L’Œuvre de mort/04
IV
Le sentiment de son pouvoir le maintint en un équilibre délicieux. Il était libre de tuer ou de ne pas tuer. Que la vie devînt odieuse, et qu’il dût choisir entre la mort de son père et la sienne, il possédait le souverain remède. Sa volonté déciderait en dernier ressort, et non plus les circonstances, le hasard, une aberration passagère de son esprit.
Jadis il ne pouvait ni ne voulait. Aujourd’hui il pouvait. Voulait-il ?
Non. Il n’hésita pas. Les raisons, il refusait même d’en juger la valeur. Abondantes, logiques, irréfutables, elles se résumaient, somme toute, en une seule : on ne tue pas son père. Un fou ou du moins un irresponsable frappera, un homme sain, jamais.
À l’abri derrière cette sauvegarde, il se donna la satisfaction d’examiner son projet. Il ne tuerait pas, soit, mais en vérité, de quel merveilleux stratagème il eût usé ! Il y pensait avec complaisance. Il s’en félicitait comme d’un enfant bien fait, conformé selon les règles, pourvu de bonnes jambes et de bons bras.
À tout instant, il le soumettait aux plus rudes épreuves. Les fautes sont multiples où trébuchent les coupables. On voit d’habiles gens échouer par une négligence. Marc étudia le cas des plus fameux meurtriers. Un tel, ceci le dénonça ; tel autre, cela. Aussitôt, il se demandait si son plan présentait les mêmes imperfections. Quel orgueil de constater que ce plan demeurait inattaquable et réduisait au minimum — l’imprévu subsiste toujours — les chances d’insuccès !
Donc, de l’aventure, il s’échappait indemne. Restait sa conscience, justicier plus redoutable que les juges humains, parce qu’il sait tout et ne se lasse pas de punir. Se rappelant sa faculté d’émotion à propos d’un acte non commis, mais dont il s’imaginait la perpétration, il tâcha de se procurer l’effroi qu’inévitablement lui réservait l’avenir.
Il se répétait :
— Mon père est mort, mort par moi.
Cette idée le laissait indifférent. Il recommençait d’autre façon et, contemplant le vieux, se disait :
— Je suis en train de tuer mon père.
Vision possible et conséquemment fatale, alors qu’elle reproduisait une scène quelconque, de lutte, d’égorgement, d’agonie ; mais vision impossible maintenant que cette scène n’existait plus.
À l’extrême sensibilité de son cerveau où l’image d’un crime purement hypothétique s’enregistrait avec rigueur et provoquait une émotion anticipée, il comprit que l’image d’un crime réel s’imprimerait avec d’autant plus de violence et engendrerait des obsessions irrémédiables. Mais, en l’occurrence, de quelle image craindre la résurrection ? image de quoi ? résurrection de quelle minute plutôt que de telle autre ? Son crime serait si impersonnel, si en dehors de lui, si négatif ! Il aurait aussi peu de scrupules qu’un chef d’État s’abstenant de signer le recours en grâce d’un condamné. Il ne verrait rien, n’entendrait rien, ne toucherait à rien. Ne pouvait-il conclure qu’il ne se souviendrait de rien ?
Afin, prétendait Marc, de vérifier jusqu’au bout l’excellence de son plan, il eut l’hypocrisie de le préparer. Il affirmait :
— Un bon plan comporte une certaine part de veine, toute difficulté doit s’aplanir d’elle-même. Un seul obstacle et je l’abandonne.
L’obstacle principal, là, c’était le manque d’argent. Un voyage de douze à quinze mois exige une grosse somme. Qui la lui donnerait ?
Une combinaison s’offrit sans retard, combinaison douteuse où d’ores et déjà la fortune se dessinerait propice ou adverse. Il se rappelait un homme d’affaires de Paris, un nommé Voisin qui jadis l’avait employé à des besognes secondaires, courses et demandes de renseignements. Ce Voisin le traitait alors avec bienveillance. Hardiment il lui écrivit et termina sa lettre :
« … Cet emprunt sera conditionné comme il vous plaira et garanti par les propriétés que mon père possède aux environs de Duclair. Elles sont en plein rapport. Voici le nom des fermiers et leur adresse… Renseignez-vous et dites-moi si je puis compter, quand je passerai à Paris, sur les fonds que je sollicite de votre confiance… »
En attendant un refus probable, Marc s’occupa d’une autre question. Elle se résolut vite. Un livre de médecine lui indiqua des formules. Ses connaissances en chimie étaient suffisantes. S’entourant de précautions, il fréquenta le pharmacien du bourg le plus proche et, sous prétexte d’expérience, se servit de son laboratoire. Aisément il prit les substances nécessaires.
À la même époque il reçut une lettre. Voisin acceptait.
Loin de le réjouir, cette réponse l’atterra. Au fond il espérait un échec, et que son plan fût réduit en poussière. Et tout à coup il s’apercevait que la machination était prête, les moindres détails réglés, les barrières démolies, comme un complot dont l’instigateur n’aurait plus qu’à donner le signal.
Il voulut vaincre son égarement. De sombres combats s’annonçaient, qui marqueraient peut-être sa défaite. Il fallait se recueillir et savoir, pour mieux se défendre.
Alors il comprit que, depuis des mois, il mentait. Volontairement dupe d’une comédie subtile, il vivait dans une inconscience d’esprit aussi profonde que l’inconscience physique où sa main s’était armée d’un couteau. Le cours véritable de ses idées évoluait sous le fourmillement des idées factices et visibles qu’exprimaient ses phrases. Tout un être pensait en lui derrière l’être qui monologuait, et l’être intérieur consentait enfin à se démasquer.
Au total, du commencement de sa crise à l’heure actuelle, il n’avait cessé de poursuivre son but par les moyens les plus propres à l’atteindre. Ses tergiversations, ses réticences sur le mode à employer, son effroi devant tout procédé brutal, subterfuges pour s’habituer à l’éventualité d’un crime discret ; ses biais, route de traverse pour arriver plus sûrement ; ses rêves de bonheur, ruses pour exaspérer son désir de richesse.
Aujourd’hui, seulement, puisqu’il ne mentait plus, il pouvait s’interroger en toute franchise. Tuerait-il ? Ayant tout préparé avec une patience et une dissimulation prodigieuses, agirait-il ?
Mais avant même qu’il pût connaître le vœu secret de son âme, un doute le heurta : si la résistance n’était plus possible, s’il était trop tard déjà ! La tentation nouvelle différait tellement des envies vagues et des espoirs anodins contre lesquels il se proclamait si fort ! Elle était pour ainsi dire tangible et l’effort à faire réduit au plus simple geste.
— Cela m’est aussi aisé, songeait-il, que de cueillir une fleur, de détacher un fruit de son arbre, d’écraser un insecte.
Cette dernière comparaison lui plaisant, il y insistait sous les yeux de son père.
— Voici la nappe, j’avise un puceron, j’appuie mon index sur lui et le puceron n’est plus. L’extermination de cette bestiole supposerait mon déplacement de cette chaise qu’évidemment je la laisserais tranquille. Ainsi, du vieux. Je puis l’anéantir à ma guise. Mais si cela me coûtait la moindre peine, je ne pourrais m’y résigner.
Il se rappelait le problème légendaire : « Remuez votre doigt, et quelque part, un infirme, un lépreux mourra, et vous serez riche. »
Il n’avait qu’à remuer son doigt.
Des vertiges l’ébranlèrent comme la vue d’un gouffre vous tourne la tête. Toute réflexion lui fut interdite. Il n’essaya même plus d’établir sa conduite sur des raisonnements spécieux ni de se jouer la comédie. Il devint la proie d’hésitations affreuses. Tour à tour le dominaient l’ambition de jouir, la peur de l’échafaud, la peur du remords, malgré que ses précédents calculs lui eussent démontré la vanité de toute terreur. Ses instincts le tiraillaient et, toujours ils étaient contradictoires. L’un voulait ceci, l’autre cela. Auquel obéir ? Sitôt que l’un l’emportait, l’autre se dressait plus impérieux. L’alternative se présentait implacable : tuer ou s’en aller. Tuerait-il ? S’en irait-il ? Que de fois s’énonça cette question en son esprit malade.
Torture inexprimable, l’incertitude le déchirait au point que souvent il se ruait au meurtre, résolu. Il tuerait. Et il tuerait au hasard, sans s’inquiéter du fameux plan, sans précautions. Son couteau planté dans la gorge du vieux, ni l’odeur du sang, ni le danger, ni les conséquences, rien ne diminuerait le soulagement de ne plus hésiter.
L’hiver venait. À son supplice, une misère s’ajouta : le manque de feu. M. Hélienne refusant de chauffer la maison, Marc grelottait dans sa chambre, et gardait le lit des journées, en état de fièvre ininterrompu.
Plus que tout, cette souffrance physique le monta contre son père. Du fond de son corps frileux jaillirent des bouffées de haine sauvage, une haine d’homme primitif qui lui serrait les poings et provoquait des envies de destruction.
Il ne réussit pas à se contenir. De part et d’autre, on se lança des mots aigres, Marc reprochant au vieux son avarice, le vieux raillant la débilité de son fils. Il y eut une série de petites querelles préliminaires, puis soudain une grande scène où M. Hélienne éclata :
— … J’en ai plein le dos de toi… si tu es là pour m’embêter, voici la porte… Je t’accepte auprès de moi… Seulement tu me ficheras la paix, tu entends, galopin… La paix… la paix.
Il se démenait à travers la pièce, et Marc n’osait répondre. Il regardait cet être énigmatique auquel il n’avait rien compris, dont il ignorait le passé, les croyances, l’âme. Et ce mystère le troublait, tandis qu’à chaque insulte croissait sa fureur, et qu’il cherchait des yeux une arme et l’endroit exact où frapper son père.
Maté, il n’en conçut que plus de rancune. Sournoisement il plia. Mais le besoin de vengeance fut un nouveau mobile parmi ceux qui le poussaient au mal.
Un matin, M. Hélienne l’appela :
— J’ai réfléchi, le froid redouble, va commander du bois au village.
Ce revirement étonna Marc. On eût dit que son père souhaitait de l’éloigner. Il partit, fit un détour et se cacha sur la colline. Une heure après, il aperçut un homme qui s’arrêtait devant la grille. Il reconnut Me Pichard, le notaire. Un pressentiment ramena Marc. Il franchit la haie derrière la maison, se glissa jusqu’à l’entrée, monta l’escalier à pas furtifs et tendit l’oreille. La porte était mince. Il saisit cette phrase.
— C’est bien, Me Pichard, puisque vous me le dites, je vendrai mes propriétés. Ce sera un peu long. D’ici là, nous recauserons de la manière dont sera rédigé le testament. Encore une fois, ce n’est pas que je veuille du mal à mon fils, mais on n’a jamais sympathisé. En outre, j’ai en Champagne de vieilles parentes dans le besoin, et je veux leur laisser ce que je pourrai…
Et il ajouta nettement :
— … si c’est possible, même, ma fortune tout entière.
Marc gagna sa chambre. Il ne pensait à rien. Une tranquillité soudaine le rassérénait. Il éprouvait l’assurance du passager quand la mer s’aplanit après le soulèvement des tempêtes.
Le notaire s’en alla. M. Hélienne lui dit :
— Je vous reconduis au bout du chemin.
Marc patienta jusqu’à ce qu’ils eussent quitté la maison, prit un petit paquet dissimulé entre les pages d’un livre, et descendit.
Il se sentait en pleine inconscience, mais déterminé par une force irrésistible et sûr de son droit comme justicier. Toujours il devait se revoir sous cet aspect d’automate.
Une seule réflexion le traversa alors qu’il pénétrait dans la chambre de son père :
— En ce moment, je commets un crime. Comme c’est simple. D’autres s’affolent. Moi, je suis calme. Mon cœur ne bat pas plus vite. Pourtant, c’est la mort que j’apporte, et, avant une minute, je serai parricide.
À peine une contraction légère le serrait au creux de l’estomac, et ses mains étaient froides.
Il marcha vers la table. Bien en ordre, couchés l’un contre les autres, s’allongeaient les produits pharmaceutiques. Il en compta quarante-trois.
Il mit à part les dix-huit premiers et saisit l’un des vingt-cinq derniers. Il l’ouvrit. La poudre contenue ne différait pas de la sienne. Il la recueillit, versa la poudre qu’il avait fabriquée et reploya le papier. Puis il mélangea les vingt-cinq paquets comme des cartes que l’on bat, et sur le tas replaça les dix-huit paquets mis à part.
Ainsi donc, entre le dix-huitième jour et le quarante-troisième, s’accomplirait le crime.
À reculons, Marc s’éloigna, les yeux accrochés à la table. Il murmurait :
— Voilà qui est fait : j’ai tué, j’ai tué.
Mais le sens de ces mots ne l’atteignait pas. Il sortit. Et, pour que son père ne se doutât de rien, en hâte, par les collines, il se rendit au village.
Toute la journée persista sa torpeur, situation d’esprit que son habileté, du reste, lui conseillait d’entretenir.
À la nuit, il revint. Ses préparatifs furent rapides. Il réunit ses affaires et boucla sa valise. La suite de son programme lui ordonnant une entrevue avec M. Hélienne, il s’y conforma.
Son père le reçut couché. Il eut l’impression fâcheuse que le vieux était malade déjà et qu’il assistait à son agonie. Toute sa placidité de brute somnolente se dissipa. Son cœur battit enfin à grands coups irréguliers.
Et il prit conscience de ses actes.
Il en resta tout étourdi, comme s’il n’eût pas soupçonné la vérité. Il tuait son père ! Sa révolte fut loyale. Il empêcherait la catastrophe.
La gorge sèche, il dit :
— Tu es souffrant ? tu as des douleurs ? où ?
— Non, fit le père, de la fatigue.
Marc respira. Pourtant si M. Hélienne avait avalé la poudre meurtrière ! Il insinua, avide de le savoir :
— Aussi tu te fourres des drogues. Que contiennent-ils, tous ces petits paquets ?
Le vieux répliqua :
— Rien de grave. D’ailleurs, je n’y ai pas touché aujourd’hui. Mais toi, que me voulais-tu ?
Marc cherchait le moyen de le sauver. Néanmoins les paroles depuis longtemps élaborées fluèrent.
— Je ne puis m’éterniser ici. La première période de ma vie est manquée, je crois que la seconde réussira mieux. Avant de partir, je tenais à te remercier de ton excellent accueil.
Durant que ses lèvres articulaient les syllabes, il songeait :
— Comme tout est admirablement combiné ! Les moindres détails, je les ai prévus. Heureusement que je m’en aperçois à temps.
M. Hélienne demanda :
— Ah ! tu pars ?
— Oui, répondit Marc, et si cela ne te dérangeait pas…
Le vieux l’interrompit en ricanant :
— De l’argent, n’est-ce pas ? Allons, je serai bon prince. Ouvre ce tiroir, il y a un billet de cinq cents francs. Et puis, bonne chance, comme je te souhaitais voilà tantôt dix années.
Le billet entre les mains, Marc s’arrêta devant le lit, et il se répétait :
— On ne tue pas son père, on ne tue pas son père, je ne veux pas.
Il aurait pu reprendre le paquet maudit qu’il n’eût pas hésité. Mais comment le reconnaître ? Quel prétexte donnerait-il au vieux s’il fouillait parmi les médicaments ? À moins qu’il ne les jetât tous au feu, en bloc, sans explications…
La sueur lui perlait aux tempes. Une foule de plans bourdonnaient en sa tête, imprudents, impraticables. Et, peu à peu, la conviction mystérieuse l’assaillit qu’il était le prisonnier de son projet. Il l’avait ourdi si mathématiquement que l’exécution en devenait fatale. Le cycle des événements, mû jadis par sa volonté, se déroulait maintenant en dehors de sa volonté et, quoi qu’il fît, s’achèverait avec la rigueur inflexible d’une loi naturelle.
Il fut sur le point de tomber à genoux et de tout avouer.
À ce moment le vieux prononça, la voix languissante :
— Eh bien, tu ne t’en vas pas. Je dormais déjà.
Il s’en alla. Dehors il trouverait, il fallait qu’il trouvât un obstacle à son crime. Il saisit sa valise, descendit, traversa le jardin.
Mais il n’avait pas franchi la barrière que soudain il se mit à courir désespérément, comme un fou.
Et, dans les ténèbres profondes, pour fuir la tentation de réparer le mal, il courait à en perdre haleine, il courait vers le repos, vers la fortune…