Le Supplément (p. 1-12).

PREMIÈRE PARTIE

I


Au bruit des pas et dès les premiers mots échangés dans la pièce voisine, Marc Hélienne s’aperçut que toute retraite lui était coupée. Sauf la porte de communication, nulle issue ne l’autorisait à sortir.

Un geste de colère l’apaisa. D’ailleurs la moindre imprudence l’eût trahi, ce à quoi il ne voulait point se risquer. Il resterait donc immobile jusqu’à ce que cessât l’odieux emprisonnement auquel sa maîtresse le condamnait.

Aussitôt il lui sembla que quelque chose s’arrêtait brusquement en lui et autour de lui. Bien des fois, depuis le jour où dix ans auparavant il refusait de suivre son père en Normandie, Marc Hélienne avait deviné que sa vie s’en allait d’un mouvement égal vers un horizon indistinct. Il se refusait à toute velléité d’examen et fermait les yeux devant les paysages nouveaux. Mais il éprouvait, précise et douloureuse, la sensation d’une descente continue.

Et soudain cette chute s’interrompait.

Le cours des faits et des actes aboutissait là, entre les quatre murs de sa prison. Il se retrouvait lié de tous les membres, incapable de bouger. De tels cas émeuvent le cerveau, et l’on réfléchit malgré soi. Il s’y disposait quand une vive souffrance lui brûla l’estomac. Il avait faim. Cela le fit rire. Il se dit :

— Je ne manque ni d’intelligence, ni d’instruction, ni d’adresse. Mais depuis trente heures, je manque de pain. C’est assez comique.

Comment les événements l’avaient-ils amené à cette extrémité, il ne le savait pas trop ; encore moins comment il avait pu consentir à ce que Juliette s’en allât à la recherche d’un homme, et comment elle osait s’enfermer avec cet homme dans la chambre contiguë :

— J’ai faim, et ma maîtresse se prostitue pour que je n’aie plus faim ; voilà le résultat de dix années.

Dix années de lutte ! Il ne se souciait point d’en évoquer les détails, mais elles lui apparaissaient comme une époque de combats farouches et de tentatives opiniâtres. Il gardait cette courbature qu’inflige un fardeau trop pesant. C’eût été bon de se redresser et d’aspirer librement de l’air pur.

Combien différait son entrée en campagne, lorsqu’il s’installait à Paris dans une mansarde, seul logis propre à ceux qui ont résolu de conquérir la capitale ! Tout lui souriait. Il possédait quelques centaines de francs, de nobles rêves et une ambition convenable. Durant dix mois, la tête hors de sa lucarne, il ruminait des plans. Sous ses yeux s’étendait la grande ville, ce qu’il appelait son champ de bataille, en réalité une douzaine de toits et un horizon de cheminées. Il les contemplait orgueilleusement, comme des choses à lui. La victoire était certaine. Mais par quels moyens la gagner ?

Il oscillait alors entre diverses vocations. Serait-il écrivain ? métier sublime ! l’écrivain triture l’esprit d’autrui, sème les idées fécondes et plaît aux femmes. Orateur ? quelle force ! entraîner les masses vers un but qu’elles ignorent, et que soi-même on ne connaît point. Avocat ? Pourquoi non ? l’exercice est plaisant de défendre le coupable et d’accuser l’innocent.

Il subit l’affre de l’hésitation.

Le sort l’en délivra. Ses derniers sous dépensés, Hélienne s’avisa que le devoir le plus impérieux de l’homme consiste à se nourrir, et ce devoir dont l’accomplissement est quotidien lui enjoignit d’ajourner ses prétentions et d’accepter les moindres besognes. Il les accepta.

Les rudes épreuves commençaient. Elles furent brutales et le débarrassèrent, comme de vêtements importuns, de toute délicatesse et de toute dignité. Au bout de quatre ans il était à nu, sans plus de ces petites honnêtetés qui amortissent le premier choc des tentations. Il lui restait, suprême soutien, l’ambition respectable de manger à son appétit.

Il s’accrocha donc à tous les métiers, moins avec l’espoir d’y réussir et de se cantonner dans une spécialité qu’avec l’acharnement d’un ventre vide. Son cerveau fut chargé de subvenir aux exigences de son estomac.

Tout ce passé, en somme, lui représentait une infinie succession de repas douteux. Chaque matin, le problème revenait aussi angoissant. Et il arriva parfois que Marc ne put le résoudre.

— Est-ce bête, murmura-t-il, éprouvant un tiraillement douloureux, est-ce bête d’avoir faim !

Il ne comprenait pas que cela eût été ni que cela fût encore. La chose lui semblait incroyable et un peu absurde même. À ses yeux, le mal de la faim était l’apanage exclusif des indigents, des pauvres bougres qui grelottent sous leurs haillons et demandent l’aumône. Mais qu’un monsieur, pourvu de diplômes et paré d’une redingote, en fût réduit à cette extrémité, le fait était anormal, à la fois monstrueux et comique, en tout cas fort injuste.

Des années se prolongea cette chasse au morceau de pain. Il s’y livrait en brute, sans révolte pourtant, soutenu par la certitude secrète qu’il échapperait un jour à la misère. Un événement surgirait, libérateur, un miracle au besoin. Le présent n’était qu’un cauchemar.

La vision fugitive de ce bonheur l’apaisait. Il ne souhaitait que de se conserver en vue d’une époque plus clémente. Mais il ne voulait point réfléchir. La méditation est aux infortunés une conseillère funeste. N’avait-il pas remarqué que toutes ses songeries s’enchaînaient en raisonnements malsains, pour aboutir presque toujours à la même conclusion, l’idée du vol ?

Donc il ne fallait pas songer, et par peur d’un isolement qui l’y eût contraint, il se munissait de la première femme venue. Il eut des maîtresses à la semaine et au mois. Elles l’abandonnaient. Il en ramassait d’autres. Leur niveau baissa, ses dégoûts aussi. Un jour une fille de rue, Juliette, s’amourachait de lui. Il vécut chez elle. Aujourd’hui, elle se prostituait.

Ainsi qu’un somnambule qui se réveillerait hors de son logis, Hélienne s’étonna de se trouver en une telle situation. De menues faiblesses l’y avaient insensiblement amené, et les transitions d’un acte à l’autre étaient si imperceptibles qu’il n’avait pas remarqué l’infamie croissante de ces actes. Le premier provoquait le second, qui lui-même en nécessitait un troisième. Le dernier valait-il qu’on s’émût davantage ?

Par ce motif que nos sens s’affectent souvent à notre insu, on reste auprès d’une lampe qui file ou d’une charogne décomposée, sans qu’il en résulte d’autre sensation qu’un malaise indéfinissable. Et ce n’est que tout à coup, en voyant la fumée ou la bête morte, que nous sentons la vilaine odeur. De même Marc, sans que sa conscience en fût nettement avertie, avait vécu de façon malpropre. Maintenant qu’il s’en rendait compte, il en souffrait.

C’était un écœurement. L’aspect subit de sa vie, en dehors de tout jugement et de toute théorie banale, lui donnait des nausées. Cette impression devint si pénible qu’il articula :

— Il faut que ça finisse, il le faut.

Et il fallait aussi qu’il sortît de cette chambre. Son impétueux désir de changer d’existence se confondait avec le besoin immédiat de rompre son stupide emprisonnement. Sa lâcheté l’avait déposé là en une sorte de fosse où il était privé d’air et de lumière, entouré de choses sales, réduit au froid et à la faim. S’en évader, ne serait-ce pas reprendre sa place au soleil, manger selon son appétit, se vêtir selon la saison, respirer selon le vœu de ses poumons ?

Il ne le pouvait pas. Les mêmes obstacles s’opposaient à ce qu’il se délivrât de sa vie abominable et à ce qu’il franchît le seuil de cette pièce. Son passé de hontes lui barrait le chemin du bonheur, comme l’homme, à côté, lui interdisait la fuite. Et peu à peu, en son égarement, ces deux obstacles n’en formaient plus qu’un, tangible et vivant, la présence de cet individu, geôlier farouche, qu’il avait mérité par ses fautes et qui montait la garde devant sa cellule de condamné.

Une fièvre violente l’envahit, ses tempes vibraient sous un afflux de sang. Vaguement il entendait du bruit, un échange de paroles, des pas qui s’éloignaient. Il perdit connaissance.

Les soins de Juliette le tirèrent de cet évanouissement. Mais son cerveau restait engourdi, et des quelques actes qu’il accomplit, il ne conserva qu’un souvenir obscur. Comme en rêve, il insulta Juliette et, s’exaspérant au son de ses propres paroles, la battit et la poussa dans la chambre. Puis, longtemps, les poings serrés, la bouche pleine de salive, il contemplait le morceau de pain et la viande froide que sa maîtresse avait apportés. Et soudain, il se jetait sur les aliments et les avalait en hâte avec la voracité éperdue d’un chien qui vide une écuelle. Alors ses paupières se fermaient. Il s’assoupit une heure ou deux.

Au réveil il était dispos et lucide. Des brins de tabac traînaient dans un tiroir. Il en bourra sa pipe. La maison, la rue dormaient. Il se renversa sur une chaise, en appuyant le dossier au mur, et il regarda la lueur de la bougie.

Une allégresse de convalescent lui détirait les bras, allongeait ses jambes, gonflait sa poitrine. En ses veines, le sang, réchauffé, circulait aisément. Son corps tressaillait d’énergie.

De temps à autre, il est nécessaire de se pardonner ses erreurs. Marc ne manqua point à cet exercice. Il s’examina avec toute l’indulgence possible.

— Après tout, je n’ai que subi la fatalité d’une malchance ininterrompue. Puis-je me reprocher une faute volontaire, un seul acte que n’aient exigé de rigoureuses circonstances.

Il secoua les épaules et ainsi il fit tomber de sa conscience toutes les poussières qui la flétrissaient. Il se sentit suffisamment pur, l’âme bien blanche. C’était toute une partie de sa conduite dont il n’avait plus à se soucier. Il en pourrait regretter d’autres conséquences qu’il ne discernait pas encore. Mais au point de vue moral, la question n’existait pas. Il avait été l’esclave de forces supérieures. Le premier devoir est de vivre.

Cette absolution généreuse le soulagea. Il l’étendit à cette pauvre Juliette, victime mal récompensée de son affection pour lui. Elle devait le taxer d’ingratitude. Que n’allait-il la rejoindre et lui dire merci ? Vraiment l’ennui de se déranger fut l’unique cause qui le retint. Une telle bonté s’épanouissait en lui ! Il ne se souvenait même plus de ses amertumes et de ses désillusions. Sans doute la destinée ne le gâtait pas. Mais qui sait si elle ne lui accorderait point un jour le bénéfice de la tranquillité, de la richesse et du bonheur !

Sa pipe s’éteignit, ce qui l’éveilla de ses rêves. Il s’aperçut alors, stupéfait, de leur nature et de leur contraste avec ses sombres pensées habituelles ! Comment s’égarer en ce ridicule optimisme ?

Il réfléchit. Ainsi que son corps, son cerveau s’était régénéré. Parfois on voit avec plus d’acuité, on juge avec une lucidité exceptionnelle. Les ténèbres se dissipent. Les choses prennent leur apparence et les faits leur signification véritables. Hélienne devina l’importance de l’heure. Il pouvait se connaître, savoir exactement ce qu’il valait, ce qu’il espérait, les ressources dont il disposait, celles qui lui faisaient défaut. Le cours de sa vie que barrait un obstacle inattendu, allait inévitablement s’écouler d’un côté ou de l’autre, à droite ou à gauche, selon l’issue la plus propice. Par où et vers quoi ? Il tenta de s’en rendre compte, puisque ses yeux, à l’heure présente, acquéraient tant de puissance.

Il le tenta méthodiquement. Et ses idées naquirent d’elles-mêmes, sans l’effort des enfantements ordinaires. Elles s’offraient toutes faites, en petites phrases courtes, affirmatives, irréductibles, presque sous forme d’axiomes qu’il s’oubliait à prononcer tout haut.

Une glace pendait au mur. Il se leva et s’examina longuement. Son visage lui plut. Il y nota le charme d’un sourire très doux et la souplesse de ses cheveux blonds. Il fallait cela pour atténuer la froideur des yeux bleus et la géométrie carrée du menton, du front et des joues. Il se promit d’user de ce sourire et de soigner l’ondulation de sa chevelure.

— Physiquement, je n’ai rien contre moi. À première vue, je n’inspire ni crainte ni défiance. Et, si je le veux, je puis provoquer la sympathie. Quoique mince et de taille moyenne, j’ai de bons muscles. La santé est excellente. Autant d’atouts dans mon jeu.

Il s’accorda ensuite maints avantages intellectuels. Depuis dix ans, sa pauvreté lui avait interdit d’accomplir ce à quoi le destinaient de sérieuses études préliminaires, la variété de ses goûts, l’aisance de sa compréhension. Mais ces dons demeuraient intacts, comme un trésor sous des couches de terre. Il se sentait aussi vaillant qu’au sortir du collège, soutenu par des espérances aussi vastes et une volonté aussi obstinée. De fait son cerveau était sain, de sève forte, apte aux spéculations abstraites comme aux œuvres imaginatives. Et ses tendances étaient égales vers des buts nombreux, toutes justifiées par des facultés indéniables.

— Un peu de bien-être, se dit-il, et je m’affirmerai selon mon mérite.

Il eut hâte que se produisît cette manifestation. Et par là, il avisa ce qu’il y avait de triste dans son passé. Ce passé c’était dix années perdues, les plus belles et les plus profitables. L’époque s’achevait de sa jeunesse et de son efflorescence, l’époque où l’homme se forme, où son esprit se multiplie, où il observe, s’assimile les pages des grands hommes, compare les systèmes, se détermine en faveur de l’un d’eux, établit sa conduite future sur les croyances, les règles et les principes que son jugement a décrétés préférables aux autres.

Comment, lui, avait-il utilisé les énergies peu communes de son cerveau ? Par rapport au gamin de dix-huit ans, l’homme de vingt-huit montrait-il quelque supériorité ? Les dons intérieurs subsistaient : n’auraient-ils pas dû se décupler en ce long espace de temps ?

— Quand je serai riche, le mal se réparera.

Quand il serait riche ! Il s’étonna du retour constant de cette phrase. Que de fois elle l’avait hanté, aux plus mauvais moments de sa détresse ! N’était-ce point-là le miracle qu’il escomptait ? et sa résignation ne reposait-elle pas sur cette possibilité de fortune, sur cette certitude de salut prochain ? Un jour, il serait riche, et ses facultés s’épanouiraient et il choisirait entre les routes ouvertes devant lui, et sa personnalité se dégagerait enfin, complète et libre.

Mais ce miracle, qui l’accomplirait ? Il reconnut que bien souvent, à son insu, il avait examiné cette question, si souvent qu’elle devait être déjà résolue en quelque coin mystérieux de son esprit. Il eut peur de la logique impitoyable des raisonnements qu’il attachait malgré lui les uns aux autres. Et cependant il se disait, courbé une fois de plus sous la dénomination d’une pensée :

— En dehors de la douleur physique, blessure ou lésion, la souffrance est l’inassouvissement d’un besoin. Ainsi je souffrais de la faim, du froid, de la saleté, de la fatigue, enfin d’un nombre indéterminé de besoins inassouvis. Or l’un de ces besoins, un seul, la faim, est satisfait, et, instantanément, j’éprouve une transformation, une joie. Qu’arriverait-il si tous ces instincts, ou la plupart étaient assouvis ? Ne serait-ce pas le bonheur, ou une somme de bonheur relative au nombre et à l’importance des désirs réalisés ! De même, affamé, j’étais brutal, haineux, jusqu’à frapper Juliette. Repu, j’ai un élan de mansuétude et de bienveillance, au point que j’excuse ma maîtresse de son acte. Ce changement, quelques bouchées de pain l’ont produit. En ce cas, si je ne manquais de rien, n’atteindrais-je pas à la parfaite bonté, à la miséricorde infinie ? N’est-ce pas dans l’assouvissement intégral de tous mes instincts que je trouverai l’équilibre indispensable au développement de mon intelligence ? Et il murmura :

— Quant au moyen, il sera d’autant plus périlleux et ingrat que le but sera plus hardi. En vendant une femme, j’ai obtenu des aliments. Si je veux conquérir la fortune, c’est-à-dire la facilité d’apaiser tous mes instincts, que faudra-t-il ?

Tout frissonnant, il évita de se répondre, mais au-dessus de lui, autour de lui, de tous côtés, se multipliaient les miroirs fidèles qui reflétaient l’absolue nudité de son âme. Et il fut bouleversé. Car il vit ceci, qu’il ne soupçonnait pas : rien ne l’empêcherait de parvenir à son but. Et ce but était l’argent. L’argent seul lui assurerait le bonheur. De l’argent il attendait la paix, la gloire, le talent, la sagesse. Il avait tellement pâti d’en être privé qu’il lui attribuait toutes les vertus et toutes les grâces.

Et il vit aussi que nulle considération intime ne l’arrêterait. Les mauvaises épreuves lui avaient enlevé l’armure des scrupules. La ligne qui sépare les choses permises et les choses interdites ne subsistait plus dans le chaos de sa pensée. Moralement, il ne reculait devant aucun acte, non point tant par théorie que par aveuglement progressif.

Et il vit aussi que sa décision était prise depuis fort longtemps, avant même qu’il se sût en quête d’affranchissement. Il ne la connaissait pas encore, mais il la devinait irrévocable, liée par des rapports obscurs aux envies sournoises où il s’oubliait quelquefois, aux procédés de vol qu’il s’ingéniait à élaborer.

Jamais peut-être il n’eût constaté de telles bizarreries, et il aurait continué de suivre sans révolte la route âpre et vilaine de son existence, s’il n’eût été cloîtré dans cette chambre, acculé dans l’impasse d’une situation ignominieuse. De là, il fallait sortir à tout prix. Il en sortirait.

L’idée tournoyait autour de lui, rétrécissant le cercle de ses évolutions. Marc devenait anxieux, il la sentait toute proche, menaçante, comme sur sa nuque le fuyard sent le souffle de la bête sauvage. Il eût voulu la repousser. Il ne le pouvait. Son effroi venait surtout de ce qu’il ne la discernait pas. Qui était-elle ? Où le conduirait-elle ?

Il s’attendait à un assaut brusque, sous la violence duquel il trébucherait. Il n’en fut pas ainsi. Elle l’effleura seulement, lui laissant une grande épouvante. C’était l’idée du crime.