XI


Deux chemins mènent à la vieillesse. Les uns y arrivent par transitions insensibles après une longue série de jours heureux ; d’autres, entraînés par un irrésistible tourbillon, franchissent d’un bond les limites de chaque âge. Leur jeunesse en quelques heures se flétrit. Non moins brusque, non moins soudaine est la métamorphose qui d’abord change en vieillesse leur maturité, puis de la vieillesse elle-même les précipite, éperdus, dans cet océan vaste et calme, où rien sur le rivage ne signale aux regards la marche du temps.

Tel semblait devoir être le lot d’Ellenor. En une seule nuit, quinze ans auparavant, sa jeunesse avait sombré : maintenant elle avait l’esprit demeuré, la réserve silencieuse d’une femme hors d’âge. Seule la douceur de son organe et de son sourire la signalaient à l’affection des jeunes gens et à celle des vieillards qui, généralement, après l’avoir trouvée un peu « terne, » se laissaient gagner par le charme dont elle était douée, la sympathie cordiale qui la mettait de moitié dans leurs joies et dans leurs chagrins. À partir du mariage de M. Corbet, elle prit, pour ainsi dire, possession d’un calme qu’elle ne connaissait plus depuis bien des années ; elle cessa de se compter, sevrée désormais de toute personnalité, de tout égoïsme, et sa vie, encore épurée, prit comme un parfum de sainteté, de béatifique abnégation. Le vieux chanoine Holdsworth — qui, par parenthèse, était légèrement suspect de philosophie sceptique, — se raillant de l’assiduité d’Ellenor à ses devoirs religieux, de son zèle pour l’enseignement des pauvres et toutes sortes de bonnes œuvres, l’appelait volontiers : ma Révérende… Sarcasme clérical qui contrariait miss Monro, mais qui amenait un tranquille sourire sur les lèvres de sa compagne. Parfois leur dissentiment portait sur d’autres objets. Miss Monro ne s’accommodait pas de la mise sévère à laquelle miss Wilkins semblait s’être condamnée : « On peut être parfait, lui disait-elle et porter autre chose que du noir et du gris. Cela vous vieillit, et je me tue à persuader les gens que vous n’avez pas plus de trente-quatre ans. Encore ne veulent-ils pas toujours me croire… » Mais Ellenor souriait de plus belle.

Le chanoine en question vint à mourir, et l’Enclos, derechef, se perdit en calculs et en conjectures sur le successeur qu’on allait donner au défunt. On apprit bientôt que le choix des autorités compétentes était tombé sur un ecclésiastique de mérite, un laborieux ouvrier de la vigne du Seigneur, appartenant à un district éloigné du diocèse. « Il se nomme Livingstone, » ajoutaient les mieux instruits.

Ce nom ne manqua pas de réveiller chez miss Monro le souvenir de la visite qu’elle avait reçue jadis pour le compte d’Ellenor malade et presque mourante. Ellenor elle-même avait toujours ignoré cette démarche, mais elle voulait encore espérer que le nouveau chanoine, malgré la ressemblance du nom, n’avait rien de commun avec le jeune ecclésiastique dont la demande en mariage était venue si mal à propos compliquer les anxiétés d’une nuit fatale. Tout ce qui la lui rappelait, même indirectement, était pour elle un vrai supplice. Inutile de dire que miss Monro, étrangère à cet ordre d’idées, bâtissait déjà dans le domaine des hypothèses, un roman au profit de son ancienne élève. Si l’on devait admettre que l’ancien soupirant et le nouveau chanoine fussent réellement une seule et même personne, n’était-il pas à souhaiter, — et à présumer par conséquent, — que ce digne homme, resté fidèle au souvenir de sa première flamme, solliciterait la récompense d’une constance si rare et si méritoire ? S’obstinerait-on toujours à la lui refuser ?… Bientôt les doutes furent levés. M. Livingstone était bien le prétendant jadis éconduit ; mais il arrivait, libre en apparence de tout amoureux souvenir, et si bien absorbé par les devoirs de son état qu’il ne reconnut même pas, tout d’abord, cette beauté dont il avait subi l’empire, ces attraits vainqueurs par lesquels, en une seule soirée, nous l’avons vu fasciné. Ellenor, secrètement charmée de cet oubli, ne demandait qu’à le voir se perpétuer. Un jour cependant qu’il inspectait la maison d’école, le nouveau chanoine, placé en face d’Ellenor, la vit sourire aux efforts d’une intelligente petite fille, et ce sourire, d’une merveilleuse douceur, fut pour lui comme un éclair dans la nuit du passé. Il sortit presque aussitôt, sans doute pour aller aux renseignements, et dès le lendemain sa visite fut annoncée aux deux recluses. Ellenor, qui travaillait dans sa chambre, eut à vaincre une certaine répugnance pour descendre au salon. La bienvenue de miss Monro fut, au contraire, des plus chaleureuses. Elle avait mis ses lunettes pour ne rien perdre de ce qui allait se passer. Sur le visage d’Ellenor se manifesta un surcroît de pâleur ; ses sourcils étaient un peu plus rapprochés, ses lèvres un peu plus serrées qu’à l’ordinaire. Quant au chanoine, on pouvait tout au plus, quand il s’avança pour offrir la main à Ellenor, remarquer sur son placide visage une imperceptible rougeur. Ce fut tout, ce n’était pas grand’chose, et néanmoins, sur ces frêles assises, miss Monro entassa de plus belle toutes sortes de châteaux féeriques ; mais il fallut en rabattre, non sans quelque rancune contre les deux personnages du roman qui s’en allait en fumée. Ellenor surtout lui semblait digne de blâme pour ce Calme inaltérable qu’on pouvait si aisément confondre avec une froideur repoussante. Encore si elle eût permis à miss Monro d’inviter M. Livingstone à leurs petits « thés de famille, » mais elle n’y voulait entendre sous aucun prétexte. Le chanoine revenait pourtant, et rarement passait moins d’une heure chez ses deux ouailles. Avec la subtilité naturelle à son sexe, miss Monro remarqua qu’il consultait parfois sa montre à la dérobée, preuve certaine qu’il ne s’en allait pas spontanément, mais par respect pour les convenances et lorsqu’il s’y jugeait absolument contraint. Autre symptôme : quand Ellenor se trouvait par hasard absente, le visiteur avait l’oreille au guet, et cherchait évidemment à se rendre compte du moindre bruit extérieur. Cependant, il évitait avec soin toute espèce d’allusion à leurs souvenirs de Hamley et, suivant l’ex-gouvernante, c’était là un mauvais symptôme.

Sur ces entrefaites, et lorsque durait déjà depuis plusieurs mois la situation que nous venons d’esquisser, la mort subite de M. Ness fut annoncée à Ellenor, par un ecclésiastique de Hamley, M. Brown, que le défunt avait chargé de veiller, le cas échéant, à l’exécution de ses dernières volontés. Il avertissait Ellenor que, sauf le payement de quelques legs, elle était désignée par le défunt comme usufruitière de la petite propriété qu’il laissait après lui. Ceci l’obligeait à se rendre sans délai au parsonage de Hamley, pour y prendre quelques dispositions relatives au mobilier, aux livres, etc., etc.

Vivement touchée de ce trépas inattendu et du témoignage d’affection que son vieil ami lui laissait, Ellenor hésitait cependant à se mettre en route. Revoir Hamley, après seize ou dix-sept ans d’absence, ne lui semblait pas une perspective autrement attrayante. Encore faudrait-il y aller seule, car miss Monro ne pouvait guère, sans congé, cesser les leçons quotidiennes qu’elle donnait à la fille de mistress Forster, une des riches notabilités de la ville. Le chanoine Livingstone, ami très-intime de cette dame, arriva fort à propos pour faciliter le départ de l’institutrice. Après l’avoir impatientée par le calme avec lequel il envisageait le prochain départ d’Ellenor, il sortit, sans rien dire de ce qu’il allait tenter, mais une heure plus tard, miss Monro recevait la permission désirée. — Cette attention délicate était-elle une simple obligeance, ou fallait-il y voir la marque d’un sentiment plus vif ? — Miss Monro se creusa longtemps la tête pour résoudre cette question, et nous devons ajouter qu’elle n’y avait pas encore réussi lorsque nos voyageuses, descendues dans le meilleur hôtel d’Hamley, y trouvèrent le vieux Dixon qui les attendait au débarquer. Le brave homme avait subi de rudes atteintes ; lui, si robuste, si vigoureux autrefois, eut grand’peine à voiturer, dans la brouette qu’il avait amenée exprès, les bagages des deux voyageuses jusqu’à la cure, où les domestiques du défunt avaient tout préparé pour les recevoir.

M. Brown vint, dès le lendemain, indiquer à la légataire de Ness les mesures que nécessitait sa mise en possession. Elles étaient fort simples en elles-mêmes, mais Ellenor s’en fit un prétexte pour ne point sortir, si ce n’est aux heures de l’office. La plupart de ses meilleurs amis ou bien étaient morts, ou bien avaient quitté la ville ; deux ou trois restaient, auxquels miss Wilkins ouvrit volontiers sa porte. Un ou deux autres étaient tellement âgés ou tellement infirmes qu’elle se promit de les aller voir avant de quitter Hamley. En attendant, les visites se multipliaient, bien qu’on se dispensât, autant que possible, de les recevoir. Chaque soir, lorsque Dixon avait fini son travail chez M. Osbaldistone, il s’en venait au parsonage, sous prétexte de courses à faire, de livres à transporter, mais en réalité de par ce lien secret qui s’était formé entre Ellenor et lui, — lien dont ni l’un ni l’autre ne méconnaissaient la force, bien qu’ils évitassent avec soin toute parole qui aurait trop nettement impliqué, à leurs propres yeux, cette complicité inavouée.

Un soir, ils étaient ensemble dans la bibliothèque de la cure, — vieille pièce basse dont les fenêtres donnaient sur le jardin, — elle occupée à dresser un catalogue, tandis que son vieux serviteur lui passait tour à tour les volumes massifs ; leurs regards s’égaraient de temps à autre, franchissant les haies de chèvrefeuille qui, fraîchement arrosées par une pluie de mai, leur envoyaient des senteurs plus pénétrantes. Du parsonage, situé sur une hauteur, on voyait les prairies, étagées en pente douce, descendre graduellement jusqu’à la rivière, et dans une de ces prairies, des ouvriers terrassiers, munis de leurs instruments, étaient à l’œuvre sous le contrôle d’un homme dont la tenue indiquait autre chose qu’un simple piqueur de travaux. Ellenor, suspendant un moment sa besogne, voulut savoir ce qu’ils faisaient là.

« Ils posent les jalons du chemin de fer, lui répondit aussitôt Dixon avec une espèce de mécontentement… Nos gens de Hamley ne peuvent plus s’en tenir aux diligences d’autrefois.

— Mais, mon bon Dixon, reprit Ellenor, dont la curiosité satisfaite fit place à une autre préoccupation, si les gens de Hamley vous contrarient ou vous déplaisent, pourquoi ne viendriez-vous pas à Chester ?… Nous serions, miss Monro et moi, très-enchantées de vous y avoir.

— Merci, miss !… Je demeure, croyez-le bien, très-reconnaissant de cette bonté… mais je suis trop vieux pour déménager, répondit-il en hochant la tête.

— Ce ne serait pas déménager que de venir auprès de moi, » reprit Ellenor avec une certaine insistance.

Alors, et ne trouvant plus de prétextes valables, le vieillard lui révéla toute sa pensée. Il lui semblait que, venant à quitter Hamley et désertant ainsi l’espèce de dépôt à la garde duquel il se regardait comme préposé, il encourrait la responsabilité de quelque sinistre découverte. Cette idée gâtait son repos et empoisonnait jusqu’au plaisir de ses visites à Chester.

« Je n’y conçois vraiment rien, ma bonne missy ; car si ce n’était à cause de vous… de vous et de lui, s’entend… j’aimerais à ce que toute cette affaire fût éclaircie avant mon départ de ce bas monde… Pas moins vrai que pendant mes retours de rhumatisme, quand je rêve tout éveillé sur mon lit, il me semble toujours entendre creuser la terre ou abattre un arbre… Et je me lève alors malgré moi, je cours à la fenêtre de mon galetas. De là j’ai l’œil sur les écuries, au besoin, même, sur le bosquet. M. Osbaldistone a voulu me donner une chambre plus commode et moins froide… Plus souvent qu’il me fera quitter mon observatoire !… Il y a pourvut des nuits où j’ai cinq ou six alertes comme cela. »

Ellenor ne put s’empêcher de frissonner, Dixon s’en aperçut et, malgré le soulagement qu’il trouvait à la mettre dans le secret de ses chimériques superstitions, il s’abstint de revenir sur ce sujet. « Non, reprit-il, je n’irai point à Chester. Il me suffira de savoir que j’ai là de bons amis, tout prêts à me tendre la main dans les moments difficiles,… et une bonne missy pour me suivre, quand je ne serai plus, jusque ma dernière demeure. Ah ! chère enfant, que cette pensée ne vous effraye pas !… Il me tarde, je vous assure, de dormir en paix. »

Puis il s’en alla, murmurant à part lui une sorte de monologue : « Ils disent que le sang finit toujours par percer la terre qui le recouvre ; vraiment, si ce n’était pour elle, je voudrais en avoir le cœur net avant de mourir. »

Ellenor n’entendit pas cette dernière phrase. On venait de lui remettre une lettre de M. Brown, et dans cette lettre une autre était incluse, signée d’un nom qui attira immédiatement ses regards ; c’était celui de Ralph Corbet. Ayant appris la mort de M. Ness, et sans aucun renseignement sur les dispositions suprêmes de ce vieil ami, le célèbre avocat s’adressait à l’exécuteur testamentaire pour lui exprimer le désir d’acquérir, à quelque prix que les enchères le fissent monter, un certain Virgile in-folio, rarissime, avec des notes en italien. Sans être le moins du monde versée dans la littérature latine, Ellenor connaissait parfaitement ce volume, relié en parchemin, et qu’elle avait feuilleté à maintes reprises. Elle se hâta de l’aller prendre sur le rayon où il reposait, l’enveloppa elle-même de ses mains tremblantes, songeant à la main qui déferait ces nœuds formés par elle ; puis elle écrivit à M. Brown de transmettre le volume à M. Corbet, comme un souvenir de l’amitié que le défunt lui avait toujours conservée, — et cela sans faire aucune mention de la légataire à qui le Virgile appartenait.

Cette affaire réglée, elle reprit la lettre de M. Corbet et y tint ses yeux fixés jusqu’à ce que les caractères se détachassent en rouge sur le fond bleuâtre du vélin. Son passé repassait devant elle, et ses impressions de jeune fille lui étaient rendues. Ensuite, se réveillant tout à coup, au lieu de détruire le précieux autographe, — la correspondance amoureuse de M. Corbet lui avait été renvoyée bien des années auparavant, — elle le déposa tout au fond d’une vieille écritoire, parmi les feuilles de rose séchées qui embaumaient la lettre trouvée sous l’oreiller de son père défunt, la boucle de cheveux blonds détachée du front de sa petite sœur, et l’ouvrage inachevé de leur mère. — Cette addition à son petit trésor semblait l’avoir enrichie.

Deux jours après, se préparant à quitter Hamley, elle se décida, non sans peine, à rendre la visite que lui avaient faite les locataires de Ford-Bank. Il ne lui fut pas trop difficile de faire comprendre à mistress Osbaldistone que de tristes souvenirs lui rendraient trop pénible de revoir l’intérieur de cette maison si longtemps habitée par elle et son père ; puis ce fut sous la conduite de M. Osbaldistone qu’elle parcourut les jardins et le reste du domaine. « Vous voyez, lui fit remarquer son hôte, combien nous avons scrupuleusement exécuté la clause par laquelle les moindres changements nous étaient interdits. La végétation de ces grands arbres nous encombre et nous envahit, sans que nous nous soyons permis de toucher à aucun d’eux… Je conviens que ceci nous a paru quelquefois un peu rigoureux ; mais, en définitive, la récompense est venue. L’épais rideau de verdure tendu entre nous et le chemin de fer qui va s’ouvrir, diminue beaucoup les inconvénients d’un pareil voisinage : la vue des trains n’est pas précisément récréative, et le bruit qu’ils laissent après eux gagne beaucoup à être atténué comme il le sera par ces massifs restés intacts. »

Ellenor ne répondit rien. Ils venaient d’arriver aux limites de ce jardin fleuri où était recelé le mystérieux vestige dont le souvenir hantait sa mémoire. Elle se sentait hors d’état de parler, et même, comme en certains cauchemars, de mettre un pied devant l’autre. Enfin, quand les deux promeneurs eurent franchi un certain endroit où ce sentiment de terreur avait atteint son apogée, les propos courtois, les compliments empressés de M. Osbaldistone furent un peu moins perdus pour celle à qui ce digne homme les adressait.

Dixon les suivait à distance. M. Osbaldistone l’ayant aperçu lui fit signe d’approcher : « Vous avez là un admirateur passionné, dit-il à Ellenor… Recommandez-lui seulement d’éviter toute fâcheuse comparaison entre vous et ses nouvelles maîtresses… Ma femme et mes filles ne sont pas toujours flattées de la préférence qu’il vous accorde un peu trop hautement.

— Leur déplairait-il au point que vous songiez à vous séparer de lui ?

— Qui cela ?… moi, renvoyer Dixon ?… Nous sommes vraiment trop bons amis. »

Le vieux cocher profita de l’occasion et demanda la permission d’accompagner Ellenor jusqu’à la voiture qui, deux heures plus tard, allait l’emmener. Dirons-nous que pendant ces deux heures ils trouvèrent le temps d’aller ensemble au cimetière, et qu’après s’être agenouillés sur la tombe de M. Wilkins, ils cherchèrent dans un petit coin de terre, encore inoccupé, la place où Dixon demandait à reposer un jour. À quelques pas de là, sur une pierre usée par le temps, on pouvait déchiffrer, avec de bons yeux, l’inscription suivante :


À la mémoire de Mary Greaves
née en 1797 — morte en 1818

Séparés pour nous réunir un jour.


« Cette sépulture, cette dalle funéraire ont été acquises avec mes premières économies, disait Dixon… et je me suis toujours bercé de l’espérance que je trouverais encore la place libre quand le moment serait venu de prendre ici mon domicile définitif… Pauvre Molly !… à ma place, elle aurait eu, j’en suis certain, le même désir…

— Et ce désir sera exaucé, je vous le promets, » dit Ellenor.

Le fait est que, dans la modeste aisance dont elle allait maintenant jouir, elle appréciait surtout la faculté d’améliorer le sort de ses deux plus fidèles amis : savoir, de miss Monro et du vieux Dixon. Après trente années d’enseignement, la première se sentait un peu lasse ; elle accepta sa libération avec le même sentiment de gratitude qu’une mère peut témoigner à l’enfant assez heureux pour lui faire agréer un service. Quant à Dixon, il se serait littéralement fait hacher pour sa bonne missy, passée à l’état d’idole.

Une des choses que miss Monro comprenait le moins, fut la réserve dans laquelle persiste M. Livingstone après leur retour à Chester. Et, bien qu’au fond elle dût beaucoup perdre au mariage d’Ellenor, elle s’affligeait, avec un parfait désintéressement, que le digne chanoine eût si complètement oublié les visées de sa jeunesse. Aussi s’efforçait-elle, — mais sans plus de succès que par le passé, — de le faire inviter à leurs petites réunions du soir : « Je suis sûre qu’il viendrait, disait-elle à sa compagne. — Peut-être bien, répondait celle-ci ; mais que m’importe ? — Faute d’encouragement, vous le réduirez à porter ses attention du côté de miss Forbes. — Qu’à cela ne tienne, » répliquait Ellenor du même sang-froid.

Miss Forbes était la sœur aînée de cette élève qu’avait récemment quittée miss Monro ; et mistress Forbes, avoir hésité quelque temps à se lier avec Ellenor, en était venue à la goûter beaucoup, à la voir très-fréquemment. Cette dama avait, en matière d’hygiène, de constantes préoccupations qui s’expliquaient par une série de désastres survenus dans sa famille, plusieurs de ses sœurs ayant été victimes de ce mal perfide qu’on appelle « consomption. » Pendant l’automne qui suivit le décès de M. Ness, elle crut devoir communiquer à miss Monro les craintes que lui inspiraient la santé d’Ellenor, son amaigrissement persistant, et la difficulté toujours croissante qui semblait gêner sa respiration. L’ex-gouvernante, une fois alarmée, tourmenta de ses soins assidus, de ses précautions infinies, l’inaltérable patience de sa docile compagne, qui resta littéralement emprisonnée chez elle tout le mois de novembre. Mais alors, — l’appétit venant à lui manquer, et la tristesse la gagnant, — les anxiétés de miss Monro prirent une autre direction. Il fallait à tout prix changer de climat, se distraire, se ranimer. Et comme, tout justement, mistress Forbes et sa fille devaient aller passer trois ou quatre mois à Rome, afin d’éviter les funestes influences des premiers souffles printaniers, pourquoi miss Wilkins ne partirait-elle pas avec ces dames, qui du reste l’en sollicitaient instamment ? Ce départ n’avait rien qui séduisît particulièrement Ellenor, mais elle n’était pas en état de résister à un complot dans lequel entrèrent tour à tour, — y compris son médecin, — toutes les personnes de son entourage habituel. Un calcul généreux la détermina d’ailleurs à écouter leurs conseils. Sur la propriété qui lui venait de sa mère, aussi bien que sur celle dont l’investissait le legs de M. Ness, elle n’avait qu’un droit d’usufruit. Jusqu’alors cette combinaison ne l’avait pas autrement inquiétée, puisque, selon la loi de nature, elle devait survivre aux deux personnes dont le sort était lié au sien, savoir miss Monro et Dixon. Mais, dans le cas où elles viendraient à la perdre, elle n’avait à leur léguer que d’assez minces économies, tout à fait insuffisantes pour défrayer les loisirs forcés de leur vieil âge. Elle se décida donc à faire ce qui semblait indispensable pour la conservation de ses jours.

Toutefois, avant de partir, elle prit les instructions de M. Johnson, et régla d’après elles tout ce qui devait être fait si malheur lui arrivait avant son retour en Angleterre. Dixon reçut d’elle une lettre fort longue et fort détaillée. Une seconde missive, beaucoup plus succincte, fut laissée au chanoine Livingstone, qui devait, le cas échéant, la faire passer à ce pauvre vieillard, comme souvenir et recommandation suprêmes.

Au moment où elle entrait, avec ses compagnes de route, dans la gare du chemin de fer qui venait de les transporter à Londres, un riche équipage y amenait toute une famille voyageant en sens contraire. Ellenor y reconnut, — à côté d’une jeune femme, mise à ravir, et en face d’une belle nourrice portant un baby dans ses bras, un ancien ami qu’il ne lui était pas donné d’oublier jamais entièrement. C’était M. Corbet, qui venait en personne acheminer vers Chester sa petite famille. Rejeté en arrière, les bras croisés sur sa poitrine, perdu en apparence dans une méditation profonde, il ne prenait garde ni aux passants, ni même aux êtres dont il était entouré de si près. Quelque grand procès l’absorbait sans aucun doute.