Chapitre 2  ►


L’ŒUVRE
D’UNE NUIT DE MAI




I


Dans certaine ville de certain comté vivait, il y a quelque quarante ans, un jurisconsulte nommé Wilkins. Il y exerçait cette profession spéciale qui est désignée sous le nom de conveyancing attorney. C’est un peu l’avoué, un peu le notaire, un peu l’avocat consultant, bref, un légiste à tout faire qui cumule les bénéfices de plusieurs spécialités ailleurs distinctes. Le comté n’était point fort étendu, la ville ne comptait guère plus de quatre mille habitants, mais comme la clientèle de M. Wilkins se recrutait, dans un rayon de vingt milles, chez presque toutes les familles nobles, son cabinet, fondé par son grand-père, amélioré par son père, lui donnait d’assez amples produits, et le plaçait sur un très-bon pied de confiance amicale vis-à-vis des principaux personnages du pays. Sans être positivement des leurs, il était trop avant dans les secrets de leur existence pour n’être pas accueilli chez eux, admis à leur table, — sans sa femme, cela va de soi, — et même invité à leurs chasses quand un hasard plus ou moins prémédité l’amenait, à cheval, sur le chemin de leurs meutes. N’allez pas supposer qu’il jouât le rôle de parasite ou de flatteur. Il avait son franc-parler et donnait hardiment les conseils les moins agréables, soit qu’il s’agît de conclure un mariage « disproportionné, » soit de revendiquer les droits d’un tenancier traité avec une injuste rigueur.

M. Wilkins eut un fils dont la naissance le combla de joie. Sans être personnellement ambitieux, il lui en eût coûté de voir passer en des mains étrangères un cabinet dont il savait mieux que personne apprécier les riches produits. Cette considération fit pencher la balance où il pesait les futures destinées de son fils Edward, et, après lui avoir donné une éducation tout aristocratique, il l’arrêta court, au sortir d’Éton, alors que le jeune homme s’attendait à suivre, sur les bancs de Cambridge ou d’Oxford, les nobles camarades avec lesquels jusqu’alors il avait marché de pair.

Toutes sortes de compensations lui furent offertes, quand, après avoir fait à Londres ses études légales, il fut rentré, non sans quelques regrets, dans l’étude paternelle. Il eut de beaux chevaux, et absolument carte blanche pour la satisfaction de ses instincts littéraires Edward était, par nature, étranger aux vices qui dégradent ; ses penchants étaient ceux de l’homme du monde et le mettaient plutôt au-dessus qu’au niveau des plus orgueilleux clients de son père, pour lequel d’ailleurs il professait une respectueuse affection. Quant à sa mère, il l’avait perdue depuis longtemps.

Lorsqu’il fit ses débuts aux « assemblées » de Hamley, ces réunions, tant bien que mal imitées de celles que le grand monde patronnait à Londres, n’étaient pas tout à fait aussi exclusives que dans le principe. Et cependant, bien qu’il eût assisté, dans le cours de ses voyages sur le continent, à des bals autrement splendides que ceux de la vieille salle d’auberge où les magnats du comté se réunissaient pour danser à frais communs, il ne put se défendre d’une émotion dont il se moquait lui-même quand il dut affronter l’entrée de ce sanctuaire, à la porte duquel une foule d’absurdes préjugés faisaient bonne garde. Comment y serait reçu le fils de l’attorney Wilkins ? Quelle figure y ferait-il en présence du lord-lieutenant et d’une belle duchesse que, disait-on, ce représentant de la royauté devait y conduire ? On les attendit longtemps, on désespérait de les voir paraître, quand le frou-frou d’une robe de damas annonça l’arrivée de l’imposante dame et de sa nombreuse escorte. L’orchestre aussitôt s’arrêta, les danses furent suspendues ; un quadrille s’organisa sur nouveaux frais, où le respect dû à la duchesse ne permettait d’admettre que les gens de son entourage. Mais il se trouva que pour cette contredanse française (mode alors nouvelle) les figurants du sexe laid n’étaient pas en nombre suffisant. Il fallut convoquer l’arrière-ban, et le jeune Wilkins, qui dansait à merveille, fut requis l’un des premiers. La duchesse, remarquant sa bonne grâce, n’hésita pas à le désigner pour partner de la charmante lady Sophie, sa fille aînée, sans songer à s’informer de son origine plus ou moins plébéienne. À partir de ce moment, Edward se vit en grande faveur parmi les ladies de Hamley. Les mamans aussi le voyaient d’un bon œil, mais certains hobereaux n’en continuaient pas moins à se formaliser de ce qu’un intrus pareil était admis dans des réunions de gens comme il faut, et leurs fils, qu’Edward avait plus ou moins distancés à Éton, tant par le chiffre de ses dépenses que par celui de ses succès classiques, ne manquaient aucune occasion de le traiter, comme on dit, « par-dessus l’épaule », en lui faisant comprendre qu’ils le regardaient, par rapport à eux, comme un parvenu fourvoyé parmi ses supérieurs.

Tout ceci ne constituait pas une position agréable, et présageait en outre d’assez grandes difficultés pour le mariage auquel aspirerait tôt ou tard le fils de l’attorney. Il ne pouvait guère se dissimuler que la plus avenante de ses danseuses habituelles se regarderait en quelque sorte comme offensée s’il la conviait à venir régner dans son élégante maison ; — meublée, disons-le, avec plus de goût qu’aucun des châteaux voisins. Il le savait d’autant mieux qu’il avait déjà eu à supporter, à dévorer en silence, maint et maint déboire dont il ne pouvait guère tirer de représailles, si ce n’est en affichant un certain luxe par lequel il écrasait ses concurrents mieux doués que lui sous le rapport de la naissance. Qu’un cheval de prix fût mis en vente, il le leur enlevait sans pitié. Pas un d’eux n’avait un chenil mieux garni que le sien, et s’ils lui enviaient moins sa collection de tableaux, encore leur inspira-t-elle, connaisseurs insuffisants, ce respect que l’ignorance ne refuse guère aux objets qu’elle ne peut évaluer.

Ce fut dans ces circonstances qu’Edward s’éprit de miss Lamotte, et qu’il obtint sa main. Elle était sans fortune, mais personne ne pouvait lui contester une origine patricienne, le baronetage mentionnant Lettice, fille cadette de sir Mark Holster, née en 1772, mariée en 1799 à C. Lamotte, et décédée en 1810. Lettice Holster avait laissé deux jeunes enfants, garçon et fille, placés, à sa mort, sous la protection de leur oncle maternel, sir Frank Holster, attendu que leur père, dont jamais on ne prononçait le nom, avait disparu, mort ou vivant encore, du monde auquel appartenait sa femme. Sir Frank lui-même, — et personne ne le savait mieux que les Wilkins, — se trouvait dans une situation pécuniaire assez embarrassée. Il ne se montra pourtant pas fort enthousiasmé de l’union qui s’offrait pour sa nièce, et fit acheter son consentement par plus d’une impertinence, comme s’il n’eût pas dû s’estimer fort heureux d’établir d’une manière aussi convenable la fille d’un homme tel qu’était son beau-frère, — d’un misérable banni qui n’aurait pu reparaître dans sa patrie sans s’exposer à des poursuites immédiates, et probablement à une condamnation infamante.

Edward ressentit vivement ces insolents procédés, mais il en fut dédommagé par l’affection de sa femme qui se montra toujours fière de lui appartenir. S’il l’eût écoutée, il se serait séparé d’un monde où les préjugés lui étaient hostiles, pour se confiner dans les douceurs de la vie domestique, auprès de l’inaccessible foyer que tout bon Anglais sait transformer en château fort. Mais c’était peut-être demander beaucoup à un jeune homme d’humeur sociable, qui, malgré les dédains dont il était parfois la victime, se sentait capable de briller dans une sphère moins étroite. Edward voulut continuer à voir et à recevoir du monde. Recevoir, en ce temps-la, c’était donner à dîner. Le vin jouait un grand rôle dans ces réunions hospitalières. Edward, qui n’avait aucun goût spécial pour cette liqueur, n’en voulait pas moins la déguster en fin gourmet. Soit à la table des autres, soit à la sienne, il tenait à se montrer connaisseur. Il en eut bientôt la réputation, et sa femme, — s’étonnant toujours qu’il se trouvât à l’aise dans un monde dont la tolérance prenait volontiers le caractère d’une familiarité quelque peu dédaigneuse, — le vit, malgré tous les conseils qu’elle lui put donner à ce sujet, rechercher de plus en plus les stimulants sociaux dont il avait pris la périlleuse habitude. Il aimait à se rencontrer, chez les nobles du pays, avec les notabilités intellectuelles qui, de temps à autre, venaient s’asseoir à leur table : il aimait ces entretiens brillants où, lorsque un vin généreux avait enhardi sa verve, il déployait à leurs yeux les connaissances exceptionnelles dont il était fier. Il jouissait de l’étonnement dont ses éminents interlocuteurs étaient saisis en trouvant un vrai dilettante, presque un artiste, dans « ce bon Wilkins, l’attorney, » qui leur avait été présenté sans façons. Tout ceci l’entraînait à des dépenses qui dépassaient de plus en plus ses moyens, et que son père eût sagement prohibées ; mais l’honnête Wilkins était mort plein de jours, laissant ses affaires dans un état florissant, entouré du respect universel, et sans avoir pu pressentir le moindre nuage dans l’avenir prospère qui semblait promis à son fils et à sa bru.

Celle-ci s’alarmait déjà du train de vie que son mari lui imposait. Il la voulait parée aussi richement que les plus élégantes femmes du pays, et, prenant ce prétexte que les bijoux étaient interdits à des personnes de leur rang, la couvrait de dentelles aussi coûteuses que les diamants dont elle se privait si volontiers, et qui effectivement lui étaient inutiles, tant elle apportait dans le monde une distinction naturelle, une grâce, une dignité de bon aloi « fort extraordinaire, disaient ses rivales, chez la fille d’un aventurier français.  » Pauvre Lettice ! faite pour le monde, elle le détestait de bon cœur, et le jour allait promptement venir où elle en serait pour jamais délivrée. Rien n’avait fait prévoir ce funeste dénoûment, lorsqu’un jour Edward fut brusquement rappelé de ses bureaux d’Hamley par la nouvelle que sa femme était prise d’un mal subit. Quand il arriva près d’elle, hors d’haleine et presque hors de sens, elle ne pouvait déjà plus parler. Lui-même ne trouvait pas la force d’articuler un seul mot. À genoux près d’elle, il vit, à un regard de ses beaux yeux noirs, qu’elle le reconnaissait, et qu’elle éprouvait encore pour lui, au moment suprême, cette tendre sollicitude dont avait toujours été empreint l’attachement qu’elle lui vouait. Elle mourut ainsi, sans qu’il se fût relevé. Ne sachant comment le tirer de sa torpeur immobile, ses gens lui apportèrent sa fille aînée Ellenor, qu’on avait gardée jusqu’à ce moment dans la nursery, pendant cette journée d’alarme et de désespoir. L’enfant n’avait aucune idée de la mort, et son père, qu’elle voyait immobile, agenouillé, la frappa bien moins que ce pâle visage de sa mère sur lequel, à sa vue, le sourire accoutumé ne se dessinait point. Se débarrassant, par un geste impétueux, de la personne qui l’amenait, elle courut jusqu’au lit, baisa sans aucun effroi les lèvres pâles et froides, sur la chevelure éparse et lustrée promena sa main caressante, prodigua pour la pauvre morte qui ne l’entendait plus les tendres appellations qu’elles échangeaient dans le secret de leurs longs tête-à-tête, et dans cette crise de tendresse mêlée d’effroi, manifesta un tel désordre d’esprit que son père, forcément arraché à sa douloureuse immobilité, la prit dans ses bras pour l’emporter au fond de son cabinet, où ils passèrent tous deux le reste de la journée. Personne ne répétera jamais ce qu’ils se dirent alors. Seulement la domestique chargée d’apporter le souper d’Ellenor revint annoncer, toute surprise, à ses camarades, que « monsieur faisait manger mademoiselle, comme si elle n’avait que six mois. » Ellenor avait à cette époque près de six ans.