Le Supplément (p. 99-111).

DEUXIÈME PARTIE

I


De retour au Havre, Marc Hélienne communiqua son adresse à Me Pichard, notaire de son père.

Ce fut alors l’attente anxieuse de la lettre qui le convoquerait en l’étude. Anxiété légitime : son père avait-il eu le temps de le déshériter, suivant l’intention exprimée ? Et d’autre part, ne s’était-il pas, lui, illusionné sur la valeur de la succession ?

Ces hypothèses, négligées jusqu’ici pour n’en point mêler l’amertume aux tourments qu’il subissait, il fallait bien les envisager. Qu’elles fussent seulement admissibles, exaspérait Marc. C’était une révolte d’homme qui s’est donné beaucoup de mal et dont on conteste la récompense. Sa notion de justice s’en trouvait froissée. Équitablement, on doit être rémunéré selon ses efforts. Il ne supputait pas les siens d’après leur nature, mais d’après leur nombre, leur difficulté, leur persévérance, surtout d’après la somme de douleurs qu’ils représentaient. De fait, à ce compte, ils étaient dignes de succès.

L’argent lui manqua. L’hôtelier le traitait avec insolence. Marc eut la conviction que la crise actuelle constituait désormais l’état normal de sa destinée.

Errant un soir, il croisa la fille rencontrée au café-concert. Il murmura.

— À quoi bon être criminel, si je n’arrive même pas à coucher avec une catin dont j’ai envie.

Recommencer son existence de misère était au-dessus de son courage, d’autant plus qu’aux tourments ordinaires s’ajoutait l’épouvante ignorée du souvenir. En toute franchise, il énonça :

— Si je reste pauvre, j’aurai des remords.

Il reçut une réponse du notaire.

Son entrevue lui enseigna de nouvelles stations d’angoisse. En outre il fallait y déployer encore des raffinements d’astuce, le bonhomme pouvant flairer le crime au cas où il soupçonnerait Marc d’avoir connu la fortune secrète de son père.

Quelle lassitude ! Quand le masque serait-il superflu ? La douleur est plus facile à simuler que la joie, mais on garde le dégoût de sa comédie comme d’un sacrilège.

Me Pichard portait des lunettes par-dessus lesquelles il regardait, signe de pénétration qui inquiéta Marc. Il joua serré. Les condoléances s’accomplirent : « Un homme si robuste… qui aurait prévu ! » Marc trembla. Les détails menaçaient. Déjà les allusions imposaient comme probable la mort subite. « Ce devait être une congestion, se suggéra-t-il de toutes ses forces. » Et d’une voix brisée, il prononçait :

— Le plus pénible, c’est de ne pas lui avoir fermé les yeux moi-même. Dire qu’à ce moment-là, je m’amusais, je riais peut-être…

Après quelques minutes de silence respectueux, le notaire déclara :

— Votre père, Monsieur, n’a pas fait de testament, malgré la décision formelle dont il m’avait entretenu. La fatalité ne lui en a pas octroyé le loisir.

« La première hypothèse tombe, » pensa Marc avec un grand soulagement.

Il haussa les épaules avec un air désintéressé :

— Bah ! pour une bicoque et trois arpents de terre…

— C’est ce qui vous trompe, Monsieur. Votre père, guidé par des raisons qu’il ne m’a pas communiquées, dissimulait l’importance de sa fortune qui consistait en rentes sur l’État et en vastes propriétés de rapport sises en pays de Caux. Vous héritez de la totalité de ces biens.

Marc sentit que la première moitié de sa vie s’arrêtait à cet instant précis. La journée de Saint-Martin-du-Bec avait laissé les choses en suspens. Celle-là condamnait hermétiquement la porte du passé et ouvrait toute grande la porte de l’avenir.

Scrupuleusement, et pour la dernière fois, espérait Marc, il exécuta les grimaces de circonstance, ébahissement du visage, oppression de la poitrine, recherche des motifs qui expliquaient de telles cachotteries ! « … Riche… lui… comment… pourquoi ce mystère à mon égard ?… » Puis adoptant une posture accablée, il écouta les éclaircissements du notaire.

Au Havre, pour la satisfaction enfantine de réaliser immédiatement un désir quelconque, Marc rendit visite à la fille. Elle lui parut laide, disgracieuse et malpropre. Il n’en avait plus envie. Il s’en alla.

Ce dédain qui prouvait déjà l’anoblissement de ses besoins physiques, lui inspira confiance en la supériorité de son âme nouvelle sur l’ancien assemblage d’appétits et de rancunes dont se composait sa personnalité.


Trois mois plus tard, un matin, Marc Hélienne fut réveillé par son domestique.

Ayant avalé sa tasse de thé et mangé son croissant, il se dit :

— Aujourd’hui j’ai vingt-huit ans, et c’est la première fois que je suis chez moi parmi des choses qui m’appartiennent.

Il les examina. Elles lui plurent. Il avait choisi, peu sûr encore de son goût, des meubles simples et des étoffes de cretonne, aux couleurs très claires. Illuminée de soleil, la pièce contenait beaucoup de joie.

Du dehors aussi venaient de la gaîté et de l’animation. L’appartement, de plain-pied avec la rue, recueillait le bruit des passants, le fracas des voitures, le cri des tramways, toutes les manifestations de la vie extérieure.

À demi vêtu, il se dirigea vers la fenêtre. De l’autre côté du boulevard, le parc Monceau s’épanouissait en un dernier éclat. L’or des feuilles vibrait. Les arbres montaient comme de grandes flammes.

— Ils s’éteindront. Ils seront noirs, avec des formes navrantes de squelettes, et puis parfois blancs, habillés de neige, et puis verts enfin, et jeunes et renouvelés. Les phases de leur transformation me conduiront au prochain été, époque de mon affranchissement total.

En résumé ce quartier répondait aux espérances de Marc. Il y serait bien, et entouré des garanties d’agitation qu’il jugeait efficaces. En outre la maison était de belle apparence et le rez-de-chaussée confortable. Il le parcourut. Sa chambre communiquait avec une salle à manger. Derrière il y avait deux pièces en enfilade. L’une lui servait de cabinet de toilette. Dans l’autre couchait le domestique. Ainsi le voulait-il afin d’éviter, en rentrant la nuit, l’impression triste d’un appartement vide.

Il se rasa de près et s’habilla lentement, apportant aux soins de sa toilette un souci d’élégance dont il n’était pas coutumier. Ensuite il compléta sa matinée par différentes courses, chez son bottier, son tailleur. À midi, il rentrait déjeuner. Son repas fini, il alluma un cigare et réfléchit.

Depuis le jour terrible, Marc n’avait pas encore consenti à cette occupation, il détenait vraiment le don singulier de se soustraire aux idées gênantes ou du moins de les réduire en une sorte de sécrétion qui fermentait à son insu, et dont il suffisait d’analyser le résidu de temps en temps.

D’ailleurs son genre d’existence, durant cette période, aidait puissamment à la réussite de ses menues ruses intestines. Ses inquiétudes au sujet de la succession, sa visite au notaire, le règlement des comptes, un séjour à la campagne parmi ses fermes et une excursion sur les plages du littoral, l’avaient distrait tour à tour. Puis ce fut à Paris la recherche délicate d’un logement convenable en tous points.

Aujourd’hui, admirablement installé, ses pérégrinations finies, il ne pouvait plus refuser une solution aux divers problèmes de son existence. Que faire ? Dans l’ombre, l’instinct de son bonheur avait dû murmurer des avis et des ordres à sa mystérieuse conscience. Quel avis ? Quels ordres ?

Au bout d’une heure, Marc ferma la porte à clef, prit une grande feuille de papier, et en gros caractères, soulignant certains mots, il traça :

« Mon passé est mort. Toute crainte de châtiment serait puérile. Seul je sais. La lutte est en moi, et je n’ai qu’un ennemi, le remords. Pour l’étouffer je ne négligerai rien. »

Au-dessous, en lettres plus petites, il écrivit :

« La vie féconde où je chercherai mon développement, exigeant une trop grande solitude et des méditations trop constantes, serait propice à l’éclosion du remords. J’estime prudent de ne m’y conformer qu’après avoir fait l’épreuve de ma tranquillité. Des distractions nombreuses constitueront ma première défense contre les attaques de l’ennemi. Donc, j’emploierai l’hiver et le printemps à me divertir. Ainsi s’évanouiront peu à peu, par satiété, et sans que je n’aie plus jamais à m’en soucier, les instincts inférieurs qui peuvent se cacher en moi. »

Ce programme fut épinglé sur le mur de sa chambre durant plusieurs jours. Marc s’asseyait en face de lui et le contemplait indéfiniment. Il n’y réfléchissait plus, le sachant infaillible, mais il en étudiait les mots, les lettres, la forme de chacune, ses déliés et ses jambages. La physionomie de ce papier s’imprima de la sorte dans son esprit comme dans de la cire.

Dehors, il l’emportait au fond d’une poche et le serrait vigoureusement contre sa poitrine pour l’entrer davantage en lui, comme un cilice bienfaisant. Puis il le brûla, mais la page s’évoquait intégralement devant la volonté de ses yeux.

Dès le premier jour, Hélienne résolut de remplir son engagement. Il mit son pardessus, son chapeau, et sortit avec la mine déterminée d’un monsieur qui se rend à ses affaires. Il se rendait, lui, à ses plaisirs.

Dans la rue, il fut fort embarrassé. De quel côté les trouve-t-on, les plaisirs ? Se fiant à sa chance, il descendit vers les boulevards. Du monde et de la lumière les animaient.

— Comme c’est gai, se dit-il.

Il admira l’aisance des gens qui se promènent. Le gaz des vitrines le réjouit. Les mains derrière le dos, il flâna, tâchant de prendre des allures indifférentes, car il se sentait emprunté et d’aspect provincial. Une fille à chignon roux manœuvra autour de lui. Par contenance, il sourit. Puis il rougit de ce sourire stupide.

Deux heures d’allées et venues sur le boulevard épuisèrent son espérance. Marc s’aperçut qu’il ne s’amusait guère. Il suivit la rue de la Paix, la rue de Rivoli, l’avenue de l’Opéra. Elles ne possèdent pas plus spécialement le plaisir. Où le trouver ?

La faim et la curiosité le menèrent dans un restaurant célèbre. Il avait rêvé si souvent d’y festoyer qu’il se commanda un repas abondant et compliqué. Puis, par un reste d’habitudes étroites, il mangea tout pour ne rien laisser de mets aussi coûteux. L’addition ne l’en vexa pas moins.

Il échoua au théâtre et s’y endormit. Son estomac le tracassait. Toute la nuit il subit les affres d’une indigestion. Des cauchemars agitèrent son sommeil.

Il se leva le matin, bouleversé. Les cauchemars, c’est là un grave symptôme. Tel jour ils proviennent d’une indigestion, le lendemain d’une obsession quelconque.

Marc écrivit :

« Je me défends tout excès de table. L’aventure d’hier est significative. En outre un mauvais estomac entraîne des humeurs sombres. »

Cet échec ne le découragea point. Les distractions ne se ramassent pas comme des cailloux sur la route. Ne connaissant personne, comment aurait-il pu se divertir ? L’essentiel était de se créer des relations.

Il poursuivit cette tâche ardue en fréquentant les théâtres et les bals de bienfaisance. Il choisissait aussitôt les personnes dignes de son amitié, choix déterminés par un détail d’élégance, de toilette ou de bonhomie, et il les assiégeait savamment. Les gens trouvaient des airs étranges à ce monsieur courtois qui leur envoyait des sourires aimables et leur adressait la parole à l’improviste sur un sujet quelconque.

Marc aussi jugeait cela fort bizarre. Ce n’était point conforme à ses goûts. Il eût été désolé que de tels individus répondissent à ses avances. Cependant il n’épargnait aucune politesse pour s’en faire agréer et les rendre solidaires de ses plaisirs.

— Il est bien fâcheux, se disait-il simplement, que l’observation du programme m’oblige à sacrifier mes instincts.

Deux semaines de ce régime n’amenèrent aucun résultat. Marc ne s’évadait pas du cloître du silence où il s’engourdissait.

— Si je m’ennuie, le remords naîtra.

Toute vie, du reste, hormis de dissipation, favoriserait selon lui la victoire de l’adversaire.

Il fut pris d’une peur insurmontable, comme à l’approche d’un danger dont la menace est perpétuellement imminente. Il se comparait à un petit animal, tout nu au milieu du désert. Sans se presser le fauve marche vers lui. Et le malheureux, affolé, ne trouve ni refuge ni arme pour le protéger au moment du combat.

Cette vision se répétant, Marc lui découvrit toutes les apparences d’une hallucination, ce qui le frappa au point que certains troubles se produisirent réellement — du moins le crut-il. Ainsi le remords ne fut plus un sentiment dont son esprit redoutait l’invasion, mais une sorte d’être vivant, sans nom ni forme précise, une bête guettant sa proie effarée. Durant sa toilette, ou ses repas, ou ses insomnies, il se la figurait à l’affût quelque part. Elle aiguisait ses ongles. Elle se léchait les babines, ses yeux brillaient.

Il la dotait d’attributs composites. Elle se cachait derrière ce rideau avec la malice d’un singe. Perchée au faîte de cette armoire, elle s’y pelotonnait comme un tigre. Aplatie sous ce meuble, elle devenait serpent. Et ce serait un immonde vampire, aux ailes méchantes, qui sucerait le sang de son cerveau.

Le supplice était d’ignorer l’heure où le monstre s’abattrait sur lui. Ce pouvait être à tout instant, au coin d’une rue, pendant son sommeil. Pour se tranquilliser, il disait :

— Voyons, c’est absurde. Que je tremble devant un remords, devant le souvenir infernal de mon crime, soit, mais non devant l’appréhension de ce remords.

Hélas ! cette appréhension n’annonçait-elle point l’investissement progressif de l’ennemi ? Et n’y devait-il pas parer à l’aide de travaux de défense ?

Un soir, décidé, il se rendit en un lieu de spectacle, où se tenait marché de femmes. Après divers essais que son goût plus délicat empêcha d’aboutir, il fit l’acquisition d’une petite blonde dont la séduction compensait la laideur et la tristesse. C’était une œuvre pie que de la préférer à ses semblables. Il y gagnerait de n’être point choqué par des manières communes. Elle s’appelait Aurélie.

En voiture, il n’eut rien à dire. Chez elle, de nombreux étonnements l’attendaient. D’abord il voulut lui extraire, afin de la réconforter, le secret de sa mélancolie, car il avait pitié de ses yeux mornes et de ses gestes de convalescente. Mais à peine déshabillée, Aurélie arbora une gaîté criarde, et sa distinction se résolut en façons abominablement grossières.

— Il ne lui reste que sa laideur, soupira-t-il ?

Il se trompait. Ses cheveux dénoués et la simulation du plaisir lui donnaient une originalité spéciale.

En fin de compte, elle démolit de toutes pièces le jugement que Marc avait porté sur elle, il en fut interloqué.

Le lendemain ils se revirent au même endroit. Aurélie lui présenta une amie du nom de Francine. Ils soupèrent tous trois. L’amie se montra pleine d’entrain. Marc jugea drôle de troquer l’une contre l’autre. Mais, seule avec lui, Francine traversa une crise de désespoir où il put utiliser ses phrases consolatrices de la veille.

— Cette classe de femmes ne manque pas d’imprévu, se dit Marc, voici deux expériences contradictoires qui déroutent mes appréciations, et qui prouvent chez elles de la complexité et de la spontanéité.

Cet intérêt factice lui servit d’excuse. Il se mêla au monde des filles. Certains de leurs actes, d’une anomalie trop brutale, le frappaient bien parfois. Jamais il ne se fatigua cependant à les coordonner, à les déduire les uns des autres par des procédés psychologiques. Il ne souhaitait que son divertissement.

Aurélie et Francine le choyaient à cause de sa générosité. Marc leur accordait ses faveurs au hasard. Elles entendirent qu’il profitât de leurs relations particulières, et ainsi il connut Frédéric, charmant garçon, Lucien, si cocasse, Raoul, le bon chanteur.

L’hiver fut joyeux. Comme débauches il comporta des soupers où l’on cassait les verres et où l’on jetait du champagne dans le piano, des bals à l’Opéra où l’on s’ennuyait bruyamment, et des soirées travesties où les filles s’efforçaient de ressusciter l’impudeur des grandes courtisanes antiques.

Une innovation réussit. Il fut stipulé qu’à tour de rôle chacun des membres de leur petite bande s’enivrerait. Marc se grisa et garda le lit pendant trois jours. Il inscrivit : « Je ne me griserai plus. »

Il s’amusait beaucoup. Ses trois amis, Lucien, Frédéric et Raoul, lui semblaient pétris de qualités exquises. Les délicieux compagnons ! Ingénument, dans son désir de plaire, il modelait son âme sur la leur. L’âme de Frédéric différait bien de celle de Raoul, et l’âme de Raoul n’avait aucun rapport avec celle de Lucien. En revanche, l’âme de Marc était identique à chacune.

On l’adorait. Comme il est doux de provoquer la sympathie !

Il avait des nausées quelquefois. Mais elles se produisaient à la surface, plissaient ses lèvres ou ridaient son visage, et ne troublaient pas les profondeurs stagnantes de sa pensée. Comme préservatifs contre les vains reproches que sa conscience eût pu forger, il lui suffit d’écrire :

« Une heure de débauche, c’est une heure de plus depuis la minute terrible. »

« Un jour perdu pour mon intelligence, c’est un jour gagné pour mon bonheur. »