des Occidentaux est, par leur faute, tout autre. Celui qui arrive par mer est un envahisseur. Il n’est pas un voisin qui vit tranquillement ; il veut quelque chose. Et, même s’il ne fait que le commerce, nul doute qu’il ne soit là pour duper l’autre. Si, en outre, il est maître de la mer, il devient nécessairement l’ennemi politique. Et cela surtout quand la compréhension mutuelle des civilisations, le respect mutuel qui ne naît que de la connaissance mutuelle, fait totalement défaut. C’est le cas de l’Occidental en Chine : en première ligne, celui de l’Anglais.

  6. En chinois Tchong-kouo, le véritable nom de la Chine. Les mots « Céleste Empire », et « Célestes », n’ont pas de sens ; ils étaient le nom de l’empire imaginaire des révolutionnaires Thaï-ping.
  7. L’origine de la « haine de l’étranger » que l’on reproche aux Chinois mérite d’être déterminée. C’est l’Anglais qui a créé cette haine. Il n’a ni connu ni respecté le droit commercial chinois ; et il a mis au service de la violation des principes chinois l’hypocrisie du christianisme moderne.

    En Chine l’engagement verbal oblige. Besoin n’est ni de contrat de vente, ni, pour le règlement des affaires, de traités ou d’autres effets de commerce. Une note dans un calepin sert de preuve. Les témoins ne sont nullement nécessaires. En cas de contestation on prête serment sur la tête coupée d’un coq, et l’on peut même procéder à une preuve par indices, en examinant la marche générale des affaires du défendeur. Donc, l’honnêteté simple et absolue est la base, la seule base du commerce.

    Or, les missions commerciales aussi bien que les religieuses s’étaient réservées l’exterritorialité : elles n’étaient jamais soumises au droit chinois. Elles pouvaient donc se prévaloir des avantages de ce droit sans observer les obligations qu’il comporte. L’histoire suivante, dont, au besoin, nous nommerons le héros, n’est point un cas exceptionnel.

    Le chef d’une grande mission au Chen-si, Américain de nationalité, eut l’idée de s’enrichir d’un coup subit. Comme, au su de tout le monde, il disposait de grands moyens financiers, il pouvait acheter sans difficulté de la soie pour environ deux cent mille francs : cette soie, il l’acheta d’après l’usage chinois, naturellement, c’est-à-dire sur engagement verbal à trois mois. La soie livrée, il l’envoya à Tien-tsin, la fit transporter à San Francisco et la vendit avec au moins cinquante pour cent de bénéfice. Les trois mois de ses traites verbales écoulés, il omit de payer. Les créanciers proposèrent une prolongation de trois mois au taux relativement bas en Chine de 1  1/2  0/0 par mois. Le bon chrétien accepta, ce qui ne l’empêcha point de ne pas payer à l’échéance. Sur demande réitérée des créanciers, il refusa nettement. Eux, s’adressèrent au tribunal et s’engagèrent à établir, par témoignages, serments et le reste, ce que tout le monde savait. Le tribunal ne pouvait que se déclarer incompétent, du fait de l’exterritorialité des missions : c’était devant le tribunal consulaire de Tien-tsin que l’affaire devait être portée. Le missionnaire eut la prudence de rester enfermé dans l’enceinte de sa concession ; et de cette façon il échappa à l’assassinat qui, dans tant d’autres cas, est justement venu suppléer la justice officielle. Les créanciers, exhortés par le tribunal de leur ville à se tenir tranquilles, expédièrent leur plainte à Tientsin (c’est-à-dire à huit cents kilomètres de là).

    Le tribunal consulaire demanda aussitôt, en défenseur de la véritable civilisation, les signatures du missionnaire. Celles-ci n’existant pas, il débouta les créanciers de leur demande, et fit contre eux, auprès du ministère de la justice chinois, une dénonciation eu tentative de chantage. Les malheureux étaient définitivement volés ; ils jurèrent qu’on ne les y reprendrait plus. La conséquence fut que la mission se trouva plus ou moins boycottée ; les affaires ne marchaient plus, et l’hostilité de la population contre les dignes civilisateurs chrétiens était manifeste. Que faire ? Voici : le missionnaire adressa à son ambassade une plainte, disant que le respect de la population envers la mission était au-dessous de zéro, que la mission était boycottée et presque assiégée, que l’achat de marchandises se heurtait à un non-vouloir obstiné des commerçants chinois, bref que la situation était critique. L’ambassade somma le gouvernement d’intervenir, et celui-ci, sous la pression diplomatique, ne sut qu’envoyer une missive énergique au gouverneur du district en question, le déclarant responsable de la situation, au cas où cet état de choses se perpétuerait. D’où reprise forcée des brigandages de la mission, et dépêches triomphales de Pékin, annonçant que l’énergie des diplomates avait réussi à sauver une importante mission en danger d’être détruite par des voleurs chinois. Le missionnaire fit fortune. Quand, l’année dernière, les troubles éclatèrent, il se sauva à temps en emportant tous ses trésors, tua un mouton, enduisit de sang son manteau de soie bleue, s’écorcha la tête pour faire croire à une blessure, et s’en alla à travers la Mongolie en préparant un émouvant récit de fuite qu’il se proposait de faire publiquement dans les principales villes des États-Unis contre dix sous d’entrée.

    On peut rapprocher de cette histoire l’inscription célèbre qui se trouve sur la porte du parc des missions à Chang-haï : « Entrée interdite aux chiens et Chinois ».

  8. Ce serait une erreur de croire que le Chinois soit intolérant. En Chine, toutes les religions cohabitent tranquillement, du judaïsme au chamanisme, du bouddhisme à l’islamisme. Il y a sept siècles, le christianisme des nestoriens était puissant en Chine. La haine des chrétiens n’est que la haine du bandit onctueux.
  9. Ce fils avait quatre ans.
  10. Ville préfectorale sur la route de Pékin à Kalgan.
  11. Nom chinois, pour Prussiens ou Allemands. Les Russes s’appellent " Ou », les Anglais « Ying », les Français « Fa ». Le prestige allemand a complètement exterminé le prestige des autres Occidentaux qui ont pris part à cette expédition. Les Russes, on le verra plus loin, attirent l’attention seulement quand ils agissent contre les Allemands ; cela explique leur immense succès actuel. Le coup de maître de la Russie fut de faire assumer la responsabilité des horreurs guerrières à sa seule rivale possible dans la Chine septentrionale. Elle spécula admirablement sur la vanité allemande : Waldersee et avec lui Guillaume II et toute l’Allemagne devinrent l’incarnation de la barbarie européenne. Le Chinois ne connaît plus maintenant que « Pous » et, par opposition, « Ous ».
  12. Le comte York von Wartenburg.
  13. La politesse, la civilisation extérieure, est développée chez les Chinois au plus haut degré. Même le marchand ambulant, qui désire offrir sa marchandise dans une maison, envoie sa carte, et rend une visite, apparemment amicale, à la fin de laquelle seulement on cause affaires.
  14. 90 000 francs. Une once équivaut à peu prés à trente-cinq grammes ; le Chinois l’appelle un liang, l’Européen en Chine un taël. Il n’existe pas, c’est-à-dire il n’existe plus d’étalon monétaire en Chine ; l’argent monnayé et garanti par l’État est inconnu ; le métal précieux reste toujours une simple marchandise qui se vend au poids. L’argent est remplacé par le crédit, rêve dont on verra la réalisation, dans quelques siècles peut-être, même en Europe. Le véritable étalon monétaire est donc simplement le travail. De là sans doute la possibilité de l’ « engagement verbal » mentionné plus haut : celui qui ne le tient pas perd du coup le crédit, et sans crédit il est perdu.
  15. Quand, après l’annexion de la Mongolie, le gouvernement russe eut fait rouvrir la route postale de Kiakhta à Kalgan, ce furent par douzaines que les Chinois établis en Mongolie reçurent des lettres de leurs parents et amis de Chine. De Kalgan, de Pékin, de Hsiouen-hoa, Si-ning, Tching-ting, Kouan-ping, Tong-tchang, Taï-yuan, Kaï-fang, Ping-yang, Hsi-ngan arrivaient les missives de malheur. Et c’est dans toutes la même chose : impositions officielles par des « généraux Pous », assassinats après viol de femmes et de filles, tueries d’enfants, castrations et assassinats (après d’épouvantables corvées) d’hommes, chasses à courre ou battues humaines, horribles simulacres (pas d’interprètes !) de procédés judiciaires, et mise à mort, de préférence à coups de baïonnette, pillages de magasins et de maisons privées et dévastation de localités au moment du départ. Jusqu’au style, ces lettres sont identiques aux lamentables récits que font les historiens hongrois de l’invasion des Mongols sous le successeur de Djinghiz-Khaghan, c’est-à-dire d’un temps qu’on pouvait croire derrière soi depuis six siècles et demi. Le progrès de la civilisation consiste donc en ce que les barbares chrétiens font maintenant aux nations travailleuses de l’Asie ce que les barbares d’Asie ont fait, il y a six siècles, aux peuples agriculteurs chrétiens.

    Et dans toutes ces lettres, l’Empereur d’Allemagne (auquel on oppose, comme on verra, le Tsar) figure comme chef suprême des Occidentaux. Il ne ressemble pas à un héros destructeur, mais à un bourreau puissant qui donne la consigne à ses aides, les soldats. Toujours, soit qu’un marchand se rebiffe quand on lui vide sa caisse ; soit qu’un pauvre diable, condamné à mort pour rébellion parce qu’il n’a pas voulu ouvrir sa porte, implore la grâce des barbares ; soit qu’une jeune fille, solidement tenue par deux « camarades » pendant que le troisième la viole, cherche à cracher ou à mordre ; soit qu’une mère qui garde ses petits enfants ne veuille pas, au premier appel d’un porteur de galons, se prêter à de sales exigences, toujours c’est la même excuse : « L’empereur l’a ordonné, et même si la vie vous reste, c’est déjà une infraction à nos ordres !… »

  16. Ces chariots sont à deux roues et ne supportent pas de charges très lourdes. La quantité de thé (pour ne parler que du thé) volée à cette occasion était, comme j’ai pu le constater plus tard, d’environ huit mille kilogrammes, d’une valeur, à l’endroit même, d’environ 20 000 francs ; en Europe la même quantité vaut approximativement 55 000 francs.
  17. Ville préfectorale, chef-lieu administratif de la province de Tchi-li. Son sort fut curieux. Le troisième document s’y rapporte.
  18. Ville immense, chef-lieu de la province Chan-si, laquelle, point de mire de la Russie, possède des gisements de houille et de fer qui suffiraient à approvisionner (si la consommation restait stationnaire) le monde entier pendant au moins trois mille ans.
  19. Hsi-ngan, une des plus grandes villes chinoises, capitale de la province Chen-si, compte au moins un million et demi d’habitants. Elle a été pendant plus de vingt siècles, jusqu’en 1129, la résidence impériale. Un coup d’œil sur la carte d’Asie montre l’importance de ce point : il commande les communications entre la Chine orientale et l’Asie centrale Notre quatrième document provient de cette ville, actuellement le nouveau siège de la cour impériale.
  20. Le culte des ancêtres est, comme on sait, chez les confoutsistes qui, au fond, devraient être athées, la seule pratique religieuse. Le fait qu’on a recours à cette pratique pour les femmes aussi bien que pour les hommes prouve combien l’idée, généralement adoptée en Europe, est fausse, d’après laquelle la femme chinoise serait une espèce d’esclave comme les infortunées séquestrées des harems islamistes. La femme chinoise est plus respectée que la femme européenne en général. (Si elle ne paraît pas en public, sauf dans la classe prolétarienne, c’est que la vie de famille est beaucoup plus intense en Chine qu’en Europe.) La femme est plutôt une camarade de l’homme. Et il est rare qu’un Chinois, avant de prendre une décision importante, ne consulte pas sa femme. Confinée dans la maison, elle en est la véritable maîtresse, et elle montre, dans la majorité des cas, une instruction supérieure à celle de l’homme, tant au point de vue littéraire qu’au point artistique ; elle fait, dans le ménage chinois normal, contre poids aux préoccupations professionnelles du mari. — Ainsi la première des « quatre relations sociales » est la relation entre mari et femme. Les trois autres sont celles entre parents et enfants, employeurs et employés, amis et amis.
  21. Ici l’auteur compare les horreurs de l’heure actuelle à celles qui ont caractérisé la conquête de la Chine par Djinghiz-Khaghan et ses successeurs. La dynastie Kin, c’est-à-dire « Or », d’origine tongouse, est peut-être apparentée à celle des Mandchous qui règne actuellement. Après une guerre de quatre-vingts ans, Khoubilaï, le petit-fils de Djinghiz, put assumer le titre impérial, et investir du nom dynastique de Yüan sa famille, en 1280.
  22. On sait que les Chinois mangent à l’aide de deux baguettes que l’on emploie, pour ainsi dire, comme deux dents mobiles de fourchette. Cette façon de manger est très élégante et, pour le genre de mets en faveur chez les Chinois, beaucoup plus commode que la nôtre. Un Chinois m’a fait, de la façon suivante, remarquer quelles différences existent entre les diverses nations civilisées : « Les soldats Pous se conduisent et mangent comme des animaux. Les soldats Ji-pen (Japonais) se conduisent comme des animaux et mangent comme des hommes. Les soldats Ous mangent comme des animaux et se conduisent comme des hommes. »
  23. Trente liangs font à peu près cent-vingt-cinq francs.
  24. Ces faits ont été signalés aussi par des journalistes occidentaux. Ils gagnent ainsi en vraisemblance.
  25. Quant à La bibliothèque, c’est le plus grand désastre qui, depuis l’année 625, date de la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie par les Arabes, ait frappé la civilisation. L’acte d’ignoble vandalisme que les brutes allemandes ont perpétré le jour même de l’exécution populaire de Ketteler, pour venger la mort de ce dernier, restera éternellement le stigmate de la « nation des penseurs ». Les pertes, surtout celle de la Grande Encyclopédie, sont absolument irrémédiables. Il faudrait détruire toutes les bibliothèques du domaine de la civilisation occidentale pour avoir le corrélatif de cette catastrophe. L’observatoire contenait les télescopes et autres appareils de longtemps antérieurs aux soi-disant inventions européennes des ustensiles correspondants. On sait qu’après de vives altercations, on avait partagé ces trophées entre les Français et les Allemands. Le gouvernement français a fait immédiatement restituer la part qui lui « revenait ». Mais il n’a pas trouvé d’émule à Berlin : la moitié des instruments est donc définitivement volée.
  26. Transcripion du mot : Waldersee.
  27. Transcription du mot : Tatar. Les « Tatars russes » sont les Cosaques, qui, comme on sait, constituent les restes des peuples turcs et mongols qui s’établirent en Russie du xie au xve siècle.
  28. Le Hun-ho est la rivière qui, en constituant l’affluent le plus considérable du Peï-ho, offre une voie navigable entre Tien-tsin et Hsiouen-hoa ; elle passe près de Pékin. C’est cette rivière que les jonques de thé, venant par le grand canal impérial depuis le centre de la Chine, remontent pour débarquer leurs chargements non loin de Kalgan, d’où le thé est transporté à dos de chameau ou en chariots à bœufs, à travers le désert mongol jusqu’à Kiakhta.
  29. C’est le dialecte corrupu, une espèce de monosyllabisation du russe, qui sert à Kiakhta comme moyen de communication entre les marchands russes et chinois.
  30. Le comte York von Wartenburg a été, au retour de Kelgan, mis à mort par asphyxie. On avait, dans la nuit, obturé le tuyau de la cheminée.
  31. L’auteur de la lettre, établi à Pao-ting, s’est réfugié à Tching-ting, ville considérable sur la grande route de Pékin à Hsi-ngan, par Taï-yuan.
  32. Un des plus grands monastères bouddhiques mongols, plutôt une ville, sur l’Orkhon. Le destinataire est un caissier qui fait rentrer les dettes des acheteurs mongols. Le Chinois est l’exploiteur usuraire des Mongols.
  33. C’est la Chine proprement dite. L’ « extérieur » comprend d’abord les États tributaires, Mandchourie, Mongolie, Turkestan, Thibet, qui se trouvent maintenant sous le protectorat russe ; et puis les autres pays.
  34. C’est un puissant syndicat, société coopérative de production. Elle s’occupe de l’exportation. Ces organisations sont le secret de la force chinoise ; elles ont ruiné, rendu inutile le capitalisme et devancé le socialisme.
  35. Passage du plus grand intérêt. Je me réserve le droit d’élucider à une autre occasion ce fait extrêmement important que le clergé bouddhique a organisé le mouvement boxer.
  36. C’est la preuve absolue du caractère bouddhique du mouvement boxer. Les six syllabes sont le tabernacle du bouddhisme tibétain : « Om-ma-ni-pad-mé-houm >>.
  37. C’est la désignation des pieds mutilés des femmes de la classe riche. Cette mode est aussi peu générale en Chine que celle du corset « droit devant » à Paris.
  38. Le mot « Fat », ou plutôt l’hiéroglyphe qui le désigne généralement, signifie « loi, habitude ». Un Chinois spirituel, auquel j’ai raconté certaines formalités administratives autant qu’inutiles, voire des « chinoiseries », en usage chez nous, — me dit : « Voilà pourquoi votre pays s’appelle Fat-kouo. De telles habitudes ineptes devraient être appelées Fat-kouo-fat-tse (françaiseries) ».
  39. Désignation archaïque des Chinois.
  40. On sait d’autre part qu’on était tout près de prendre les armes. On recourrut à l’arbitrage de Waldersee qui donna raison aux Allemands.
  41. En français « Tartares russes », voire Cosaques.
  42. Le Tsar Messie est devenu le « leit-motiv » de l’âme chinoise.
  43. Désignation du ministère des finances. Les cinq autres ministères sont Li-pou, intérieur ; Ping-pou, guerre ; Hing-pou, justice ; Li-pou, cultes ; et Kong-pou, travaux publics. Le Tsong-li-ya-men, espèce de ministère des affaires extérieures, n’a pas eu jusqu’à présent d’existence réglée et stable.
  44. Ceci se rapporte aux envois d’argent en barres qui ont été effectués de Saint-Pétersbourg par Kiakhta et Ourga à destination probablement de Haï-ngan.
  45. Le service de la poste d’Ourga à Kalgan probablement.
  46. Ceci dénote que le gouvernement central attendait du secours du côté russe. Ce secours vint ; j’en parlerai à une autre occasion. — Je regrette de ne pouvoir donner la suite de cette lettre : elle compromettrait certains personnages qui se trouvent dans la sphère d’influence de la coalition occidentale.