Le Supplément (p. 111-122).

II


Hélienne se reposait de ses excès nocturnes par de grasses matinées. À midi, Lucien et Raoul venaient prendre leur part de son thé et de ses viandes froides. Puis l’on buvait et l’on fumait en dissertant sur les faits de la nuit dernière, sur les amusements possibles de la nuit prochaine, sur tous les petits potins de leur monde.

Vers trois heures, Marc forçait ses amis à une promenade hygiénique, car il n’oubliait pas la santé, condition première de l’équilibre moral. On suivait des femmes. Frédéric, qui jouissait d’un vague emploi, les rejoignait dans une brasserie au moment de l’apéritif. Puis l’arrivée d’Aurélie et de Francine déterminait les orgies du soir, dîners, bals et soupers. Marc payait tout.

Ainsi jamais il ne se trouvait seul. La ville était bien close, à l’abri d’un coup de main, les fortifications en bon état, les vigies attentives.

Il y eut une alerte. Lucien et Raoul lui demandèrent de l’argent. Il consentit, mais à une seconde tentative plus sérieuse, il éprouva la colère de l’homme que l’on veut frustrer d’un bien laborieusement conquis. Son refus et surtout les termes dont il l’accentua, fâchèrent les deux solliciteurs. Il ne les vit plus. Simultanément Aurélie et Francine partaient pour le midi. Ces défections ouvraient une brèche spacieuse, favorable à un assaut immédiat. Comment la combler ? Quelques jours passèrent en tumulte et désarroi.

Frédéric, le dernier qui restât de la bande, lui dit :

— Mon ami, le vide vous est funeste, vous n’êtes plus le même. Il vous faudrait une compagne assortie à votre humeur, dévouée, pas coureuse, tranquille. J’ai votre affaire.

La personne, en effet, une nommée Élisabeth soutint l’examen, d’ailleurs superficiel, de Marc. Heureux d’abandonner la direction de sa vie, il se laissa représenter dans toutes les négociations. Et un matin, il se réveilla propriétaire d’un corps de femme qui gisait à ses côtés. Il l’examina : le marché lui parut avantageux. La chair était blanche, la poitrine de bon aloi, l’haleine simple.

Elle dit des mots, action qui le gêna en lui prouvant que ce corps avait une existence propre et que la sienne en serait influencée. Il ne comprenait pas trop ce que cette femme faisait là. Elle lui semblait si lointaine, aussi indifférente qu’une étrangère à ses rêves et à ses besoins. Il railla cette association courante de deux êtres dont l’un vend à l’autre son petit fonds de volupté.

— Bah ! pensa-t-il, quand j’ai mon parapluie et qu’il pleut, je l’ouvre. N’épiloguons pas davantage avec cet autre genre d’instrument que ma sécurité suscite.

Il déploya des manières aimables.

— Ma chère Élisabeth, nous avons signé un bail de temps indéterminé, le hasard exige que nous ne nous quittions pour ainsi dire pas d’une minute ; je suis très disposé à un bon accord, j’espère que vous y mettrez du vôtre.

Afin de diminuer l’espace qui sépare deux inconnus, il lui demanda son histoire. Elle lui en servit une fort dramatique, mais le lendemain elle la contredisait par des faits si opposés, que Marc préféra s’en tenir au jugement qu’il avait émis sur elle sans données aucunes. Pour lui, ce fut toujours, à cause de sa grande facilité d’élocution, une ancienne institutrice. Et il la traita comme telle.

La brèche périlleuse se boucha et, parmi les créneaux de son enceinte, Marc se sentit plus en sûreté encore, car immuablement, Élisabeth, sentinelle involontaire, veillait. Très casanière, elle sortait à peine. Et cette présence continue dans son appartement en réconfortait l’atmosphère morale. L’impression se maintenait si douce et si tiède que Marc brava la solitude des promenades hygiéniques. De fait, durant ces exercices, il ne pensait pas davantage.

Frédéric, libéré de son emploi, était le commensal de la maison. Marc le trouvait à son retour et l’on ne se quittait plus. Ainsi, l’existence se modifiait. Les soirs de débauche ne revenaient plus. S’arracher à la douceur de la lampe devint même intolérable. Le whist et le piquet voleur réunissaient les sympathies de tous. Marc y jouait à merveille.

On ne laissait pas de causer au besoin. Élisabeth entamait une nouvelle version de son passé, sur laquelle devisaient les hommes. Frédéric exposait ensuite une collection d’anecdotes décousues. Hélienne écoutait, plaçait son mot, appréciait, tirait les conclusions générales. Le philosophe, l’appelait-on. Le niveau de leurs entretiens et de leurs occupations s’établissait d’après la moyenne de leurs intelligences. Pour y atteindre, on s’élevait ou l’on s’abaissait suivant sa propre hauteur. Marc avait beaucoup à s’abaisser.

L’intimité des deux amants se scellait surtout au lit. D’apparence placide, Élisabeth y révélait un tempérament d’amoureuse insatiable. Marc se pliait à ses fantaisies, un peu étonné de se voir au fond d’une ingénuité presque ridicule. Ses maîtresses d’occasion, jadis, ne l’avaient initié qu’aux amours les plus normales, et sa prétendue perversité à l’égard d’Aniella consistait plutôt en mortifications qu’en abus. Avec Élisabeth, il connut la folie du spasme et la brûlure des reins.

Par là, elle le domina. Il mendiait ses caresses et tâchait de les mériter en achetant des bijoux et des robes. Lors qu’elle lui tenait rigueur, étant assez vindicative, il eût tout fait pour la fléchir. À peine s’arrêtait-il en deçà des limites que traçait le soin de sa santé.

Quant au fonctionnement ralenti de son cerveau, il s’en désintéressait, les velléités de scrupules ne résistant pas aux procédés dont il usait. Vite il reprenait sa plume et recommençait les phrases libératrices : « … un jour de perdu en progrès, c’est un jour gagné en bonheur… »

Les raisons qui le conduisaient à formuler ces axiomes et celles qui faisaient de ces axiomes des agents infaillibles de pacification, Hélienne ne s’attardait jamais à les déchiffrer. Ses mains écrivaient des lignes, son regard les lisait et son cerveau machinalement en extrayait le sens et y cherchait un remède. Lui, il agissait en domestique qui prend un miroir et le tient devant son maître. Suivant les indications, il l’élève, le descend, le déplace à droite ou à gauche, puis, son rôle fini, retourne éplucher les légumes et balayer le corridor.

Marc revenait à ses besognes de chair. Il y trouvait jouissance et torpeur. Il les aimait. Combien peu dangereuse maintenant lui paraissait la bête de cauchemar, tapie jadis sous les meubles, cachée derrière les rideaux ! Oserait-elle sortir de sa tanière aujourd’hui qu’un autre être le couvrait de sa protection ?

À cause de cela, Marc s’attachait à sa maîtresse. Il le disait, quoiqu’en termes incompréhensibles, tellement au fond il avait du mépris pour elle :

— Tu es mon bouclier, tu es le manteau que j’enroule autour de mon bras, tu es ma cotte de mailles, ma cuirasse d’acier, mon caparaçon de cuir.

Elle se fâchait, mais toute querelle s’achevait en étreinte.

Les beaux jours sourirent et les arbres fleurirent. C’était l’époque fixée pour l’œuvre de régénération. Ici s’ouvrait l’ère de la noblesse et des cultes spirituels. Marc Hélienne s’en souvenait. Cependant il sentait qu’en trahissant le programme, il ne dérogeait pas à l’esprit de ce programme. Sur la tombe où il avait enseveli le passé, l’état de choses actuel accumulait les couches étouffantes des petits faits quotidiens, et le passé ne ressusciterait pas.

Il ne sut pas au juste s’il obéissait à la prudence ou à la lâcheté. Aurait-il pu s’affranchir si aisément des servitudes amoureuses ?

Les trois amis s’installèrent à Fontainebleau, puis en octobre on revint à Paris. Quoique satisfait de son existence, Marc commençait néanmoins à prévoir l’utilité d’autres distractions.

Or, un après-midi, à l’heure de sa promenade, il avisa Frédéric qui se dissimulait derrière une voiture. À son approche le jeune homme tourna autour du véhicule. Marc s’éloigna, puis deux cents pas plus loin, se retournant, il l’aperçut qui se glissait vers sa demeure.

L’énervement du doute lui fut épargné. Il entra du coup en pleine certitude. Cela le frappa d’une telle stupeur qu’il ne se sentit pas blessé. Il continua son chemin. Simplement sa mémoire lui présentait la liste des détails qui depuis le début de sa liaison avec Élisabeth prouvaient l’entente coupable.

Mais, dès son arrivée, il souffrit. Frédéric s’écria :

— Je te précède de quelques instants.

« C’est toujours la même phrase, se dit Hélienne. Je ne l’avais jamais observé. » Son amour-propre saigna. Comme ils devaient se moquer ! La confiance est chose si ridicule. L’idée de sa supériorité sur eux lui rendait plus amer son métier de dupe.

Les deux complices jouaient aux cartes, assis l’un près de l’autre sur une chaise longue qui servait de table. Élisabeth portait un peignoir de flanelle bleue sous lequel on la devinait nue. Marc lui attribua des gestes las. Sûrement, elle s’était livrée pendant son absence.

Sa douleur flamba. Et, dans le grand brasier rouge, le bourreau de jalousie jetait les rancunes de la chair, les évocations d’enlacements éperdus, le soupçon de caresses neuves. Il eût voulu crier. Un besoin de vengeance le contraignit à se taire. Et il s’enquérait de la façon la plus rapide et la plus cruelle dont elle s’exercerait.

Il la souhaita physique. Que ses mains et ses yeux en eussent bien conscience, comme d’un objet que l’on palpe et que l’on voit ! Aux ongles une envie le tourmentait d’égratigner. Ses doigts se raidissaient. Il s’effraya de ce bouillonnement d’instincts sauvages qu’il renonçait presque à maîtriser.

Élisabeth gémit :

— Mon Dieu, quelle chaleur, c’est stupide du feu en cette saison.

Hardiment elle décrocha son corsage. Plus que l’indécence, le naturel de ce geste et l’inattention de Frédéric l’exaspérèrent. Comme il fallait que leur intrigue datât de loin pour que la femme exposât sans honte sa poitrine et que l’homme ne s’en troublât point ! Dans le silence, il clama :

— Misérables !

Et tout de suite il bondit sur Frédéric, le saisit au cou et le jeta dehors. Il revint près d’Élisabeth avec l’intention de la battre. Mais une partie de sa colère s’était dissipée. Il s’assit. Elle risqua :

— C’est de la folie, qu’est-ce que tu as ?

— Tu le sais bien dit Marc.

Elle haussa les épaules. Ils n’en parlèrent plus.

Remettant sa décision au lendemain, il se fit dresser un lit dans la salle à manger, et toute la soirée, arpenta la pièce ainsi qu’un prisonnier en quête d’une issue. Des lueurs de rage brillaient. Sa jalousie s’exprimait par des injures grossières et une pantomime provocante. Il l’attisait du reste comme à plaisir.

— Évidemment il la possédait partout, sur ce fauteuil, sur ce divan… la même chair que moi… la même ivresse…

Il se coucha et dormit tranquillement.

Le matin, il examina diverses solutions dont aucune ne le satisfit, dès qu’Élisabeth parut à table, l’air indifférent dans son peignoir mal ajusté. Il ne savait plus où poser son regard qu’attirait la clarté de la peau. Sa fureur grondait.

Élisabeth continua la même tactique, se montrant en corset ou se déshabillant en sa présence, avec tant d’aplomb qu’il distinguait aisément ce à quoi elle tendait. Leurs yeux se rencontrèrent plusieurs fois. Ceux de Marc ricanaient :

— Je crois que c’est peine perdue.

Ceux d’Élisabeth souriaient :

— Tu y viendras, mon petit.

Il y vint en effet, malgré lui, après deux semaines de résistance haineuse. Comme elle entrait au lit, il l’empoigna par les épaules. Elle le repoussa.

— Ah ! non, mon ami, cela jamais.

Il balbutia :

— Pourquoi ? pourquoi ? c’est mon droit…

— Ton droit ? était-ce ton droit de jeter notre ami Frédéric à la porte ?

— Dis plutôt : ton amant.

— Prouve-le.

Dénué d’argument, Marc le lui prouva en la rouant de coups. Et il pensait :

— C’est du propre, j’en suis à battre les femmes.

La situation resta donc aussi obscure. Pour l’éclaircir de temps à autre, Hélienne proposait une réconciliation et accueillait par une gifle l’inévitable refus. Mais il s’avouait la puérilité de l’expédient.

Il souffrait beaucoup. Tout ce qui est symptôme de douleur profonde s’affirmait en lui : paupières cernées, appétit inégal, mouvements saccadés, paroles incohérentes. L’incendie de sa chair ne s’apaiserait qu’au baiser de cette femme. Il la voulait désespérément. N’aurait-elle pas pitié de son mal ! Il l’exagérait dans ce but.

Élisabeth s’apitoya sans doute davantage sur le chagrin de Frédéric, car elle prit l’habitude de s’absenter toutes les journées. Cet excédent de torture le rendit fou. Il enferma sa maîtresse. Derrière son dos, elle s’évadait.

Il écrivit à Frédéric :

« Ma porte vous est ouverte. »

Frédéric accourut. Le soir, Élisabeth appartenait à Marc. Ce fut une nuit inoubliable.

Pour s’en procurer d’analogues, il accepta tout. D’abord espion attentif au moindre signe, s’attachant aux deux coupables, il se lassa ensuite au point de reprendre ses promenades avec une exactitude que ne décourageaient la pluie et la neige. Élisabeth l’en récompensait si amplement !

— Quand on est lâche, se disait-il, on ne saurait trop l’être. Il n’y a pas de degré.

Il n’essayait même pas de se relever. Il n’en avait nulle envie même. Élisabeth lui pouvait imposer bien d’autres hontes sans qu’il protestât.

Des bribes de réflexion s’effilochaient quelquefois en son cerveau. Il se rappelait les heures de supplice où il se traînait dans la vallée du Bec. Celles-là du moins ne manquaient pas de noblesse. Aujourd’hui sa souffrance était vile.

Comme un enfant grondé, il mettait les mains dans ses poches et se rebiffait contre lui-même.

— Eh bien, soit, je suis lâche, qu’importe ! pourvu que je jouisse de sa chair. C’est à moi d’apprécier si cette jouissance vaut le mépris de ces deux êtres ; quant au mien…

Il n’achevait pas, répugnant à formuler un jugement trop sévère.

Et, des mois, cela se poursuivit de la sorte.

Un jour, en donnant à Élisabeth de l’argent pour les frais de la maison, il remarqua, parmi les pièces, un louis d’or à l’effigie de Napoléon Ier.

Au diner, une facture arriva. N’ayant qu’un billet de banque, il dit à Frédéric :

— As-tu vingt francs ?

L’autre tendit un louis. Marc reconnut le sien.

En se couchant, il avertit Élisabeth :

— Vous n’avez jamais cessé, Frédéric et toi, de vous entendre. Dès que j’ai été ton amant, il a quitté sa place ; tu l’entretiens en lui repassant à peu près la moitié de ce que je te verse. Je diminue donc d’autant ta pension.

Le lendemain, au retour de sa promenade, Marc trouva l’appartement vide et quelques tiroirs débarrassés.