Le Supplément (p. 26-36).

III


En hâte il gagna sa chambre et fit un paquet de ses vêtements. Il ne fallait pas qu’il couchât une nuit de plus sous ce toit. Sur lui soufflait le vent funeste de la tentation, le vent qui tourne les têtes et fait agir à l’encontre des volontés. Toute résistance serait folie. Où irait-il ? Avec quelles armes engager de nouveau le combat de misère ? Questions insignifiantes auprès de la nécessité immédiate de son départ.

Il entendit M. Hélienne monter, puis descendre. Midi sonnait. Ses affaires prêtes, il rejoignit son père. Le vieux murmura, confondu :

— Je te croyais sorti.

Marc affirma :

— Non, j’avais la migraine… Je quitte ma chambre à la minute.

Ils mangèrent. Selon l’habitude, aucun mot ne rompit le silence. Marc n’osait pas lever les yeux, par peur de l’angoisse qui le guettait. Et en effet lorsqu’une force invincible l’y eût déterminé, l’atroce vision reparut. Elle se précisa cette fois, la victime étant plus proche, presque à portée de son bras.

Ce fut du dégoût. Il sentit que jamais, en quelque situation que le hasard le précipitât, sa main ne se résignerait à cet acte. C’était inadmissible. La chose lui sembla même si comique et ses craintes si vaines qu’il eut envie de rire.

Il alluma sa pipe. Un beau soleil d’automne invitait à la marche. Il suivit la rivière.

Des jeux enfantins le divertirent. Qui avançait le plus vite, de l’eau ou de lui ? Une feuille entraînée par le courant lui apprit son avantage. Puis, du revers de sa canne, il abattit des roseaux. L’amusement consistait à les briser d’un seul coup.

Mais un arbre l’arrêta, limite extrême de son domaine. Il se remémora son serment. Passerait-il outre ? S’en irait-il de cette vallée vers Paris, vers le monde ?

Il n’hésita pas. Au delà le péril subsistait toujours, agrandi même. D’irréparables pensées luisaient maintenant dans le chaos de son esprit, et à leur clarté, il marcherait au mal, comme à la lumière des étoiles les navires se dirigent parmi les ténèbres. Il savait que, seule, sa pauvreté le séparait du bonheur, de la science, de la gloire. Et cette pauvreté, la richesse des autres en est le remède. L’occasion sollicite, oblige parfois. Tenté, il succomberait.

Ici, du moins, la tentation pouvait l’envahir, non le contraindre. Ce qui serait, en face d’un étranger, des scrupules aisément dominables, deviendrait en face du père une impossibilité physique. Contre l’assaut de tous ses instincts, contre la coalition de tous les sophismes entassés par lui et de toutes les causes de haine créées par les circonstances défavorables, un motif d’inaction prévaudrait, l’horreur du parricide. De fait, cette horreur le hanta. À table, au jardin, les yeux obstinément fixés sur son père, il évoquait la vision. Le même frisson lui soulevait la peau.

Souvent il admettait la chose comme accomplie, et il cherchait à se représenter son existence alourdie de ce souvenir. Il l’augurait maladive, désemparée, repentante. Indéfiniment, la scène revivrait en cauchemars et en hallucinations, avec ses plus infimes détails de cadre, d’heure, de relents et de bruits. Quel supplice infernal ! durant des années, jusqu’au tombeau, recommencer la lutte, entendre le grand cri de frayeur, sentir les doigts crispés du vieux, son effort, le raidissement de tous ses membres, puis la défaillance progressive ; percevoir les plaintes de l’agonie et les derniers râles, si tristes ! Et toujours le corps détruit s’affaisserait, loque lamentable, pourriture imminente. Et toujours en coulerait du sang, du sang qui dégoutte, qui s’étale en mare, qui s’allonge en serpent.

Il eut des remords. Il eut, d’avance, les remords qui le rongeraient un jour. Des fièvres le brûlèrent. Il prévit la folie, le suicide, en tout cas des tortures intolérables.

La menace du châtiment ne le préoccupait pas moins. Que d’indices le désigneraient aux soupçons ! Aurait-il l’adresse de les déjouer ? La meute de la justice, gendarmes, substituts, juges instructeurs s’acharneraient à sa perte. La cour d’assises ne lui déplaisait pas, sa solennité autorisant la noblesse des attitudes et l’emphase des réponses. Mais l’expiation, la cellule, le réveil, l’échafaud…

Malade, il dut s’aliter une semaine. Il se releva, rassuré. La commotion subie prouvait mieux que tout raisonnement combien l’acte lui répugnait.

Alors de douces rêveries l’envahirent. Supprimant la vilaine période d’attente, il s’accorda l’héritage paternel. Riche, que ferait-il ? Il bâtit des plans. L’un visait l’arrangement et la distribution d’un rez-de-chaussée à Paris ; un autre concernait l’achat d’un cheval ; un autre, l’acquisition d’une maîtresse convenable.

Souhaits futiles ! Il ne s’y attardait pas. La culture de son intelligence le réclamait. Enfin, il serait à même de travailler. À quoi ? Eh, mon Dieu, parmi la somme de ses facultés affranchies, la sélection s’opérerait naturellement. On se spécialise toujours assez tôt. Pour l’instant, il les mit toutes en œuvre.

Poèmes, romans, toiles, statues, il ébauchait tout, avide de satisfaire ses tendances artistiques. L’ambition n’est point méprisable ; remueur de foules, il escalada la tribune ; conducteur de peuples, il s’empara du pouvoir. Et la science, cette bienfaitrice de l’humanité ? Il s’y dévoua. Les inventions foisonnèrent. Il réunit des caravanes à la tête desquelles il s’enfonça témérairement au cœur de pays inexplorés.

Aucune difficulté ne le lassait. Imbu de cette conviction des pauvres que l’argent est infaillible, il se croyait certain de la réussite. Ses désirs s’achèveraient en réalités. Les victoires se multiplieraient et il n’y aurait ni peine, ni envie, ni déception.

La douce existence ! Il l’admit comme certaine. Mais quand cet avenir se transformerait-il en présent ? Il s’employa patiemment à rétablir en cherchant à quelle date probable mourrait le père Hélienne. Il reconstitua jusqu’à la troisième génération les âges de décès de ses aïeux paternels. La moyenne l’en désola. En outre, quelques réflexions sur la santé du vieux, sur sa vigueur, sur ses habitudes frugales, le contraignirent à reconnaître au bonhomme des chances de longévité peu communes.

Dès lors, il calcula que l’événement libérateur coïnciderait avec le déclin de sa vie, et qu’ainsi ses meilleures années s’en iraient en espoirs stériles. Ardemment, il souhaita la mort de son père. Ce vœu ne l’effarouchait point, ne heurtant aucun sentiment sympathique et ne s’attaquant à nul souvenir d’affection mutuelle. Des yeux de l’un, pas une larme ne jaillirait au trépas de l’autre.

Chaque matin, il l’observa. Peut-être une ride nouvelle balafrait ses joues plissées, peut-être l’œuvre du temps marquait cette peau de quelque symptôme menaçant ? Hélas ! le vieux semblait inaltérable. Sa face impassible ne bougeait pas.

Il escompta l’affaiblissement du cerveau. Les moindres phrases de M. Hélienne étaient accueillies par une approbation indulgente. « Oh ! oh ! notait le fils, la petite flamme vacille ». Et il enregistrait les redites, les bévues, les hésitations, les défauts de mémoire.

Cette critique âpre, exercée sur toutes les paroles et sur tous les gestes, aboutissait à des accès de rage. Que faisait cet être ici-bas ? À quoi lui servait de vivre ? Quel avantage retirait-il de sa fortune ? Il n’avait ni la bonté qui conseille aux riches de secourir les disgraciés, ni l’intelligence qui les élève au-dessus d’autrui, ni l’adresse qui leur permet de goûter aux raffinements les plus divers. Il n’était qu’un obstacle entre Marc et son but. Par moments le jeune homme, en hallucination, se l’imaginait sans souffle, sans mouvement, sans voix, sans aucun des attributs vitaux, simplement une barrière, une borne plantée devant lui en travers de l’unique chemin qui menait au bonheur.

— Qu’il disparaisse, proféra-t-il, qu’il disparaisse !

Cri suprême de sa chair en souffrance, de ses nerfs, de son sang, de ses organes ; produit de toutes ses volontés éparses, émanation de sa pensée, désir formidable de toute son âme. Qu’il disparaisse ! Que la borne s’écroule pour que lui puisse enfin poser le pied sur la terre promise ! Qu’il disparaisse, puisque cette mort était la condition de sa vie !

L’attente sage, dont on trompe l’amertume avec des rêves habiles, ne le satisfaisait plus. L’opiniâtreté et la constance donnent à celui qui espère l’illusion de hâter l’accomplissement de son vœu. Il rechercha la compagnie de son père. Il l’escortait en ses promenades. On avançait sans un mot, mais, à chaque pas indéfiniment, les lèvres de Marc articulaient :

— Meurs, meurs, il faut que tu meurs, tu n’as plus qu’à mourir…

Un soir, le vieux s’endormit dans un fauteuil. La demie de huit heures retentit. Marc s’assit en face de lui, l’enveloppa d’un regard et songea :

— Il est huit heures trente-trois. À neuf heures, je veux que tu ne sois plus. Je veux cela, comme je veux être, moi. Je le veux.

Et tandis que le bruit des secondes piquait le silence, Marc voulut. Les veines de ses tempes se gonflaient sous une poussée prodigieuse. Son cœur battait puissamment. Ses ongles coupaient la paume de ses mains. De minute en minute, la tension croissait, jusqu’à la minute dernière où son être s’exaspéra en un effort surhumain. Neuf heures sonnèrent. La poitrine de M. Hélienne continua de s’enfler et de s’abaisser régulièrement. Marc en éprouva une sorte de déception.

Ainsi, peu à peu, comme pour se familiariser avec la possibilité d’une catastrophe où finirait son père, il en arrivait à attendre cette catastrophe de quelque miracle, d’un concours imprévu de circonstances, ou d’un effet pur de sa volonté. Certes, l’idée du crime ne l’obsédait plus. Elle ne revenait que sur son ordre et provoquait la même image terrifiante et la même révolte. Mais plutôt que le crime lui-même, n’était-ce pas l’acte qui lui répugnait ? Qu’un geste insignifiant fait à distance suffise pour tuer, ne savait-il pas qu’il l’eût fait sur-le-champ, et dix fois, et cent fois, comme une chose naturelle ?

Puérilement, car son esprit chavirait en cette tourmente, il regrettait de ne point connaître les formules magiques, les incantations, les exorcismes. Initié, il se fût appliqué au mystère des poupées de cire et des cœurs que l’on transperce. Son ignorance ne lui toléra que des pratiques plus grossières. Le sel renversé porte malheur et aussi les fourchettes en croix, et la présence de trois lumières. Marc accumula ces manœuvres pernicieuses. Et il s’étonnait qu’aucun accident n’en dérivât.

De courtes lucidités lui signalaient parfois sa situation morale, comme des miroirs rapides où l’on consentirait loyalement à voir son vrai visage. Alors il se sentait à la merci du hasard. L’intervalle est mince entre le désir et l’exécution des moyens propres à le réaliser, surtout quand ce désir est aussi impérieux et se fortifie par des manifestations aussi violentes et aussi continues.

Il ne pouvait nier ceci, il voulait la mort de son père. La cherchant à l’aide de maléfices, reculerait-il si quelque combinaison s’offrait de meurtre possible, discret, silencieux, sans danger ni crainte de remords ?

— Semblables stratagèmes n’existent pas, se disait Marc avec assurance.

Cependant, pourquoi rester ? Besoin de bien-être, prétendait-il, soif de repos, mesure prudente contre les tentations du dehors. Non. Il restait ainsi que rôdent les malfaiteurs autour de la victime choisie, la surveillant comme un trésor qui doit leur échoir et qu’ils mettent à l’abri des convoitises étrangères.

Un matin, il trouva un mot de M. Hélienne. Son père lui annonçait une absence de trois jours. Marc fut affolé. Le vieux reviendrait-il ? N’avait-il pas fui, soupçonneux des projets qui s’agitaient en son fils ? Il interrogea Mélanie, la servante : tous les trimestres, M. Hélienne faisait la même absence. Cette réponse l’éclaira. Sans doute son père allait toucher ses fermages.

Vingt minutes après, Marc, impatient de certitude, partait en campagne. À Montivilliers, il trouva une diligence, à Harfleur le chemin de fer, à Barentin une autre diligence d’où il descendait à Villers-Écalles, se rappelant ce nom sur le livre de comptes de son père. Il se renseigna. Trois heures auparavant, M. Hélienne avait quitté le village et se dirigeait vers le Paulu. Marc y parvint à la nuit tombante. Affamé, il mangea dans une auberge. Là, il apprit que le vieux soupait à la ferme de la Vasette, chez Noël Lambert. Son repas fini, le jeune homme se postait au coin de la ferme.

Du temps s’écoula. L’obscurité s’entassait. Puis de la lumière jaillit par une porte ouverte, des pas s’approchèrent, et une voix dit :

— Au revoir, M. Hélienne, trois petits quarts d’heure et vous serez à Duclair.

Une ombre passa. Il la suivit. De loin, sur l’herbe des bords, il marchait avec d’infinies précautions, ses yeux fouillant la nuit où s’enfonçait la silhouette de son père. On fit ainsi près d’un kilomètre. Mais une remarque le frappa, il n’avait encore rencontré personne, et autour d’eux, nulle clarté n’indiquait d’habitation proche.

Cette remarque acheva de le troubler. Maintenant il courait presque, le corps plié en deux, la respiration haletante, et soudain il s’aperçut que sa main se crispait au manche d’un couteau.

Il s’arrêta brusquement comme pris en flagrant délit. Il se vit appréhendé, convaincu. Les preuves s’entassaient. Les témoins l’accablaient. Du matin jusqu’au soir, on reconstituait l’emploi de sa journée. Un tremblement fiévreux le secoua. Surtout il s’épouvantait qu’un acte pût se commettre, un crime se perpétrer, dans l’inconscience absolue de notre être. Une vitesse plus grande lui eût permis de rattraper le vieux avant le réveil subit de son esprit, qu’il l’eût poignardé à son insu.

Depuis son départ de Saint-Martin — il s’en rendit parfaitement compte — une influence obscure le guidait vers un but précis. Il avait marché d’étape en étape comme un somnambule. Par quel mystère s’était-il emparé, sans s’en apercevoir, d’un couteau, avisé sur une table d’auberge, l’avait-il caché sous son vêtement, et empoigné de sa main frémissante ?

Lentement, parmi les ténèbres lourdes, il revint. Un train de nuit le recueillit. Tout le jour il grelotta. Et durant des semaines, son âme, elle aussi, garda ce frisson de froid.

Ce fut la période la plus aiguë de sa crise. Des souffles de folie l’effleurèrent. Il se sentait tout petit devant les impitoyables fatalités, impuissant à dominer la horde des instincts qui chevauchaient en lui. Calme à telle heure, il deviendrait peut-être, l’heure suivante, parricide. Ses hallucinations le reprirent. Des cauchemars lui exposaient d’atroces aventures où son père se traînait à ses genoux, couvert de sang.

À peine songea-t-il à fuir. Il était trop tard. La lutte commencée s’achèverait ici même, que ce fût triomphe ou défaite. Mais, se donnant l’excuse mensongère de sa faiblesse, il jugea prudent d’envisager l’hypothèse du crime et, par conséquent, de le préparer de façon adroite. S’il devait tuer, qu’il tuât du moins sans inconvénient.

Aussi s’autorisa-t-il des méditations coupables. Il cherchait. Des plans obtinrent son suffrage, comme celui-ci : la tentation qu’il avait subie dans la vallée de Barentin, quelque mauvais gars au courant des habitudes du vieux pouvait y succomber. Qui l’empêchait, lui, de susciter ce mauvais gars et d’armer sa main ?

Il fréquenta les cabarets et but avec les paysans. Mais auquel s’adresser ? Il étudia les physionomies, la forme des crânes et des pouces, enfin tout ce qui dénote chez l’individu des propensions au mal. Aucun ne réunit les conditions exigées. Puis le manque d’argent et les soucis d’une complicité l’arrêtèrent.

D’autres stratagèmes furent tour à tour élus et abandonnés. Il ne se rebutait point. Une exaltation morbide le soutenait. Au cours d’insomnies, les projets s’enchevêtraient, impraticables et compromettants. Époque sombre dont le souvenir resta toujours douloureux en sa mémoire.

Elle se termina d’un coup. Une fois encore, son père, le croyant sorti, négligea de fermer la porte de sa chambre. Marc s’y faufila pour feuilleter à nouveau le précieux livre de comptes. Mais sur la commode, ses yeux remarquèrent le tas des petits paquets pharmaceutiques que M. Hélienne s’administrait quotidiennement.

Et une quiétude immédiate l’envahit. Il savait comment supprimer le vieux, discrètement, silencieusement, sans danger, ni crainte de remords.