L’île au massacre/À l’avant-garde

Éditions Édouard Garand (p. 22-28).

IV

À L’AVANT-GARDE


Pierre et Jean-Baptiste se tenaient dans la cour du fort Maurepas. Amaigris, ils se réchauffaient aux rayons vivificateurs d’un soleil resplendissant. Ils marchaient lentement et regardaient ceux de leurs gens qui avaient échappé à la mort. L’activité semblait reprendre.

— Il faudra que tu descendes au fort Saint-Charles, Jean-Baptiste. Jusqu’ici la fonte des neiges et le dégel avaient rendu le voyage dangereux, mais maintenant…

— En effet. Notre père doit être inquiet. Il y a bien longtemps que nous ne lui avons donné des nouvelles.

— Qu’ont-ils fait pendant tout cet hiver ?

— Je me le demande souvent.

— Je m’étonne qu’il n’ait pas songé à nous envoyer un courrier.

Jean-Baptiste regarda son frère. Il crut distinguer dans sa voix un reproche à l’adresse de leur père.

— Pierre, tu sais bien qu’il aura fait l’impossible pour nous.

— Oui, je sais.

— Crois-tu qu’il ne souffre pas de nous savoir seuls aux avant-postes de son exploration ?

— Pourquoi ce ton de reproche ?

— C’est que tu semblais accuser père de nous avoir un peu négligés.

Pierre était sous l’empire d’un énervement bien compréhensible dans la situation où il se trouvait.

L’hiver avait été bien dur et la patience qu’il avait montrée pendant cette longue épreuve d’isolement s’épuisait. Ses nerfs se tendaient dans une impatience mal réprimée. Avec le beau temps, il aurait aimé voir un courrier arriver du fort Saint-Charles, et chaque jour son attente était déçue. Certes, il était loin d’accuser son père de négligence envers eux et cependant, malgré lui, une sorte de mécontentement l’aigrissait. La réplique de Jean-Baptiste l’avait fait réfléchir et il regrettait les paroles qui avaient devancé sa pensée. Il répondit :

— Tu t’es trompé, Jean-Baptiste. Loin de moi la pensée de soupçonner père de nous avoir abandonnés. Mais j’ai tellement hâte d’avoir de leurs nouvelles que tu peux me pardonner, comme père le ferait lui-même, un mouvement d’énervement.

— Volontiers.

— Nous avons tant souffert !

— Et lui ?

— Enfin, Jean-Baptiste, sois plus indulgent.

— Il nous donne une grande marque de confiance en nous tenant à l’avant-garde et il ne nous appartient pas de discuter ses actes ni ses pensées.

Les deux frères se turent un instant.

Chacun d’eux réfléchissaient. Jean-Baptiste avait très bien compris l’attitude de son frère. Lui-même s’étonnait du silence de leur père, et cependant il se faisait un devoir de ne point laisser paraître ses sentiments. N’était-il pas le chef ? N’avait-il pas toute la responsabilité morale et matérielle de ce fort ? Et si lui, le chef, se laissait aller au découragement, comment soutiendrait-il ceux qui pourraient faiblir ? Il se rendait compte aussi qu’il était de son devoir de faire savoir à son père ce qui s’était passé. Et d’un autre côté, n’étaient-ce pas ses nouvelles, à lui Jean-Baptiste, qu’on attendait en bas ? Jusqu’ici, il n’avait songé qu’au courrier qui pouvait lui parvenir, sans se rendre compte que si, lui, savait que tout allait relativement bien ici, il n’en était pas de même au fort St-Charles. Ce fut comme un éclair qui traversa sa pensée. Son père se trouvait sûrement dans une position d’attente semblable à la sienne. C’était donc à lui, Jean-Baptiste, qui se trouvait en avant-garde, d’envoyer un messager. C’est avec un soupir de soulagement qu’il dit à Pierre.

— L’un de nous doit redescendre.

— Comment cela ?

— Nous sommes ici, tous les deux, à attendre avec une impatience exaspérée une lettre de père ! N’as-tu pas songé que nous aurions mieux fait, depuis longtemps, d’en envoyer une nous-mêmes ? Ce n’est pas lui qui est à blâmer, c’est nous. Et nous sommes la cause d’une inquiétude qui le ronge sans doute !

Pierre fut stupéfait de penser que ni l’un ni l’autre n’avaient songé à cette solution pourtant bien simple. Il répondit fébrilement.

— Allons, va vite, je resterai.

— Non, c’est à moi de rester. Je suis l’aîné. C’est à moi de demeurer au poste.

— Tu partiras, Jean-Baptiste. On t’attend en bas, fit Pierre en souriant. Je suis persuadé que c’est toi qui dois partir. Ton cœur ne te le dit-il pas ?

— Pierre !… interrompit Jean-Baptiste, en fronçant les sourcils.

— Crois-tu que je n’ai pas remarqué tes longues absences de pensée au cours de cet hiver ? Je me demandais parfois où tu trouvais la force qui te faisait agir.

— Pierre ! reprit Jean-Baptiste pour la deuxième fois. Est-ce le moment de parler de ces choses ?

— Mon Dieu, pourquoi veux-tu concentrer tes pensées sur des sujets pénibles ? N’avons-nous pas assez souffert cet hiver ? Après avoir péniblement étouffé les appels d’un estomac affamé, pourquoi rester sourd aux cris d’un cœur assoiffé d’amour ? n’est-ce pas dans le souvenir de Pâle-Aurore que tu as puisé ton courage ?

Jean-Baptiste resta un instant songeur.

— En effet, répondit-il, j’ai chassé les sombres pensées qui m’obsédaient pour me réfugier dans de bien doux souvenirs. De loin Pâle-Aurore m’a aidé. Elle m’a réconforté. C’est en grande partie pour la revoir que l’ai lutté au milieu de nos difficultés.

— Je ne croyais pas que tu l’aimais à ce point.

— Oui, je l’aime, plus que je ne saurais le dire.

— Lui as-tu déclaré ton amour ?

— Non.

— Et pourquoi donc ? Elle t’aime pourtant.

— Je ne sais. Ses attentions délicates m’ont été douces. Je n’ai pas cherché à savoir à quels sentiments je les devais.

— Voilà bien les manières d’un amoureux. Du moment qu’on le dorlote, peu lui importe de savoir à quels sentiments il doit les caresses. Mais si elle te haïssait, penses-tu qu’elle t’aurait suivi comme une esclave amoureuse de son maître ?… Elle t’aime.

— Peut-être.

— Comment peut-être ? Mais cela crève les yeux. Je suis sûr que François et Louis-Joseph s’en sont aperçus.

— À ce point ?

Jean-Baptiste avait une tête si drôle en prononçant ces mots que son frère éclata de rire.

— Tu me la bailles belle ! Allons, va vite au fort Saint-Charles retrouver ton aimée.

— Mais… c’est que je ne lui ai pas dit que je l’aimais.

— Bien vrai ?… Ce serait tout de même un peu trop fort.

— Dame !… Tu comprends… Je n’ai pas eu le temps. Je ne me suis rendu compte que je l’aimais, qu’ici.

— Vraiment ? dit Pierre moqueur. Et comment cela t’a-t-il pris ?

Jean-Baptiste ne remarqua pas le sourire narquois de son frère. Il était trop heureux de s’épancher. Ce secret lui pesait. Il fallait qu’il en parlât et il n’était pas fâché de l’occasion qui se présentait. Et puis, un homme est-il capable de taire ses amours ? Sa vanité le pousse presque toujours à narrer ces sortes d’exploits. Il s’y délecte et trouve une jouissance à s’entendre parler de son amie. Il ne s’en rend pas compte, sans quoi il hésiterait. Le jeune amoureux est comme le nouveau riche. Il éprouve le besoin d’étaler ses trésors. Il accepte avec joie, au besoin il la fait naître, l’occasion d’en parler. L’homme que les amours ont rendu plus circonspect savoure intérieurement, comme un fait acquis, ces tendres sentiments. Son allure, comme celle de l’homme qui est venu au monde affligé d’une fortune, est assurée. Son maintien est dégagé. Et il ne se trouble pas quand on le questionne. Ce n’était pas le cas de Jean-Baptiste qui, ne bronchant pas devant le danger, rougissait à cet instant comme une jeune fille de l’autre siècle.

— Je ne sais pas, dit-il. C’est un soir, en me couchant. J’avais faim. Une sueur froide perlait à mon front. J’ai cru qu’une main douce et fraîche venait me caresser. Et alors un nom est sorti de mes lèvres : Pâle-Aurore.

— Tu peux te vanter que la faim, chez toi, produit des effets plutôt agréables.

— Hélas, je me suis tout de suite rendu compte de la situation où je me trouvais. Mon cœur s’est trouvé serré comme dans un étau. J’ai souffert horriblement. J’ai compris que j’aimais Pâle-Aurore plus que tout au monde. La pensée m’est venue, un moment, de te laisser seul et de descendre au milieu de l’hiver au fort St-Charles. Je voulais à tout prix la revoir. Mais j’ai entendu comme une voix intérieure qui me disait : « Lâche, oserais-tu abandonner ton frère ? Elle t’attendra, et tu seras d’autant plus heureux de la retrouver que tu auras accompli ton devoir. » Le lendemain, quand je me suis levé et que je t’ai vu, je n’ai plus eu l’envie de partir. Mais l’amour que nourrissait mon cœur me donna la force de résister. C’est pour la revoir en restant digne du sacrifice qu’on attendait de moi, que j’ai lutté au milieu de nos difficultés.

Pierre ne riait plus. Le sentiment de son frère lui apparaissait trop sérieux. Il dit simplement.

— Voilà donc une bonne occasion pour toi de redescendre au fort Saint-Charles. Et puis, il est absolument nécessaire de donner, de vive voix, à notre père des détails sur notre situation.

Jean-Baptiste ne répondit pas tout de suite. Il regarda les rayons du soleil couchant qui embrasaient le fort. Vers l’ouest, des feux rouge et or d’une majesté incomparable auréolaient la cime des arbres et se reflétaient dans les eaux du lac. La nature se faisait silencieuse. Un calme impressionnant et grandiose lui étreignit l’âme.

Une peur subite et mystérieuse l’envahit.

— Nous ne pouvons pas partir sans nouvelles de la Jemmeraye. Son silence n’est pas naturel. Lui qui a toujours eu soin de nous tenir au courant de ses faits et gestes.

— Que crains-tu pour lui ? Son caractère enthousiaste et pratique à la fois n’a pu que le bien conseiller. Profitant des beaux jours printaniers, il aura sans doute amorcé une nouvelle expédition.

Pierre cherchait des raisons d’encourager son frère. L’attitude de Jean-Baptiste venait de concrétiser en lui des soupçons qu’il avait toujours repoussés. Il le regardait qui marchait d’un pas nerveux. L’amoureux timide et gauche de tout à l’heure avait fait place à l’homme d’action, énergique et viril. Poussé par une force magnétique, il se dirigeait sans cesse vers la porte du fort qui s’ouvrait sur le lac. Il était obsédé par la pensée que quelqu’un avait frappé et qu’il n’avait pas été entendu. Il allait l’ouvrir quand tout à coup il revint sur ses pas. Il posa ses deux mains sur les épaules de son frère. Puis le regardant dans les yeux :

— Pierre !… Nous sommes des hommes, n’est-ce pas ? L’apprentissage surhumain que nous a fait faire notre père a cuirassé nos âmes. Il a réussi à forger un caractère de bronze dans notre corps d’enfant. Je puis donc te parler comme j’ai vu nos aînés se parler entre eux. Nous sommes des hommes, Pierre…

Il éprouvait le besoin de répéter ces mots : nous sommes des hommes. Il voulait se donner du courage. Son regard se faisait dur. Sa voix, un instant encore indécise, se raffermissait. Il regardait son frère qui pâlissait devant cet assaut inattendu et qui restait sans voix. Il continua.

— Le silence de la Jemmeraye est inquiétant compréhensible. Jamais… jamais il n’est resté aussi longtemps sans nous donner de ses nouvelles. Pour qu’il n’ait pas envoyé un messager, il faut que cela aille bien mal là-bas. « Il tendit son bras droit dans la direction du fort de la Fourche. » J’en conclus qu’ils n’ont pas pu résister à la rigueur de l’hiver…

— Mais pourquoi cette pensée ? Ne crois-tu pas au contraire que la cause du silence de Christophe est la même que celle que nous reprochions à père ? Il attend sans doute de nos nouvelles.

— Que par notre faute, nous nous soyons laissés aller à un commencement de découragement, je le comprends. Nous n’avons ni les qualités de Christophe, ni son intelligence, ni son esprit d’initiative.

— Allons, Jean-Baptiste à quoi bon dénigrer ton mérite ? La Jemmeraye lui-même serait le premier à dire que j’ai raison.

— Non, Pierre, Christophe ne peut pas et ne doit pas nous être comparé. C’est un esprit mûr et réfléchi. Tout ce qu’il fait est pesé, calculé, et à son silence nous devons trouver une raison. Même au plus fort de l’hiver ne nous a-t-il pas envoyé Cerf-Agile ? Si, comme tu le disais, tout à l’heure, il a entrepris une nouvelle expédition, crois-tu que nous n’en serions pas prévenus ? Et puis, est-ce après un hiver comme celui-ci, au moment où l’on a besoin de refaire ses forces, qu’on songe à s’enfoncer dans un pays inconnu ? Non, Pierre, tes raisons n’arriveront pas à me convaincre. Il n’y a qu’une chose, qu’une seule, qui puisse empêcher la Jemmeraye de nous tenir de ses nouvelles, c’est que ses compagnons et lui-même sont…

— Jean-Baptiste !… Ne prononce pas ce mot ! C’est pécher contre l’espérance. Mais la même pensée s’abattit sur eux, fatale, inexorable.

Pierre, anéanti, baissa la tête. Un frisson parcourut tout son corps. Il eut froid devant cette situation tragique. Serait-ce possible que la Jemmeraye, le plus fort, le plus entreprenant de cette jeune phalange d’explorateurs eût succombé ? Non ! il ne pouvait pas le croire. Il se défendait contre cette angoisse qui l’étreignait. Il y mettait toute l’énergie d’un homme jeune qui insulte à la mort. Il considérait comme atroce cette destinée ruinée à l’âge où l’on commence à être fort à pouvoir réaliser enfin les rêves de l’enfance et les velléités de l’adolescence. Il se frappait le front pour chasser le cauchemar qui l’obsédait.

— Mais enfin, dit-il à son frère, pourquoi la Jemmeraye ?

Étrange question qui fit lever la tête de Jean-Baptiste. Il devina l’angoisse de son cadet et constata le ravage que faisait dans son âme l’hypothétique mort de leur cousin.

— Pourquoi ? Voyons Pierre, conserve ton sang-froid. Pourquoi Christophe serait-il mort ? Le sais-je ? Ce que je t’ai dit était le résultat logique de mes réflexions. Pour que Christophe ne nous ait pas écrit, ne nous ait pas envoyé de courrier ou fait savoir d’une façon quelconque ce qui se passait au fort de la Fourche, il faut qu’il…

Il n’acheva pas. La porte du fort venait de s’ouvrir. Bousculant la sentinelle qui se tenait à l’entrée, Cerf-Agile entrait en courant et venait s’écraser, à bout de forces, aux pieds de Jean-Baptiste.

À sa vue, Pierre sourit d’espoir en regardant son frère.

Un cri se fit entendre dans le fort, suivi aussitôt d’un concert d’exclamations. Une vingtaine de Blancs, d’Indiens et d’Indiennes se précipitèrent vers Cerf-Agile. Une foule de questions s’entrechoquèrent les unes les autres pour faire place presqu’aussitôt à un silence absolu.

Jean-Baptiste avait fait un signe. Deux Blancs transportèrent Cerf-Agile dans la chambre de Pierre où ils le déposèrent sur le lit. Sur le seuil de la porte, des têtes curieuses et inquiètes fouillaient de leurs regards le visage du revenant du fort de la Fourche. Les deux Blancs sortirent en fermant la porte. Dans le couloir, des chuchotements troublèrent quelques instants encore le silence de la maison…

Tandis que Pierre s’empressait auprès de Cerf-Agile et lui versait sur les lèvres quelques gouttes d’eau-de-vie, Jean-Baptiste, immobile au pied du lit, attendait que l’Indien ait repris connaissance.

En 1736, le fort Maurepas constituait l’avant-garde de la colonie dont Lavérendrye était le chef. À la pointe extrême se trouvait le fortin de la Fourche-des-Roseaux. Ce poste d’où partaient les reconnaissances vers une contrée inconnue exigeait un homme doué d’une énergie, d’un courage et d’une intelligence peu communs. Christophe Dufrost de la Jemmeraye réunissait cas qualités. Il était considéré par Lavérendrye comme son bras droit, comme son premier lieutenant ; il avait en lui une confiance absolue.

Ayant quitté Jean-Baptiste et Pierre qui restaient au fort Maurepas, la Jemmeraye avait côtoyé le bord sud du lac Ouinipeg et s’était arrêté à l’embouchure de la Rivière Rouge. Cerf-Agile lui avait servi de guide, et ils avaient hiverné tous deux dans ce nouveau poste.

Ce n’est pas sans raison que Lavérendrye s’inquiétait de ce qui se passait dans ces deux forts. Les événements avaient été plus terribles et plus douloureux qu’il ne se le figurait.

L’hiver rigoureux qui suivit l’installation de la Jemmeraye accabla la petite colonie. La faim se fit sentir atroce. Le lac gelé tarit une source d’abondance qui leur procurait du poisson. La terre recouverte de neige éloigna le gibier. Obligé de rationner ses gens, la Jemmeraye eut le triste spectacle d’une effroyable lutte pour la vie. Les Indiennes arrachèrent des mains de leurs enfants la nourriture qui apaisait leurs cris. Les hommes à leur tour laissèrent les femmes mourir de faim. Les vivres manquèrent bientôt complètement. Puis la colonie se décima rapidement. Les survivants se rabattirent sur les peaux scellées qu’ils mâchèrent et sucèrent tour à tour. Ils brisèrent les haches contre le sol gelé pour y découvrir des racines et les dévorer. Quelques-uns quittèrent le fort pour s’enfoncer dans la forêt à la recherche d’une nourriture introuvable. Ils ne revinrent jamais. D’autres dépouillèrent les arbres de leur écorce qu’ils firent bouillir. Hélas ! la longueur de l’hiver ne leur permit pas d’attendre le retour du gibier au printemps. Les spectres aux mâchoires ensanglantées errant dans le fort s’évanouirent bientôt…

La Jemmeraye resta seul avec Cerf-Agile.

Malade par suite des efforts trop grands qu’il avait faits, affaibli, incapable de se traîner, il dut s’aliter.

Cerf-Agile se montra le digne compagnon de l’héroïque jeune homme. Sa nature robuste et sauvage, habituée aux privations des hivers, l’avait soutenu au cours de cette tragique famine. Mais la force humaine a ses limites. Ce long martyre l’avait exténué. Dans l’impossibilité de courir la forêt qui se réveillait sous le soleil du printemps, il se tenait tout le long du jour au chevet de la Jemmeraye, attendant fatalement leur destin.

— C’est la fin, disait parfois Christophe. Cerf-Agile ne répondait pas. Il souffrait de voir ce jeune homme qui l’avait accueilli avec tant de bonté au fort Saint-Pierre, gémir sans force.

Un jour, il le regarda avec étonnement s’asseoir sur son grabat. Il tendait ses deux bras décharnés vers un but invisible. Ses orbites démesurément agrandies rayonnaient d’un feu étrange. Son visage émacié et diaphane, encadré d’une barbe inculte, s’illuminait, éclairé par un feu intérieur. Il l’entendit gémir puis prononcer des mots inintelligibles.

Aveuglé par une faim atroce qui lui torturait les entrailles, la Jemmeraye, en proie au délire, avait vu soudain les piliers de la chambre s’allonger à l’infini, pour se perdre dans un ciel bleu sans nuage. Les murs avaient disparu sous une lumière intense et divine. La forêt écartée par des bras gigantesques s’ouvrit devant lui. Une prairie immense où couraient des gerbes d’or frissonnait de volupté. Puis une mer vermeille apparut. Assise sur un rocher, une jeune femme dont il ne voyait que le visage d’une beauté incomparable et le buste d’une opulence resplendissante l’appelait, lui souriait et lui montrait la mer. Il courut à elle et la saisit dans ses bras. Il l’étreignit avec force et lui murmura :

— Comme je t’ai cherchée !… Pour toi, j’ai sacrifié ma jeunesse. Pour toi, j’ai quitté ma famille. J’ai abandonné la maison où chaque soir je pensais à toi au coin de l’âtre… Si tu savais comme je t’aime !… Je t’aime !…

Il avança ses lèvres et voulut l’embrasser. Mais cette déesse de la mer se déroba.

— Comprends-tu à quel point je t’aime ? Ne sens-tu pas combien ton refus me fait souffrir ?

Elle souriait. Et cependant elle glissa d’entre ses bras et s’enfuit vers la plage. Il voulut courir et la rattraper. Mais il tomba. Il se traîna sur le sable chaud. Il supplia dans un appel angoissé :

— Ne m’abandonne pas !… Je vais mourir… Aide-moi dans ce suprême effort puisque tu m’abandonnes au moment où je te trouve… Je t’aime !… Me laisseras-tu gémir à tes genoux sans pitié ? Je t’aime. Ne t’en ai-je pas donné la preuve en te donnant ma vie ?…

Elle souriait toujours et reculait dans la mer. Dans un dernier effort, il cria :

— Tu me repousses !… Ingrate !… Cruelle !… Capricieuse !… Et pourtant, j’ai soif de toi !… Je te veux !… Oh ! Oh !… J’ai soif !… J’ai faim !…

Et dans un râle, il s’abattit.

Cerf-Agile assistait, en apparence impassible, à ce triste spectacle. La Jemmeraye, dans l’angoisse de la faim, s’imaginait voir la mer de l’Ouest. L’Indien avait compris les derniers mots expirés par son compagnon, ces mots que depuis des jours il entendait prononcer, impuissant.

— J’ai soif !… J’ai faim !…

La Jemmeraye, d’une pâleur cadavérique, répéta faiblement :

— J’ai faim.

Cerf-Agile le regarda. Il aimait ce jeune homme dont la nature aventureuse et l’âme sublime avaient fait un héros. Il l’aimait comme un frère descendu des Éternelles Prairies.

D’un pas lent et affaibli, il fit le tour de la chambre. Il fouilla une dernière fois les coffres où l’on gardait la nourriture. Tout était vide. Il ne le savait que trop. Allait-il le laisser mourir ainsi ? Il retourna au chevet du mourant. Il s’assit à terre, les jambes croisées sous lui, et s’appuya au pied de la lourde table. En croisant ses bras sur sa poitrine, sa main rencontra son poignard. Poussé par une force mystérieuse, il se redressa soudain.

Il sortit la lame de sa gaine en peau. Il en promena lentement la pointe sur son bras gauche, il s’ouvrit les veines. Le sang coula vermeil. Simplement, il approcha ce breuvage des lèvres du moribond.

Avidement, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, la Jemmeraye but ce sang héroïque. Une rougeur colora légèrement ses joues. L’éclat fiévreux de ses yeux disparut un instant. Sa langue passa sur ses lèvres sanglantes. Dans un geste incertain sa main se posa sur son front.

— Où suis-je ? demanda-t-il.

Un murmure lui répondit.

Il aperçut Cerf-Agile, assis par terre qui le regardait. Ses yeux souriaient. Son bras d’où coulait un léger filet rouge traînait sur le plancher.

La Jemmeraye avait compris.

Il fixa Cerf-Agile. Leurs regards se croisèrent.

L’Indien leva les yeux au ciel et la Jemmeraye baissa ses paupières sur les siens pleins de larmes.

Hélas, le geste sublime de Cerf-Agile ne devait servir à rien. Les jours du malade étaient comptés. Se sentant à sa dernière heure, celui-ci trouva pourtant la force, le 9 mai au soir, d’écrire à Jean-Baptiste. Il regrettait l’absence d’un missionnaire, mais il mourait en chrétien. À tous, il disait adieu et demandait une prière pour le repos de son âme. Il vécut pourtant jusqu’au lendemain.

Cerf-Agile le regardait, stoïque, maîtrisant sa douleur comme seul un Indien sait le faire, admirant dans son cœur sauvage cet héroïsme devant la mort.

La Jemmeraye était calme. Parfois ses lèvres remuaient. Il priait. Enfin, il tourna la tête vers Cerf-Agile et murmura :

— Toi qui connais la religion de mes pères, plante quand je serai mort une croix sur ma tombe. Poses-y un bouquet de fleurs de ces prairies sauvages que j’ai tant aimées et pour lesquelles je fais le sacrifice de ma vie. Et alors, comme un frère, tu diras une des prières que nous t’avons apprises afin que mon âme s’envole plus légère vers le repos éternel…

Au dehors, les oiseaux chantaient en s’élevant vers le ciel.

Pierre demanda à voix basse :

— Pourquoi est-il revenu seul ?

Jean-Baptiste le regarda et ne répondit pas.

La nuit envahissait peu à peu la chambre. Pierre alluma une chandelle qu’il colla sur la table. La flamme vacillante et fumeuse éclaira le visage de Cerf-Agile creusé par la souffrance et par les privations. Son bras gauche était entouré d’un linge souillé. Pierre se pencha et vit sur le poignet un filet de sang coagulé.

— Il se sera blessé, dit-il à Jean-Baptiste en montrant la blessure.

Cerf-Agile venait d’ouvrir les yeux. Ils firent le tour de la chambre et se posèrent sur les deux frères. Puis, lentement, il porta la main droite à sa poitrine et sortit de dessous sa chemise en peau une lettre qu’il tendit à Jean-Baptiste. Celui-ci reconnut l’écriture de la Jemmeraye. Il n’eut plus de doute. Les caractères qu’une main tremblante avait tracés lui firent comprendre mieux que les mots qu’il lisait que son intuition ne l’avait pas trompé. Il la donna à Pierre qui la lut à son tour.

« Mon cher frère,

Laisse-moi encore te donner ce doux nom de frère au moment de ma mort. Ma destinée finit trop tôt, hélas, pour voir cette mer merveilleuse, objet de nos désirs. Que le découragement n’anéantisse pas vos efforts. C’est le suprême vœu que je vous laisse à tous avant de vous quitter. Nous sommes dans la bonne voie et vous serez bientôt seuls à la parcourir. Je vous suivrai de Là-Haut… Je meurs sans missionnaire, hélas ! Pas même cette dernière consolation avant de mourir ! Je suis seul avec Cerf-Agile qui, dans un héroïque sacrifice, m’a donné son sang comme breuvage. C’est à lui que vous devez cet adieu et c’est à lui aussi que je dois de pouvoir préparer mon âme à comparaître devant son Créateur. Je succombe à la maladie qui me mine depuis le milieu de l’hiver. Que la volonté du Bon Dieu soit faite. Tous nos compagnons sont morts. J’ai eu la joie sublime de baptiser quelques-uns de nos Indiens sur leur grabat. C’est à leurs âmes sans doute que je dois ces dernières forces qui me soutiennent… Adieu à tous… Ne me pleurez pas… Pardonnez-moi les torts que j’ai eus envers vous et priez pour le repos de mon âme… Que le Bon Dieu vous garde. Je remets mon âme entre Ses Mains.

C.-D. de la JEMMERAYE.

Au fort de la Fourche-des-Roseaux, le 9e mai 1736. »

Les deux frères pleuraient sur ce cousin, sur ce frère comme il s’appelait lui-même, subitement disparu. Comme il a dû souffrir, pensaient-ils, seul, au milieu de ce pays inconnu ! Puis ils regardèrent bientôt cette mort comme un avertissement. Fallait-il pénétrer plus avant dans une région qui demandait un tel sacrifice ? Ils restaient là, accablés, relisant tour à tour cette lettre, dernier vestige d’un être aimé, d’un compagnon énergique et courageux.

Cerf-Agile avait, peu à peu, repris ses forces. L’évanouissement auquel il avait succombé en arrivant au fort provenait d’une tension nerveuse arrivée à son paroxysme et qui s’était brisée. L’effort prodigieux qu’il avait fait pour rejoindre les fils de Lavérendrye tenait du miracle. Il avait appris à aimer cette famille. Pour elle, il aurait sacrifié sa vie. À celui à qui il avait donné son sang, il venait de donner la plus héroïque preuve d’amitié. Il ne pensait pas à lui-même. La mission qu’il avait entreprise ne consistait pas seulement dans le transport d’une lettre. Il entendait prendre sa part de la douleur qu’éprouveraient les Lavérendrye. Aussi ses premières paroles furent pour s’inquiéter des sentiments de chacun. Et qui ne serait pas le plus frappé de douleur en apprenant l’horrible nouvelle, sinon le chef suprême, le père de l’expédition ?

— Quand pensez-vous avertir Monseigneur ? demanda-t-il.

— Nous partirons tous demain, répondit Jean-Baptiste.

— Cette épreuve sera bien dure à notre père, dit Pierre.

— Oui…

Cerf-Agile baissa les paupières en signe d’approbation, puis il dit :

— Monsieur de la Jemmeraye était brave.

— Ce n’est pas sans raison, interrompit Jean-Baptiste, qu’il fut toujours désigné pour être en avant-garde. Nous pouvions toujours compter sur lui dans les moments difficiles. Il savait faire preuve de tant d’initiative que c’était un plaisir pour nous d’exécuter ses ordres.

— Hélas, dit Pierre, le sort est parfois bien cruel.

Cerf-Agile les regardait tous deux accepter stoïquement cette épreuve. Il leur dit ensuite comment était mort leur cousin. Puis il l’avait enterré le visage tourné dans la direction de la mer de l’Ouest. Il avait planté une croix sur sa tombe, déposé un bouquet de fleurs sauvages et :

— J’ai dit une prière, comme il me l’avait demandé.

Le lendemain, quatre canots descendaient la rivière Maurepas, abandonnant le fort de ce nom. Jean-Baptiste, Pierre, Cerf-Agile et leurs compagnons, chassés par la mort et les souffrances, allaient chercher refuge au fort Saint-Charles.