L’île au massacre/Entre frères

Éditions Édouard Garand (p. 14-22).

III

ENTRE FRÈRES


Après le départ de leur père, un silence pesa entre les deux jeunes gens. François se retourna vers la fenêtre, essayant de chasser par le spectacle enchanteur qu’il avait sous les yeux, les sombres pensées qui de nouveau venaient agiter son cerveau. La nature de la jeunesse est ainsi faite qu’un événement extérieur, étranger à sa préoccupation, la délasse. Elle peut ainsi revenir, avec un esprit lucide et un cœur soulagé, à des pensées austères. François, habitué, au sortir de son enfance, aux efforts gigantesques que lui avait demandés son père, s’était trouvé mûr avant l’âge. Lavérendrye, tout en constatant la tâche accomplie par son fils, ne se rendait pas compte du changement qui s’était opéré en lui. Il en aurait éprouvé de la fierté et du chagrin. François n’avait pas connu les joies innocentes qui sont communes à la jeunesse. Les années passées au foyer maternel avaient été pétries d’inquiétudes. Il avait surpris parfois sa vaillante mère à rêver à l’absent qui affrontait les froids rigoureux de l’hiver, les chaleurs étouffantes de l’été, les morsures souvent venimeuses des moustiques et des maringouins pour subvenir à l’entretien d’une nombreuse famille. Sa nature réfléchie s’était concentrée sur une âme passionnée. Il avait appris à mesurer l’élan de ses efforts et la force de son caractère. L’action bouillonnait en lui. Il s’essaya dans son cœur au noble et dur métier d’explorateur dont son père paraissait un modèle. Aussi le jour où il fallut faire le sacrifice de sa fortune et de son avenir, c’est de tout cœur qu’il laissa ses jouets et ses livres pour marcher dans les traces paternelles. Aujourd’hui, à vingt et un ans, il était un homme dont l’expérience avait été achetée au prix de grands efforts. Obligé, au cours des explorations à faire souvent montre d’initiative, il s’était habitué à prévoir et à ne laisser que le minimum à l’imprévu. C’est pourquoi ses yeux, qui cherchaient dans une nature reposante et gaie un oubli momentané, l’obligeaient à revoir le visage soucieux de son père et l’inquiétude qui assombrissait son front.

— As-tu remarqué l’attitude de notre père, François ?

Cette brusque question le surprit au milieu de ses réflexions. Sans remarquer que Louis-Joseph cherchait lui aussi à prendre sa part de tourments, il répondit comme à quelqu’un qui fut déjà habitué aux sacrifices quotidiens de leur vie.

— Le fardeau qu’il porte sur ses épaules est bien lourd !

Louis-Joseph avait reçu à Québec une éducation spéciale qui devait faire de lui le cartographe de l’expédition. Comme nous l’avons vu, il était arrivé au fort Saint-Charles, l’automne précédent. Habitué à étudier et à réfléchir, il avait acquis une profonde intuition des choses et des sentiments.

— J’ai compris, répondit-il à son frère, en t’écoutant parler que tu nous voulais dignes de notre père. J’ai essayé d’être brave et courageux, mais malgré moi, je suis inquiet. Je connais si peu cette nouvelle vie. Mon séjour ici m’a changé. Il me semble que quelque chose en moi s’est durci, que mon caractère, mes pensées mêmes se sont gelés au contact de ce dernier hiver. Ce froid intense qui nous tenait prisonniers m’a fait frémir d’angoisse. Je tremble bien aussi un peu d’une peur mystérieuse en voyant parfois des Sioux rôder autour du fort. Et puis, ces insectes aux morsures intolérables m’agacent et me torturent… Est-ce là, la vie que vous menez depuis cinq ans ?

Louis-Joseph souriait pour ne pas paraître trop découragé. Mais François se souvenait des premières années qui l’avaient mis en contact avec cette vie de l’Ouest. Il était alors plus jeune que ne l’était Louis-Joseph aujourd’hui. Il n’avait eu pour encouragement que l’exemple de son père et de ses frères. Aucune plainte ne sortait de leurs lèvres. Une pensée fixe les élevait au-dessus de toutes leurs misères. Si parfois, ils le voyaient en fléchir, ils le soutenaient et lui montraient le but sublime de leur entreprise. Et c’est ainsi qu’il avait écarté tous les obstacles et qu’aujourd’hui il pouvait dire à Louis-Joseph :

— Tout cela n’est rien en comparaison du but que nous devons atteindre. Songe aux nombreuses missions qui, depuis des siècles déjà, sont parties à la recherche d’un passage vers l’Ouest. La nôtre seule est en voie de réussite. Il y a évidemment du vrai dans les récits que nous font les Indiens. Ils ont une tradition qui a souvent la précision et la documentation d’une étude scientifique. Cette mer sans horizon dont ils parlent n’est pas un mythe. Notre cousin la Jemmeraye n’affirme-t-il pas dans ses lettres que nous parviendrons bientôt aux rivages vers lesquels nous tendons depuis cinq ans ? Quelle gloire ce sera pour notre famille de pouvoir donner ce nouveau domaine à la France…

Son visage rayonnait d’enthousiasme. Sa pensée franchissait dans un vol enivrant les immenses espaces qui le séparaient du Pacifique. Il eut un instant la vision de ces plaines sans fin qui sont aujourd’hui le grenier du monde. Des villes s’y bâtissaient et les foules arrivant du vieux continent se penchaient vers une terre inondée de soleil. Elles se relevaient ensuite tenant dans leurs bras des morceaux d’or… Tout à coup, une ombre passa dans ses yeux. Eut-il le pressentiment qu’il ne verrait jamais cette mer ? Eut-il l’intuition de l’existence de ces montagnes qui lui barreraient la route ? Une tristesse commençait à l’accabler quand son frère lui dit :

— Tes paroles sont bonnes à entendre, François. Elles m’aident à réagir contre le découragement. Oui, il faut oublier les difficultés. Elles ne doivent être qu’un stimulant. Dieu nous a donné une intelligence pour les surmonter et pour lutter contre les forces formidables de la nature. C’est en passant par dessus les obstacles qui ne sont que les mesquineries quotidiennes de la vie que nous arriverons au but. Le but ! Notre œuvre est si méritoire et si belle ! Que sont à côté d’elle l’apathie dans laquelle s’endort notre souverain ; l’hostilité dont font preuve ses aveugles ministres ; les vilenies auxquelles notre père se trouve constamment en butte à chacun de ses voyages à Montréal ? Le bien, le beau, le succès excitent toujours l’envie et la jalousie des êtres amorphes et des incapables. Le but seul compte, et le but que nous poursuivons est trop grand pour que nous ne réussissions pas.

Il semblait maintenant que c’était lui qui voulait réconforter François. Son enthousiasme si vite réchauffée, sa jeunesse, remède à tous les espoirs, reprenaient le dessus et refoulaient le découragement qui l’avait un instant abattu. Il entraîna son frère vers la fenêtre. Le printemps magicien avait passé. La forêt s’ornait de parures incomparables ; les oiseaux chantaient avec allégresse ; les eaux du lac dormaient paresseusement à l’ombre des saules.

— Quelle merveilleuse nature que celle que nous parcourons ! Quelles richesses abondent dans ces plaines luxuriantes, ces forêts mystérieuses, ces lacs immenses, ces rivières majestueuses et leurs chutes plus majestueuses encore ! Quel domaine nous acquérons au pays dont nous sommes les fils et à la religion qui présida à notre naissance. Qu’importe si nos compatriotes, si notre roi même ne comprennent pas la valeur de nos découvertes. C’est pour l’avenir que nous travaillons. Songe aux populations qui alors empliront ces immenses solitudes. Songe aux récoltes que produira cette terre vierge et fécondée. Songe aux troupeaux paisibles qui remplaceront les bêtes sauvages que nous combattons aujourd’hui. Ne vois-tu pas déjà les clochers d’où s’élèveront vers le ciel des hymnes d’actions de grâces ? Ne sera-ce pas un nouvel Éden ? Nous sommes vraiment des privilégiés de la Providence. Nos souffrances sont le tribut par lequel nous achetons à la civilisation et assurons à la souveraineté de notre roi des domaines auxquels rien sur terre ne saurait être comparé.

François souriait devant l’enthousiaste imagination de son cadet. C’était la fougue entraînante qu’aucune déception n’avait encore refrénée. C’était la chaleur communicative d’une jeune âme qu’aucune douleur réelle n’avait encore refroidie. La jeunesse a pour elle un élan qui lui fait négliger les conseils d’un âge mûr. Confiante dans sa force et dans sa puissance elle veut acquérir une expérience qui souvent la fait souffrir. Elle reçoit des coups douloureux dont elle se remet difficilement. Mais lorsque, dans des circonstances comme celles que traversait Louis-Joseph, un jeune homme est obligé d’endiguer ses ardeurs au contact d’une nature inclémente, il est nécessaire de l’encourager au lieu de lui faire des reproches, et de le consoler au lieu de lui faire toucher du doigt les prédictions d’un âge mûr. François, jeune homme encore, réalisait dans sa personne le vieil adage ; Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. Il avait de cette dernière l’expérience achetée au prix de grandes souffrances. Mais il avait conservé de la première, la force et la vigueur. La fougue de l’une était tempérée par la sagesse de l’autre. Mieux que personne il était à même de comprendre ce qui se passait dans l’âme de son frère. Après un instant d’abattement, ce dernier s’était relevé, un peu meurtri sans doute, au contact d’une chaude amitié qui encourageait son ardente nature.

— Enfin, dit François en posant ses deux mains sur les épaules de Louis-Joseph, je te reconnais. Je te vois tel que tu étais lors de ton arrivée.

— Tu es bon, François… Tu m’as écouté avec un tel intérêt que cela m’a encouragé… Et puis, avec cette douce chaleur, ce merveilleux soleil, je me sens revivre. Il me semble que je viens d’être malade et que je suis convalescent.

— Les durs mois d’hiver que tu as passés ici t’ont été pénibles, cela se conçoit.

Une fois de plus, ils avaient oublié le manque de vivres dont s’inquiétait leur père. Ils jouissaient avec délices de ce renouveau printanier qui faisait gonfler leur poitrine. Les épreuves ne sont-elles pas assez dures par elles-mêmes sans les renouveler par la pensée ?

— Mais est-ce une raison pour nous plaindre ? ajouta François. D’autre part, n’avons-nous pas obtenu d’appréciables résultats, dignes de nous encourager ? Notre loyauté, notre amitié, nos souffrances et notre foi ont montré aux Indiens que nous ne leur voulons aucun mal. Et nous nous sommes fait des amis parmi eux.

— J’ai entendu dire, cependant, à Montréal et à Québec, qu’il fallait toujours se méfier de ces sauvages, que leur caractère est fait de ruse et de sournoiserie.

— On se trompe. Il y a chez l’Indien naturel une loyauté que nous ne rencontrons plus guère dans notre monde corrompu. Il a horreur du mensonge. Il est sincère dans son affection comme dans son hospitalité… Il y aura cinq ans le 24 août prochain que notre père, aux prises avec une mutinerie de nos employés, fut obligé de retourner à Kaministiquia pour hiverner. Avec l’aide du P. Mesaiger, il réussit à raisonner quelques-uns de nos gens.

— Dont Beaulieu, je crois ?

— Oui, c’est un caractère faible plutôt que mauvais. Encore sous l’influence de nos concurrents, sans doute, lui et ses compagnons avaient refusé de faire un portage de neuf milles.

— Je ne m’étonne plus alors que père soit plus sévère pour lui que pour d’autres.

— En effet. Pourtant Beaulieu s’est repenti. Et père, pour lui prouver qu’il ne lui tenait pas rigueur de sa conduite, l’envoya avec la Jemmeraye et quatre canots au lac la Pluie, où notre cousin établit un poste de traite.

— Qui est maintenant le fort Saint-Pierre, et que j’ai vu en venant ici.

— La Jemmeraye se mit immédiatement en chantier et construisit le premier chaînon de l’immense chaîne de forts qui doit nous conduire à la mer de l’Ouest.

— Quelle idée géniale notre père a eue là. Comme nous pouvons être fiers de lui, fit Louis-Joseph dont les yeux s’humectèrent de larmes joyeuses.

— Notre cousin et lui se complètent. Les idées de père sont exécutées par Christophe. Père est la tête ; la Jemmeraye est le bras…

— Et nous, nous sommes les doigts.

— C’est cela, approuva François en riant. Je m’efforce d’imiter l’exemple de notre cousin. Le travail qu’il accomplit tient du prodige. Pendant l’hiver qui suivit l’érection du fort Saint-Pierre, il se mit en communication avec les Indiens des environs. Et il les invita à venir échanger leurs fourrures avec lui. C’était, comme tu le sais, le but de l’expédition de les attirer vers nous au lieu de les laisser aller vers les Anglais. Prévenus trop tard, sans doute, peu d’entre eux répondirent à son appel. Dans ce petit nombre, cependant, il en remarqua un dont la démarche et la noble assurance faisaient reconnaître pour un chef.

Cerf-Agile était grand et redressait avec fierté sa taille pleine de noblesse. Son visage, impassible en toute circonstance, était d’une mâle beauté. Le nez, légèrement camard, glissé entre les pommettes saillantes, s’attachait à un haut front intelligent et dominait une bouche aux lèvres sensuelles dont les extrémités s’affaissaient avec une amertume vers un menton trop petit. Les yeux, aux paupières un peu lourdes, avaient dans leurs prunelles foncées des rayons pleins de douceur qui se transformaient parfois en éclairs de farouche énergie. Jeune chef d’une tribu de la nation des Cris, il était redouté par la violence de sa haine envers ses ennemis autant qu’il était aimé de ceux qui se disaient ses amis. Loyal, comme tous ceux de sa race, il allait jusqu’à l’héroïsme dans le sacrifice pour ceux à qui il avait juré fidélité. Mais sa vengeance était terrible pour ceux qui le trompaient.

— Il y a déjà si longtemps qu’il est avec nous ? fit Louis-Joseph.

— Cinq ans bientôt. Il se trouvait dans ces parages du lac des Bois quand il apprit que des Français se trouvaient plus au sud. Après avoir troqué ses pelleteries il se mit au service de la Jemmeraye qui le prit en amitié.

— Rien d’étonnant, alors, qu’il ait voulu suivre Christophe au fort de la Fourche.

— Tout de suite, il fut utilisé comme guide dans les reconnaissances qui furent faites autour du lac la Pluie. Quand père arriva au fort, au mois de juillet, Cerf-Agile lui fut présenté. Il s’intéressa à lui et demanda au père missionnaire de l’instruire et de semer la parole de Dieu dans cette âme neuve et sauvage. Dans l’esprit de notre père et dans celui du P. Mesaiger il devait être le messager qui irait porter dans sa tribu la Bonne Nouvelle. Il devait être aussi le meilleur interprète de nos sentiments amicaux et pacifiques.

— J’ai remarqué, en effet, le dévouement de Cerf-Agile à notre cause. Mais crois-tu qu’il se soit réellement converti à notre civilisation et à notre foi ?

— Pourquoi en douter ? Pourquoi ne pas lui faire l’honneur de croire à sa conversion ? C’est un peu notre défaut, à nous Français, d’accorder notre confiance à des gens qui souvent n’en valent pas la peine, tandis que d’autres fois nous la refusons à des êtres sincères et loyaux. Nous nous laissons charmer par de belles paroles ou par de délicates attentions jusqu’au jour où nous nous rendons compte que nous sommes dupés. Mais dans les cas présents, Cerf-Agile s’est toujours montré digne de notre confiance. Les progrès qu’il a faits dans l’étude de notre langue qu’il parle couramment aujourd’hui font de lui un précieux auxiliaire. Ce jeune chef est une récompense de nos efforts. Nous sommes en droit d’espérer dans l’avenir puisque déjà ce sauvage s’assimile à notre civilisation. Il s’est montré exceptionnellement intelligent et perspicace, bien qu’il soit un peu taciturne parfois. Il nous a vus travailler. Il s’efforce de suivre l’exemple que nous lui donnons. Il y a quatre ans, il nous a aidé à construire ce fort, dont le P. Mesaiger nous indiqua le site qu’il préférait à cause de l’abondance du poisson et du gibier.

— Nous ne nous en apercevons guère aujourd’hui.

Ce rappel d’une situation pénible ne sembla pas troubler la pensée de François. Il se faisait un devoir de se distraire et de distraire son frère en lui racontant l’aide que Cerf-Agile leur avait donnée dans ces parages. Il continua.

— En 1733, il parla à notre père du désir qu’avaient les Cris et les Assiniboines de voir un poste de traite plus rapproché d’eux. Malheureusement les difficultés auxquelles nous fûmes toujours en butte n’étaient pas faites pour satisfaire l’impatience des Indiens. De plus les fourrures partaient pour la Baie d’Hudson. Cerf-Agile montra le danger qui en résulterait pour la prospérité de notre commerce.

— C’était à l’époque, je crois, où père et la Jemmeraye descendirent à Montréal. Je n’ai jamais vu maman aussi inquiète qu’à ce moment-là. Et comme elle pleura quand elle apprit que l’heure était venue pour moi de la quitter et de vous rejoindre.

— Pauvre mère !…

— Fasse le ciel que les souffrances morales qu’elle supporte si héroïquement ne la ravissent pas à notre affection !

— Voyons, Louis-Joseph, maman est forte et courageuse. Et le Bon Dieu ne voudrait pas l’enlever à notre tendresse, pendant que nous travaillons ici à sa gloire.

— Pardonne-moi, François, l’absence des êtres que l’on aime est parfois bien dure à supporter.

— Je le comprends. Mais cela n’est pas une raison pour nous empêcher de poursuivre notre mission avec courage. Père en cela est un modèle. Il sait faire la part du sentiment et de l’action sans pourtant les considérer étrangers l’un à l’autre. Sa rapidité de pensée l’empêche de s’arrêter à des regrets superflus. Obligé de faire face à deux situations, il sait se décider et courir au plus pressé. Aussi quand Cerf-Agile lui eut exposé toutes ses raisons de voir un poste près des membres de sa nation, il envoya la Jemmeraye à Montréal pour y exposer la situation de l’expédition. Le P. Mesaiger dont la santé était trop faible pour ce climat accompagna Christophe. Décidé à satisfaire tout le monde, père envoya Jean-Baptiste vers le lac Ouinipeg en compagnie de Cerf-Agile. Notre frère explora la contrée et choisit un emplacement pour la construction d’un fort. À son retour, en mai, Jean-Baptiste nous parla avec joie de ce nouveau pays. Il avait été reçu avec munificence par la tribu de Cerf-Agile. De grandes fêtes furent données en son honneur. Bref il insista pour retourner tout de suite au lac Ouinipeg. Mais si tout allait bien de son côté, les choses allaient de mal en pis à Montréal. Père fut obligé à son tour de partir. Et il donna à Jean-Baptiste l’autorisation de mettre son désir à exécution dès le retour de la Jemmeraye.

— En somme, c’est à la demande de Cerf-Agile et à l’enthousiasme de Jean-Baptiste que nous avons aujourd’hui le fort Maurepas.

— Qui fut construit dans le courant de l’automne.

— Mais qui amena ici Pâle-Aurore et Rose-des-Bois ?

Au cours de son expédition qui dura du commencement de mars au 27 mai 1734, date de son retour au fort Saint-Charles, Jean-Baptiste avait rencontré dans la tribu du Cerf-Agile, deux Indiennes, deux sœurs : Pâle-Aurore et Rose-des-Bois. Il fut frappé de la grâce et de la beauté originale et sauvage qui se dégageaient de leur personne. Rose-des-Bois avec sa chair musclée, ses cheveux de jais, ses yeux brillants comme des escarboucles lui était apparue comme une nature chaude au service d’une âme passionnée. Elle était bien la femme sauvage pleinement épanouie dont la chair palpitante appelait le désir. Pâle-Aurore, au contraire, semblait une jolie tige à peine bourgeonnante. Elle était svelte, douce, pudique. Sa chevelure moins sombre que celle de sa sœur donnait à son visage moins cuivré un air d’angélique bonté. Sa figure avec ses pommettes légèrement effacées rappelait instinctivement celles de ses sœurs européennes. Bref, bien que vivant la vie des Indiennes, elle semblait, néanmoins, perdue au milieu d’elles. D’où provenait cette différence si sensible entre ces deux jeunes filles ? Il se souvint alors que d’autres Blancs avaient foulé, avant lui, le sol de ce pays. Est-ce que par hasard ?… Il interrogea Cerf-Agile. L’Indien avait entendu des récits bien étranges dans son enfance auxquels il n’avait guère prêté attention. Le père des deux jeunes filles, guerrier remarquable et honoré de sa tribu, était un Indien de courageuse et forte race. Il avait succombé, couvert de gloire, dans un combat avec les Sioux. La mère était morte, quelques années auparavant, massacrée par les ennemis héréditaires de la nation des Cris. Et comme Jean-Baptiste s’étonnait de la différence de caractère qui existait entre les deux jeunes filles, Cerf-Agile lui avait fait comprendre que Pâle-Aurore ressemblait à sa mère, et que cette dernière avait acquis parmi les femmes de sa tribu une réputation de grande douceur et de mystérieuse beauté dont les hommes s’étonnaient quelquefois. Cerf-Agile s’étendait toujours avec complaisance sur tout ce qui touchait de près Pâle-Aurore. Taciturne et alors d’une brièveté extraordinaire quand il s’agissait des choses courantes de la vie, il devenait d’une éloquence intarissable quand la jeune fille était le sujet de son discours. Il avait alors la même attitude que quand il parlait devant les guerriers de sa tribu. Toute sa taille se redressait avec une noble fierté, sa figure s’illuminait et Jean-Baptiste avait remarqué dans ses yeux, lorsqu’il parlait de Pâle-Aurore, une douceur infinie qu’il n’avait vue en aucun autre moment. C’est que l’Indien aimait Pâle-Aurore. Mais la nature, étrange pour lui, de la jeune fille l’obligeait à garder une attitude quasi-respectueuse dont il se départissait volontiers vis-à-vis de Rose-des-Bois. Tandis que l’une aiguisait son désir et ses sens, l’autre, au contraire, troublait son cœur. Il tressaillait lorsque le regard plein de douceur de Pâle-Aurore se reposait sur lui. Et parce que celle-ci éprouvait un certain plaisir à se trouver à ses côtés, il s’était mis à l’aimer.

Jean-Baptiste les avait engagées à descendre avec lui au fort, à la grande satisfaction de Cerf-Agile. En l’absence d’un missionnaire, le fils de l’explorateur leur commença un cours de civilisation. Et sa jeunesse aidant, il fut un professeur remarquable. L’apparition de ce premier blanc qu’elles aient jamais vu avait frappé le cœur et l’imagination de ces deux jeunes Indiennes. Mais, peu à peu, Cerf-Agile avait remarqué que Pâle-Aurore ne quittait plus Jean-Baptiste. Quelque chose en lui se froissa. Et loin d’en montrer du ressentiment vis-à-vis de la jeune fille, il redoubla, au contraire, d’attention délicate. Pâle-Aurore de son côté, avec une grâce touchante, se montrait aussi plus prévenante pour lui. Sa nature féminine la guidait. Il semblait qu’elle voulait, instinctivement, combler de caresses celui qu’elle allait faire souffrir et se faire pardonner par avance un sentiment qui l’éloignait des siens. Puis, quand elle avait endormi une défiance qu’elle croyait lire dans les yeux de Cerf-Agile, elle revenait toute joyeuse auprès de Jean-Baptiste. Bien qu’elle ne le connaissait que depuis quelques jours, elle éprouvait une étrange sensation de sécurité à se trouver à ses côtés. Elle croyait parfois qu’elle l’avait toujours connu. Elle retrouvait dans ses gestes, dans son attitude, dans son regard un ensemble de manières délicates qu’elle avait aimées chez sa mère. Elle-même, naturellement, se surprenait à refaire ces gestes, à prendre cette attitude. Et ses yeux s’humectaient parfois sous la pensée de sentiments inconnus et délicieux qui la faisaient tressaillir. Jean-Baptiste, bien que peu habitué à une étude psychologique, n’avait pu s’empêcher de remarquer combien Pâle-Aurore ressemblait à ses sœurs. Lorsqu’un rayon de soleil venait par hasard éclairer son visage, il s’en dégageait une telle lumière mystérieuse qu’il en était troublé. Il pensait revoir Marie-Anne, l’une de ses sœurs laissées à Trois-Rivières. Parfois même, ce nom s’échappait de ses lèvres. Alors à l’appel de ce nom inconnu Pale-Aurore le regardait, étonnée et souriante. Elle prévenait tous ses désirs. Elle confectionnait en outre différents objets de tapisserie qu’elle mettait dans la chambre du jeune homme et que celui-ci contemplait avec émotion. Rose-des-Bois, de son côté, plus femme et plus sauvage semblait le fuir. Assise, non loin de lui, elle le regardait pendant des heures sans chercher à se faire remarquer. En dehors des leçons qu’elle recevait avec sa sœur, elle n’approchait pas de Jean-Baptiste. il semblait qu’il était d’une autre nature que la sienne. Une timidité, une crainte mystérieuse l’en tenait à distance, et cependant quand ses yeux s’étaient imprégnés de son visage, elle s’éloignait, troublée jusqu’au fond de son être et s’enfonçait dans la forêt pour y goûter la volupté qui envahissait son cœur.

Quand au retour de la Jemmeraye, Jean-Baptiste quitta le fort Saint-Charles, ce ne fut pas sans émotion qu’il dit adieu à Pâle-Aurore. Pendant son absence, il se produisit un curieux changement dans l’attitude des jeunes filles. Autant Rose-des-Bois avait fui Jean-Baptiste pendant son séjour au fort, autant pendant son absence elle contemplait et touchait avec une étrange émotion tout ce qui lui appartenait. François la surprit même un jour époussetant avec un soin tendre et méticuleux le chapeau favori de son frère. Pâle-Aurore, à son tour, recherchait la solitude enchanteresse de la forêt, et le soir avec une insatiable curiosité elle interrogeait Louis-Joseph sur Jean-Baptiste. Quand celui-ci revint voir son père, au dernier automne, François observa et crut comprendre que Rose-des-Bois aimait son frère, tandis que Louis-Joseph eut l’intuition du sentiment qui unissait ou qui unirait son frère à Pâle-Aurore. Louis-Joseph ne fut donc pas étonné quand François répondit à sa question.

— Jean-Baptiste nous fit cette agréable surprise, il y a deux ans.

— Leur présence a dû produire un peu d’animation et leur beauté susciter des rivalités parmi nos gens.

— Cela ne dura pas. Elles furent employées au service de la maison pendant la journée, et le soir elles couchaient sous la tente avec Fleur-d’Aubépine sous la garde de Front-de-Buffle. Peu à peu elles s’habituèrent à nos mœurs et devinrent pour nous comme des sœurs, surtout Rose-des-Bois…

— Surtout Pâle-Aurore, dit Louis-Joseph en riant.

— Je crois que tu te trompes. Je suis sûr chez Rose-des-Bois d’un sentiment que je soupçonne chez Jean-Baptiste.

— Et moi ; je suis sûr chez Jean-Baptiste d’un sentiment qui a son correspondant chez Pâle-Aurore.

— Qui sera notre belle-sœur, à ton avis, si nous en croyons le conseil que le Père Aulneau donnait à père ?

— Pâle-Aurore, sans aucun doute, dit Louis-Joseph.

— Non, Rose-des-Bois.

Louis-Joseph sourit malicieusement.

— Ce sera les deux…

— Oh ! Louis-Joseph !

— Mais naturellement. Que Jean-Baptiste épouse l’une ou l’autre, comme elles sont sœurs, toutes deux deviendront nos belles-sœurs.

— Ah ! Ah ! fit François en riant, je ne te croyais pas si subtil.

Tous deux riaient encore quand un bruit formidable comme un coup de tonnerre éclata et résonna longuement dans le fort.

Presqu’au même instant Rose-des-Bois entra.

— Que signifie ce bruit ? lui demanda François.

— Amiotte et La Londette viennent d’entrer de la pêche, dit-elle, et les hommes tirent des coups de feu, en signe de joie.

— A-t-on prévenu mon père ?

— Monseigneur de Lavérendrye se trouvait sur la grève en compagnie du père missionnaire au moment où le canot de La Londette aborda. Il examine la pêche et m’a envoyé vous dire d’aller le retrouver.

— Alors ils ont été plus heureux qu’hier.

— Amiotte parle d’une pêche miraculeuse. Paniers et filets sont pleins.

— Dieu soit loué ! Notre père n’aura plus d’inquiétudes. Nous aurons de quoi vivre jusqu’à l’arrivée des canots de ravitaillement qui ne sauraient tarder… Allons vite voir cette pêche, Louis-Joseph.

Rose-des-Bois les regardait partir. Une question s’apprêtait à jaillir de ses lèvres frémissantes. Ses yeux suppliaient. Elle aurait voulu retenir les deux frères encore un instant. Tout à coup ses bras se tendirent vers ceux qui ne la regardaient plus. Déjà la porte se refermait sur eux.

— Avez-vous des nouvelles du fort Maurepas, hasarda-t-elle ?

François se retourna en fronçant les sourcils. Il regarda Louis-Joseph pour savoir si, à ce nom, la même pensée ne l’avait pas frappé. Mais il ne vit rien. Louis-Joseph, préoccupé par la bonne nouvelle, n’avait pas fait attention à la question de Rose-des-Bois. François s’était tout de suite demandé ce que Jean-Baptiste et Pierre devenaient au fort Maurepas et la Jemmeraye à celui de la Fourche. Il se souvint que dans sa dernière lettre Jean-Baptiste s’était plaint à son père du manque de nourriture et de l’impossibilité où ils se trouvaient de se procurer, soit du poisson, soit du gibier. Et il y avait de cela trois semaines.

— Non, répondit-il un peu brusquement à Rose-des-Bois, nous n’avons rien encore.

Quand ils arrivèrent sur la plage, il y avait une animation inaccoutumée autour des canots. Pâle-Aurore se tenait tout près de Lavérendrye et du P. Aulneau qui regardaient en souriant un va et vient excité. Les facéties d’Amiotte provoquaient l’hilarité générale.

— J’avais bien raison, disait-il, de ne pas vouloir Bourassa avec nous. Il fait sauver les poissons avec son nez. Ils ont peur.

— Allons, laisse-le tranquille. Ce n’est pas sa faute s’ils ont attrapé moins de poissons que nous.

— Je le sais bien. Mais il n’a pas besoin d’être aussi fier.

— Toi, mon petit, dit Bourassa exaspéré, tu te feras moucher un de ces jours.

— Et par qui ?

— Par moi.

— Ah ! Ah ! éclata de rire Amiotte. As-tu du temps de reste après que tu as nettoyé ton monument ?

Lavérendrye s’était mis à l’écart avec le P. Aulneau. Il appela ses fils. Devant le résultat inespéré de la pêche il voulait aussitôt profiter de cette heureuse circonstance et envoyé quelques-uns de leurs gens au-devant des canots venant de Montréal. Il venait de soumettre son idée au missionnaire et après avoir exposé son projet à ses fils il demanda leur avis.

— C’est la meilleure chose que nous puissions faire maintenant, répondit François. Il est absolument nécessaire de savoir à quoi nous en tenir sur ce retard.

— À qui pensez-vous donner le commandement de l’expédition ? demanda Louis-Joseph.

— À Bourassa. Il me paraît le plus qualifié pour la mener à bonne fin.

— Vous savez, père, fit observer François, que nos gens se moquent parfois de Bourassa, à cause, précisément, des qualités que vous reconnaissez en lui. Ne craignez-vous pas que son autorité n’en perdit un peu de sa force ?

Lavérendrye fronça les sourcils. Il n’aimait pas beaucoup que l’on puisse jouer avec l’autorité et l’obéissance. Il répliqua en s’avançant vers le groupe des employés.

— Nous allons voir.

Il réunit tout son monde autour de lui. Après avoir jeté un regard circulaire sur ses gens qui se tenaient silencieux, il se tourna vers Bourassa et, sa voix vibrante d’autorité, il lui dit :

— Je sais que je puis compter sur vous Bourassa. En conséquence, vous partirez demain avec un canot et quatre hommes. Vous prendrez avec vous…

— Moi ! Moi ! Moi ! Moi ! dirent plusieurs voix.

Lavérendrye jeta un coup d’œil étonné et satisfait à François.

— Amiotte, nomma-t-il.

— Oh ! Monseigneur, supplia l’ami de La Londette, pas moi. Je ne reviendrai jamais si je pars avec Bourassa.

— Et pourquoi donc ? demanda Lavérendrye d’une voix sévère.

— Parce qu’en passant auprès d’un rapide, comme je ne suis pas lourd, il pourrait me jeter par-dessus bord, et comme je ne sais pas nager…

— Depuis quand, Amiotte, ai-je autorisé mes gens à discuter mes ordres ?

— Eh bien ! Monseigneur, fit Amiotte en tremblotant, ce n’est pas là la raison… Je vous serais si reconnaissant si vous aviez la bonté de ne pas me séparer de ma fiancée, Fleur-d’Aubépine, parce que…

Dès que Lavérendrye eut compris qu’il n’y avait aucune mauvaise volonté dans l’attitude d’Amiotte, il répondit en souriant.

— Soit… Paquin. Doucette, nomma-t-il alors.

Beaulieu avait fait un geste.

— Non, pas vous Beaulieu, dit l’explorateur en fronçant les sourcils… Dufleuve et Lafleur… Vous irez au-devant des canots et si vous les rencontrez vous direz à Legros, l’officier, qui en a la charge de faire toute diligence. La pêche d’aujourd’hui va nous aider grandement, il faut donc en profiter pour reprendre un peu d’activité.

— Bien, Monseigneur, dit Bourassa. À quelle heure partirons-nous ?

— Au lever du soleil…

— Je te souhaite de ne pas rencontrer de Sioux, dit Amiotte au nouveau chef d’expédition, ils auraient une trop belle cible…

Tout en riant, les pêcheurs remontèrent vers le fort où l’espérance commençait à renaître.