L’évolution des mondes/Préface

Traduction par Théophile Seyrig.
Librairie polytechnique Ch. Béranger, éditeur (p. i-v).

PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION

En écrivant, vers 1901, mon Précis de Physique cosmique, je n’ai pu me dissimuler quelles difficultés énormes les théories actuelles laissent subsister dans l’explication d’un grand nombre de phénomènes, en particulier de ceux qui ont rapport aux questions cosmogoniques. Je m’aperçus alors que la pression de radiation, jusqu’alors ignorée ou oubliée, pouvait, fort utilement, conduire à la compréhension et à l’explication de beaucoup de phénomènes, jusque-là mystérieux.

Les explications que j’essayai de formuler ne pouvaient, lors de leur première énonciation, avoir la prétention de rester invariables dans tous leurs détails. Elles furent cependant accueillies par le monde savant avec une bienveillance exceptionnelle, et avec un très grand intérêt. Cet accueil m’a encouragé à continuer mes recherches pour la solution des plus importantes parmi les nombreuses énigmes auxquelles nous nous heurtons partout sur le terrain de la Cosmogonie. J’ai été conduit, par suite, à introduire quelques parties nouvelles dans cet ensemble d’explications du développement du système de l’univers. explications que j’avais une première fois, en 1900, communiquées dans un mémoire à l’Académie des Sciences de Stockholm. Il fut, immédiatement après, publié dans la Physikalische Zeitschrift et je l’ai développé davantage dans mon Précis de Physique cosmique.

Or, l’on affirme, non sans raison, que les opinions scientifiques doivent tout d’abord être soumises à la critique des groupements d’hommes de science compétents, et rencontrer leur approbation, avant d’être lancées dans un public plus étendu. Il faut convenir que la majeure partie des hypothèses qui sont formulées par les uns et par les autres n’arriveraient jamais à la publicité si ces règles étaient fidèlement suivies. On peut ajouter que le travail consacré à leur publication pourrait sans doute être plus fructueusement employé. Mais sept années se sont écoulées depuis que, sur ce sujet, j’ai fait mes premières communications au monde scientifique. L’accueil si bienveillant que ces communications ont reçu, et les nombreuses occasions que j’ai eues pendant ce temps, de faire la vérification de mes théories, et de les améliorer, me font considérer ce temps comme suffisant pour me permettre d’exposer mes vues devant un cercle plus étendu de lecteurs.

Le problème de l’évolution de l’univers a toujours excité l’intérêt du monde pensant. Il conservera, sans nul doute, la première place parmi toutes les préoccupations intellectuelles qui n’ont pas une portée pratique immédiate. Les solutions qui, de loin en loin, ont été formulées à ce problème favori donnent une image fidèle de l’état de la pensée concernant les sciences naturelles, et de leur développement. J’ai le vif espoir que l’exposé contenu dans les pages de ce volume, correspondra au magnifique développement que nous ont présenté les sciences physiques et chimiques à la fin du siècle dernier.

Avant qu’il fut question de l’indestructibilité de l’énergie les études cosmogoniques ne s’occupaient que d’une seule question : comment la matière s’est-elle groupée de façon que les corps célestes aujourd’hui connus aient pu en procéder ? Les conceptions les plus remarquables à ce sujet sont celles d’Herschel sur le développement des nébuleuses stellaires, et de Laplace sur la formation de notre système solaire, évoluant à partir de la nébulosité générale antérieure. Les vues d’Herschel semblent de plus en plus confirmées par l’observation. Par contre la théorie de Laplace se heurte à de si grandes difficultés, que l’on se voit obligé de la modifier très sensiblement, malgré que, pendant longtemps, elle ait été exaltée comme la perle des spéculations cosmogoniques. Si, comme l’a fait Kant, on cherche à se faire une idée de la façon dont les grandioses systèmes des corps célestes ont pu naître d’un chaos complètement désordonné, cela revient à vouloir résoudre un problème complètement insoluble sous cette forme. Il y a d’ailleurs une contradiction à vouloir essayer d’expliquer la genèse du monde dans son universalité, comme le dit[1] avec emphase Stallo : « La seule question qui doive se poser comme conséquence d’une série de phénomènes, est celle de leur dépendance réciproque et de leur corrélation. » C’est pourquoi je me suis limité à l’exposé de la manière dont les nébuleuses peuvent être le produit de soleils, et inversement, comment des soleils peuvent se former à l’aide de nébuleuses. J’ai admis que de tout temps cette évolution alternante a dû se produire, comme elle se produit actuellement.

Les problèmes cosmogoniques ont été rendus considérablement plus ardus par la découverte de l’indestructibilité de l’énergie. Les hypothèses de Mayer et de Helmholtz sur la manière dont les pertes de chaleur de notre soleil sont compensées, ont dû être abandonnées comme intenables. Elles ont été remplacées par d’autres, qui sont basées sur les caractères chimiques du noyau intérieur du soleil, étudiés à la lumière du deuxième principe fondamental de la thermodynamique. Une difficulté plus grande encore semblait provenir de ce que la théorie de la transformation continuelle de l’énergie conduit à cette conclusion, que l’univers s’achemine toujours et de plus en plus vers l’état désigné par Clausius sous le nom de Wärmetod ou mort calorifique. Ce serait un état dans lequel toute l’énergie mondiale se trouverait uniformément répandue dans l’univers sous la forme du mouvement des plus petites particules de la matière. C’est de cette difficulté que j’ai essayé de nous libérer. Elle nous conduit en effet à une fin finale de l’évolution des mondes entièrement inadmissible et inconcevable. Cette porte de sortie de la difficulté consiste à admettre que l’énergie est dissipée ou « détériorée » dans les corps qui se trouvent à l’état de soleils, et au contraire « améliorée » dans ceux qui sont à l’état de nébuleuses.

Un dernier problème de la Cosmogonie a pris récemment beaucoup plus d’actualité qu’il n’en avait précédemment. On croyait autrefois très généralement que la vie pouvait procéder de la matière inorganique par suite d’un procédé de génération spontanée. Mais tout comme le rêve de la génération spontanée de l’énergie, c’est-à-dire le mouvement perpétuel, a dû disparaître entièrement devant l’expérience, négative sur ce point, de même est-il probable que les nombreuses expériences qui suggèrent l’impossibilité de l’auto-création de la vie nous conduiront finalement à la conviction que celle-ci est bien définitivement impossible.

Pour saisir la possibilité de l’apparition de la vie sur les planètes, il faut en arriver à recourir à l’hypothèse de la panspermie. J’ai donné à celle-ci une forme correspondante à l’état actuel de la science, en y faisant intervenir les effets de la pression de radiation.

La thèse dominante de la présente étude des questions cosmogoniques est donc celle de l’existence, dans son essence, de l’ensemble de l’univers, sous sa forme actuelle, depuis les temps reculés les plus lointains. La matière, l’énergie et la vie n’ont fait que changer de forme et de lieu dans l’espace.

Stockholm, avril 1907.
L’Auteur.

  1. Stallo, Concepts and theories of modern physics, 4e éd. p. 276, London, 1900.