L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 2

Schleicher Frères & Cie (p. 9-51).


CHAPITRE II

Ce qu’on pense


I


Laissons là les considérations théoriques, toujours un peu vagues, et occupons-nous d’expériences. Notre but est de montrer qu’il est possible de faire une application des méthodes expérimentales à des phénomènes psychologiques qui ne sont ni la sensation, ni le mouvement ; pour ne pas esquiver la difficulté, j’ai choisi une de ces questions qui jusqu’ici ne sont traitées le plus souvent que par l’ancienne psychologie : la question de l’idéation. Rechercher à quoi pense une personne, comment elle passe du mot à l’idée, comment sa pensée se développe, par quels caractères précis sa pensée lui est personnelle et différente de celle d’un autre individu, voilà toute une série de problèmes qu’il serait certainement difficile d’examiner avec les méthodes ordinaires de la physiologie ; je ne vois pas le secours que nous donneraient les appareils d’enregistrement ou de chronométrie ; toutes les expériences que j’ai faites sur l’idéation n’ont exigé comme appareils qu’une plume, un peu de papier et beaucoup de patience ; elles ont été faites en dehors du laboratoire. Ce sera donc, à mon avis, une excellente occasion de montrer que la psychologie expérimentale ne consiste pas essentiellement dans l’emploi des appareils, et peut se passer de laboratoires, sans cesser d’être exacte.

J’exposerai successivement

1o  Des expériences sur l’idéation, faites avec des mots ;

2o  Des expériences faites avec des phrases ;

3o  Des descriptions d’objets ;

4o  Des renseignements sur l’esprit d’observation ;

5o  Des expériences de mesure sur l’attention ;

6o  Des expériences de mesure sur la mémoire ;

7o  Des recherches diverses montrant l’opposition entre la vie extérieure et la vie intérieure ;

8o  Des recherches sur le rôle de l’image dans la pensée, sur la pensée sans image, sur la pensée abstraite et ses images.

Les personnes qui se sont prêtées à mes recherches sont au nombre de 20 ; il y a des adultes et des enfants, des gens des deux sexes et de toutes conditions. Je n’en ferai pas ici l’énumération : je les présenterai chaque fois que j’aurai à parler d’eux. Je ferai une exception pour deux sujets que j’ai étudiés bien plus longuement que tous les autres : ce sont deux fillettes, appartenant à ma famille, deux sœurs, dont l’une, Marguerite, avait 14 ans et demi, et la cadette, Armande, 13 ans, vers l’époque où j’ai terminé les principales expériences.

Les recherches que j’ai pu faire sur ces deux enfants sont extrêmement nombreuses, et se sont espacées sur trois ans. Elles s’y sont prêtées avec beaucoup de bonne grâce, sans timidité, ni fou rire ; elles ont toujours compris qu’il s’agissait d’une chose sérieuse, et elles étaient persuadées que la moindre erreur pouvait me causer un préjudice des plus graves.

Plût au ciel que les adultes qui servent de sujets aux psychologues eussent toujours une attitude aussi bonne ! Il s’en faut de beaucoup. Quelques-uns n’ont aucunement le respect de l’expérience, ils la dédaignent ou la critiquent ; d’autres croient spirituel de faire des plaisanteries, ou de tourner légèrement à la blague les épreuves ; d’autres ne se livrent pas tout entiers, ils craignent de donner matière à des jugements défavorables sur leur caractère et leur intelligence. Quant aux enfants d’école, ils prennent trop souvent vis-à-vis de moi l’attitude de l’écolier devant son professeur ; lorsque je leur demande des produits naturels de leur activité mentale, ils répondent souvent par des souvenirs de classe, ils se couvrent en quelque sorte d’une cuirasse d’érudition qui dissimule leur véritable nature.

Je noterai encore comme trait caractéristique des deux fillettes qu’elles montraient une certaine crainte dans les expériences où il faut écrire d’abondance des idées personnelles ; les tests sur l’imagination en sont un exemple ; elles m’ont demandé de ne pas lire par-dessus leur épaule pendant qu’elles écrivaient, et de ne pas lire à haute voix leur rédaction quand elles avaient terminé. Je ne surprendrai personne en disant qu’elles ont préféré certaines épreuves à d’autres ; il est quelques tests, celui de la recherche des mots, par exemple, qui, en se prolongeant, les a sérieusement ennuyées ; elles n’ont point osé me l’avouer au moment même des séances, mais quelques semaines après. Marguerite, en général, m’a paru plus appliquée qu’Armande et moins sensible à l’ennui.

Reste une dernière question, celle de la simulation. La simulation est un gros mot. Il ne s’applique pas exactement ici. Ce que je pouvais craindre, c’est que les deux fillettes, qui vivent continuellement ensemble, ne se fissent des confidences, et n’eussent l’idée de concerter la manière dont elles s’adapteraient aux tests. Je leur ai toujours fait promettre, en termes exprès, de n’échanger aucun mot sur les épreuves.

Parmi les recherches, il en est beaucoup, par exemple celles sur la mémoire, l’attention, qui ne peuvent être viciées d’aucune manière par une indiscrétion. Ce sont les phénomènes d’orientation des idées qui sont sensibles à ces influences ; il est clair que la manière dont Marguerite décrit un objet qu’on lui montre pourrait se modifier si elle jetait un coup d’œil sur une description écrite par sa sœur. C’est même pour ce test de description qu’on doit le plus redouter l’influence de l’imitation.

Aussi, ai-je toujours, ou presque toujours, fait la première épreuve successivement, et, sans aucun intervalle de temps, sur les deux jeunes filles, et par conséquent, elles y arrivaient sans idée préconçue. Au reste, je me demande comment elles auraient pu échanger des confidences sur leur manière de faire des associations d’idées ; il leur aurait fallu prendre conscience de leur type intellectuel ; cela me paraît assez difficile. Voici pourquoi.

Ce n’est que très tard que je me suis aperçu que les deux fillettes appartiennent à des types très différents, et que ces deux types sont assez accusés pour mériter chacun un nom. Ainsi que nous le verrons peu à peu, Marguerite représente assez bien le type observateur, et Armande le type imaginatif ; mais je n’avais nullement songé à ces épithètes, encore moins forgé une théorie avant de commencer ces recherches.


II


Pour savoir au juste comment se forme la pensée d’une personne, ne serait-il pas très simple de laisser cette personne penser en liberté, puis de lui demander la notation par écrit de toutes les pensées qui lui sont venues et de l’ordre dans lequel elles se sont succédé ? Séduit par la simplicité de cette expérience, je l’ai essayée plusieurs fois avec les deux fillettes. Je leur demandais de fermer les yeux pendant quelques minutes, de se laisser aller au cours naturel de leurs idées, sans fixer intentionnellement leur attention sur un objet en particulier, puis de décrire par écrit tout ce qu’elles auraient eu dans l’esprit. Je ne sais pas si cette expérience pourrait devenir intéressante, grâce à quelque modification heureuse ; telle qu’elle est, je regrette de dire qu’elle ne m’a rien donné, quoique j’aie eu la constance de la répéter six fois, à différents jours, sur chacun de mes sujets. Je me suis aperçu qu’on ne donne pas à une personne la consigne de penser avec naturel. Cette recommandation a fait l’effet d’une obsession, et mes deux jeunes filles se sont demandé très souvent à quoi elles feraient bien de penser, et si la pensée qu’elles suivaient était bonne ou non. Ajoutons que, pendant cette recherche faite par les jeunes filles, elles étaient extrêmement sensibles aux bruits extérieurs qui sont inévitables dans une maison habitée ; elles écoutaient ces bruits, se rendaient compte des causes qui les produisaient et ce travail banal occupait la plus grande partie de leur pensée. Ajoutons encore la préoccupation de l’heure qui s’écoulait, et un peu d’énervement produit parfois par l’occlusion des yeux, et nous aurons cité à peu près tous les phénomènes de conscience que mes deux sujets m’ont décrits. Ce qui est important pour nous, c’est que les descriptions d’Armande, la cadette, ne diffèrent point nettement de celles de Marguerite ; du moins, je ne saisis point les différences si elles existent ; il y a eu seulement chez la dernière une préoccupation plus fréquente de sa personne. Sur les 6 essais, il y en a 5 où je trouve une réflexion personnelle, sur son âge, sa chevelure, les traits de son visage, etc. Je prends au hasard une description de chacune des deux sœurs. Le temps pendant lequel elles devaient rester immobiles les yeux fermés a été de deux minutes.

Notes écrites par Armande aussitôt après avoir ouvert les
yeux (c’est sa première expérience).

D’abord je ne pensais à rien, sinon que les minutes s’écoulaient et que je devais penser à quelque chose, puis j’ai entendu L… (la femme de ménage) qui remuait les lits, je ne pensais qu’aux grincements qu’ils faisaient, puis j’ai pensé à la promenade d’hier, mais je cherchais à penser parce que je n’avais pas d’idée, je me suis représenté les routes de Thomery, et de nouveau j’ai écouté le grincement des lits ; je pensais au temps qui s’écoulait et à des serpents endormis au soleil, je me faisais cet effet, et tout en pensant au serpent j’ai revu un endroit du bois où nous avions vu un serpent avec L…

C’était chez Mme L… Alors j’ai pensé à la maison, à la vieille statue et de nouveau j’ai pensé au grincement et aux minutes.


Notes écrites par Marguerite aussitôt après avoir ouvert les yeux (c’est sa sixième expérience).

Il me semble que la temps a été moins long (que la fois précédente).

J’ai pensé à la roue que l’on faisait tourner (dans le jardin, à la pompe), je me suis dit que ce devait être Alph. (la cuisinière), ensuite j’ai entendu un coq chanter et j’ai pensé à ce coq.

Je me suis demandé si P… (un parent) voudra bien me prêter sa bécane pour que Margot (une amie) puisse prendre la mienne pour aller à Fontainebleau avec nous.

J’ai pensé que je voudrais bien avoir 16 ans, mais ne plus en bouger.

Je trouve qu’il est fatigant de fermer les yeux, cela me donne un léger malaise.

Les mots entre parenthèse sont de moi, ils sont explicatifs.

En comparant ces deux rédactions, on remarquera un peu plus de vague chez Armande ; le style de Marguerite est certainement plus précis, et les faits qu’elle cite sont plus nombreux ; mais cette différence est loin d’être constante.

Bien que cette épreuve ait été négative, en ce sens qu’elle ne met pas en lumière la différence intellectuelle de deux sœurs, elle a cependant l’utilité de montrer deux caractères d’idéation qui leur sont communs ; d’abord leur idéation est celle d’enfants, et, en second lieu, elle est sincère.

Pour le premier caractère, le caractère enfantin, je ne puis mieux le montrer que par une comparaison qui m’est fournie par le Dr  S…, un de mes amis, qui s’est soumis à la même expérience avec la conscience qu’il met en toutes choses, et aussi, il me l’a avoué, avec une crainte subconsciente d’écrire quelque réflexion qui le ferait mal juger. Voici ce qu’il a écrit :

2e Épreuve. Idéation spontanée.

J’ai enlevé mon lorgnon machinalement en fermant les yeux, mais bien que machinal c’est le 1er  acte qui m’a occupé l’esprit, je me suis demandé si ce fait n’allait pas être noté à titre de condition différente de l’expérience et si cela n’allait pas réellement influer. Je ne sais plus bien après ce qui s’est passé, j’ai cependant cherché à retenir, et même cela me gênait, semblait-il, en sorte que je me suis peut-être plus laissé aller que dans l’épreuve précédente. Je me rappelle bien, par exemple, que j’ai pensé à quelque chose, mais ce n’est qu’après que j’ai réfléchi que j’y pensais… Et je me suis fait alors cette réflexion, que penser une chose et penser qu’on la pensait étaient deux phénomènes différents… Peut-être ce que j’avais ainsi pensé était-il seulement qu’essayer de retenir me gênait ? Quoi qu’il en soit il m’a semblé à propos de la dualité des phénomènes de pensée et de réflexion sur une pensée, que j’invoquais autrefois en philosophie un argument de même nature contre la liberté et j’ai cherché, pour occuper le reste des 3 minutes qui me paraissaient longues, à le retrouver, mais je n’ai pu arriver à le formuler qu’à peu près : c’est que, pour vouloir quelque chose, il faudrait d’abord penser à vouloir cette chose, par conséquent vouloir penser, mais on ne peut vouloir penser quelque chose qu’on ne pense pas déjà. Je ne sais plus au juste comment m’a surpris la fin des 3 minutes, mais je n’en ai pas été fâché.

En comparant ce document aux impressions de nos deux fillettes, on voit de suite combien celles-ci sont étrangères à l’esprit d’analyse qui caractérise un adulte lettré, intelligent, et réfléchi.

Le second terme de comparaison, que je destine à montrer chez mes deux fillettes ce que les Américains appellent candor (quelque chose de la spontanéité naïve et loyale), m’est fourni par un enfant d’école primaire, le jeune G…, âgé de 12 ans. Cet enfant, dans toutes les expériences que j’ai faites avec lui, m’est demeuré insaisissable, car il ne m’a jamais livré que des souvenirs d’érudition. Voici, à titre de curiosité, ce que donne un enfant d’école ; il n’y a pas d’analyse logique, bien entendu, et il n’y a guère de sincérité, à ce qu’il me semble :

J’ai pensé à mes parents, à ma patrie, aux hommes en général, à mon grand-père, à mon frère, à l’école, aux défauts, aux hommes anciens de l’époque préhistorique.

Je crois qu’il y aurait peu de chose à tirer de cette dernière expérience pour connaître le contenu mental du jeune G….

De ce premier essai d’expérience, je rapprocherai un autre, que j’ai fait quelque temps après sur les mêmes fillettes, et qui ajoutera quelque précision aux résultats précédents. Je demande à ces deux enfants de répondre par écrit à la question suivante : « Vous arrive-t-il, parfois, dans la journée, de rêvasser, c’est-à-dire de rester à ne rien faire, pour laisser la pensée aller comme elle veut ? Dans ces rêveries, à quoi pensez-vous en général ? » Marguerite est un peu embarrassée pour répondre, car, dit-elle, « il m’arrive bien rarement d’être entièrement désœuvrée ». Après cette réflexion, elle indique un certain nombre d’exemples de pensées précises, qui ne paraissent pas avoir le caractère de rêveries. Je cite : « Il me semble que je pense parfois à ma leçon de piano, et je me demande si je la saurai.

« Ou bien, je pense à la bicyclette, que c’est ennuyeux de ne pas en faire, que je voudrais être à S… pour voir Margot, etc., etc.

« Mais tout cela, je crois que je le pense aussi bien, lorsque je fais quelque chose ; je ne me souviens pas être restée sans rien faire, et savoir à quoi je pensais. »

Cette auto-analyse, à caractères surtout négatifs, ne devient intéressante que si on la rapproche de celle d’Armande. Celle-ci écrit : « Souvent, lorsque je ne fais rien, je pense à ce qui arrivera plus tard, ce que nous ferons dans quelques jours, ou je passe en revue ce que nous avons fait. Je pense si la semaine sera encore longue, combien de jours il faudra pour arriver à telle date. Je pense aussi à un moment de la journée à venir, et je me dis : Il est certain que cette époque arrivera, qu’elle ne reviendra plus jamais. » Ainsi, chez Armande, la rêverie est un état familier, puisqu’elle n’hésite pas à en parler ; de plus, elle ne cite point de faits précis, elle reste toujours vague dans ses exemples ; enfin elle paraît avoir des préoccupations logiques ou psychologiques (sur l’arrivée d’une date et son retour impossible) que nous ne rencontrons pas chez sa sœur. En résumé, nous avons d’une part : une fillette dont l’esprit, bien éveillé, contient des faits précis, exacts, c’est Marguerite ; et une autre fillette dont l’esprit, plus rêveur, contient des idées plus indéterminées ou des préoccupations de nature mentale, c’est Armande.

J’insiste en passant sur l’utilité qu’on trouve à rechercher si une personne a de l’aptitude aux rêveries pendant la veille ; en général, cet état de rêverie se reconnaît à deux signes : le sentiment qu’on ne conduit pas sa pensée, et la perte de conscience du milieu. J’ai réuni plusieurs observations sur cette question. Il y a des personnes qui ignorent complètement l’état de rêverie ; Mme X…, par exemple, femme intelligente et qui s’analyse bien, n’a jamais eu de rêverie jusque dans ces derniers temps, où, par suite d’une anémie profonde qui l’empêche de lire et la rend souvent oisive, elle s’est mise à rêvasser ; une autre personne, Mlle Ch…, qui spontanément m’avait décrit des rêveries si complètes que lorsqu’elle en sortait elle avait peine à reconnaître son corps et les objets environnants (elle regarde son bras, par exemple, en se disant : est-ce là mon bras ?) a perdu cette aptitude depuis quelques années, et prétend que le changement provient d’une amélioration dans l’état de sa santé ; elle a vu en même temps, et pour les mêmes causes, pense-t-elle, s’affaiblir son audition colorée. Une jeune fille de 18 ans, Came…, connaît bien l’état de rêverie et m’en donne une longue description. Sa rêverie est assez profonde pour qu’elle oublie l’endroit où elle se trouve. En général, l’état débute ainsi : son regard se fixe sur un point et devient immobile. La veille, par exemple, revenant en bicyclette de F…, elle s’arrête sur le pont du chemin de fer, pour attendre un omnibus ; elle s’approche d’une petite affiche indiquant les heures de départ de l’omnibus ; tout en lisant, elle sent que son regard devient fixe et s’immobilise sur l’affiche, et elle commence à rêver. Je remarque que ni Armande, ni Marguerite n’ont pu me donner une description aussi complète de la rêverie, ce qui prouve vraisemblablement qu’elles n’ont pas une nature aussi rêvasseuse que Came….

Laissant de côté ces premiers tests, qui ne donnent que des indications, je vais exposer les résultats obtenus avec mes tests d’idéation. Le premier de ces tests consiste à faire écrire à une personne une série de mots ; ensuite, on lui demande d’expliquer le sens qu’elle a attaché à chaque mot écrit, et par quelle association elle a passé d’un mot au suivant. Les mots écrits ne sont là que comme des points de repère, qui permettent au sujet de mieux analyser après coup, par le souvenir, ses phénomènes d’idéation.

Je désigne cette épreuve sous le nom de recherche des mots ; ce nom exprime bien la préoccupation constante du sujet pendant qu’il fait l’exercice, préoccupation qui donne à son travail un caractère artificiel ; car penser librement, ce n’est pas du tout chercher des mots. Ce travail auquel on oblige le sujet a toutefois l’avantage de le rendre à peu près insensible aux distractions produites par les bruits extérieurs. Je n’ai jamais vu les deux fillettes troublées par les bruits de la chambre ou du dehors ; elles s’absorbaient complètement dans la recherche des mots.

Cette expérience est exactement celle que Flournoy, sur ma prière, a bien voulu faire il y a six ans sur 43 personnes[1] ; le but était alors différent du nôtre. Flournoy et moi désirions définir l’action de ce qu’on peut appeler le milieu psychologique. « On sait, écrivait Flournoy, combien ce milieu influe sur les expériences de suggestion, notamment sur les expériences dites de transmission de pensée. On croit, quand on a choisi un mot pour le suggérer, qu’on l’a choisi au hasard entre cent mille, en réalité on a subi un certain nombre d’influences inconscientes qui ont considérablement rétréci le cercle de ce choix. Il serait fort intéressant de se rendre compte de l’étendue et des restrictions de cette apparente liberté illimitée d’imagination dont on croit jouir, en comparant les idées que le même milieu fait naître chez des sujets différents. » Des observations récentes m’ont montré qu’une influence au moins aussi grande que celle du milieu est exercée par la personnalité de celui qui fait faire l’expérience. Mais ce n’est pas ce point de vue qui nous intéresse pour le moment j’emploie cette épreuve aujourd’hui pour une fin tout autre, qui consiste à étudier l’idéation dans ce qu’elle a de personnel. Flournoy avait du reste bien compris que ces mots écrits au courant de la plume par une personne peuvent jeter du jour sur les différents types d’idéation, d’association, d’intellection, d’expression ; il revient sur ce point tout à la fin de son étude (p. 188) et il développe longuement sa pensée, en citant à l’appui plusieurs exemples intéressants ; dans l’un des cas, la série de mots écrits, très fantaisiste, paraît se former par des liens phonétiques à peine conscients, tandis que, dans l’autre cas, « éclate l’unité d’une coordination logique voulue ». Malheureusement l’auteur n’a pas prolongé dans ce sens l’étude commencée ; il croit qu’elle devrait être reprise sur un nombre de sujets beaucoup plus grand que celui dont il a pu disposer[2].

Voici comment je fais l’expérience avec les deux fillettes. L’une d’elles étant seule avec moi dans la pièce, je la fais asseoir, je lui présente une plume et une feuille blanche sur laquelle j’ai écrit d’avance l’ordre suivant : Écrire 20 mots. Cet ordre suffit, et elles ne me demandent pas d’explication supplémentaire.

Je parle ici de ces deux sujets ; la même règle s’applique aux enfants d’école sur lesquels j’ai répété l’épreuve ; mais il en est tout autrement des adultes, qui, en général, se prêtent de très mauvaise grâce à une recherche dont ils ne comprennent pas le but, mais dont ils redoutent l’indiscrétion, et ils nous posent une foule de questions oiseuses.

Pendant que mon sujet écrit ces 20 mots, je le surveille discrètement ; je note avec une montre à aiguilles indépendantes le temps qui lui est nécessaire pour terminer son travail ; mon sujet ignore que je marque le temps, et par conséquent il n’a pas la tentation de faire une épreuve de vitesse, ce que je cherche à éviter ; il est préférable de mesurer sa vitesse naturelle d’idéation.

Quand les 20 mots sont écrits, je reprends sa liste de mots, et je la lis à haute voix en le priant de m’expliquer le sens de chaque mot.

Ceci fait, et les explications une fois données et écrites, je demande qu’on écrive encore 20 mots ; j’interroge de la même manière ; et enfin, troisième partie de l’expérience, je fais écrire les derniers 20 mots, et j’interroge de nouveau. La division de l’expérience en trois parties m’a paru la faciliter, et épargner un peu de fatigue au sujet, qui aurait pu s’effrayer si on l’avait averti dès le début qu’il avait 60 mots à écrire.

Mes questions, que je note à mesure que je les énonce, portent sur deux points principaux : 1o Quel est le sens exact de chaque mot écrit ? 2o Comment chacun des mots a-t-il été suggéré ? Je n’ai, bien entendu, trouvé que peu à peu les questions utiles à poser.

Ces recherches sont les premières que j’ai faites sur Marguerite et sur Armande. Elles n’étaient inspirées par aucune idée directrice appréciable.

J’ai fait avec Marguerite 6 séances d’expériences dans 5 de ces séances, elle a écrit 60 mots, et dans une elle n’a écrit que 20 mots. Le nombre total de mots qu’elle a écrits et expliqués est de 320.

Il n’y avait qu’une seule expérience par jour, dans la matinée, et j’y procédais de suite, sans conversation préalable. La première séance a eu lieu le 6 septembre et la dernière le 16 du même mois. Marguerite était intéressée par la nouveauté du travail ; mais elle s’est ensuite lassée, et, dans les derniers temps, elle éprouvait quelque ennui de ces interrogations continuelles. Voici l’explication que je lui ai donnée avant de l’interroger, quand elle eut écrit les 20 premiers mots :

« Voici ce que je vais te demander pour chacun des mots que tu as écrits : on peut écrire un mot sans penser à rien, machinalement, on peut aussi écrire ce mot en pensant à l’objet qu’il désigne, mais sans penser à un objet particulier ; on pense à n’importe quel objet, par exemple à une table quelconque ; enfin, on peut écrire le mot en pensant à un objet particulier, par exemple à notre table de la salle à manger. À propos de chacun des mots que tu as écrits, tu vas me dire exactement à quelle catégorie il appartient, si tu l’as écrit sans penser à rien, si tu as pensé à un objet quelconque, ou si tu as pensé à un objet particulier. » Marguerite ayant bien compris mon explication, j’ai relu à haute voix chaque mot d’un ton interrogatif, et sans rien ajouter ; elle me donnait son explication ; puis quand je l’avais écrite, je lui posais quelques questions générales. Dans les premières séances, je me suis toujours proposé de fixer le sens des mots, plutôt que le mode d’apparition des idées, je ne me suis occupé de ce dernier point que beaucoup plus tard.

Les expériences avec Armande ont eu lieu à partir du 18 septembre, et toujours le matin, elle a fait 5 séances et écrit 300 mots. Nous avons donc 620 mots à étudier pour savoir si notre test est bon à quelque chose. J’ai recommandé aux deux fillettes de ne point parler entre elles de ce qu’elles écrivaient.

Ce sont des expériences très longues et peu récréatives. La durée de l’écriture pour les séries de 20 mots n’est pas considérable, elle ne dépasse pas 4 minutes ; ce qui est long et infiniment plus long, c’est l’analyse mentale de chacun des mots écrits ; l’expérience totale, pour les 60 mots, dure environ 70 minutes.

Les deux sœurs ont écrit leurs séries de 20 mots avec une rapidité assez différente. Les temps de Marguerite sont à peu près ceux des enfants d’école ; ils varient entre 1 m. 45 et 3 m. 20 ; la rapidité d’Armande est supérieure ; pour elle les temps varient entre 1 m. 35″ et 2 m. 15″ ; rien n’est plus difficile que de connaître la cause de cette différence de vitesse dans l’idéation, et je renonce à choisir parmi plusieurs explications possibles, telles que richesse des idées, vivacité des idées, défaut de choix et de réflexion, etc.

CLASSIFICATION PSYCHOLOGIQUE DES MOTS ÉCRITS

Je passe à la question principale que je me suis proposé d’élucider avec le test des 20 mots ; c’est celle de la nature psychologique des mots écrits ; c’est, en d’autres termes, la classification des idées au point de vue du mode de connaissance.

Pour connaître le sens véritable dans lequel ont été pris les mots écrits, il est tout à fait nécessaire d’interroger les sujets sur l’idée qu’ils avaient dans l’esprit quand ils ont écrit ces mots ; car le mot par lui-même n’indique pas toujours cette idée. Il arrive souvent qu’une personne prend dans un sens abstrait un terme concret, et qu’à l’inverse elle écrit un nom abstrait en ayant une idée concrète. Ainsi, Armande écrit petitesse, et elle pense à une personne de ses connaissances qui est petite. Par conséquent, tout en attachant l’importance qu’il mérite au fait même d’avoir écrit un mot abstrait, il faut rechercher si ce mot était accompagné d’une pensée abstraite ou d’une pensée concrète.

Cette analyse, qui demande beaucoup de temps et de patience, n’a pas toujours été faite par les auteurs qui ont publié des expériences sur les associations d’idées ; ils se contentaient trop souvent de noter simplement les mots qui avaient été dits en association, sans demander l’explication de ces mots. Ainsi comprise, l’expérience sur l’association des idées reste bien superficielle ; comme Sanford l’a remarqué un des premiers, elle ne peut donner que des résultats douteux. Je possède des documents nombreux provenant d’expériences anciennes sur les associations d’idées faites à mon laboratoire, avec des adultes, et je ne cherche pas à les utiliser, parce que les personnes ont simplement donné des mots, sans expliquer le sens qu’elles y attachaient.

La classification que je vais proposer est, comme toutes celles qu’on a proposées jusqu’ici, arbitraire ; et il se passera peut-être bien du temps avant qu’on en trouve une qui satisfasse tout le monde ; la mienne me semble avoir deux avantages : d’abord elle n’est nullement construite a priori. Quand je fis mes premières interrogations, je n’avais aucune idée préconçue sur les catégories de mots à établir, et je ne me rappelais pas les classifications proposées par les autres auteurs ; j’ai fait la mienne, d’après les documents recueillis, elle est adaptée à ces documents, elle en émane, et, malgré la part d’interprétation personnelle qu’elle contient, je crois bien qu’elle est en étroite relation avec les faits. Un autre avantage de cette classification est qu’elle a eu pour but de bien mettre en lumière les différences d’idéation des deux sœurs ; et ce but, je crois l’avoir atteint.

Voici donc comment je divise les mots écrits par mes sujets :

1o Mots inexpliqués ;

2o Mots désignant des objets présents ;

3o Mots désignant la personne elle-même ;

4o Souvenirs ;

5o Abstractions ;

6o Imagination.


1o Mots inexpliqués

Le premier groupe est formé par des mots sur lesquels le sujet, quand on l’interroge, ne peut donner que des renseignements extrêmement vagues. Ce groupe est surtout un caput mortuum dans lequel je jette un grand nombre de cas mal définis. On peut, pour la clarté de l’exposition, établir des sous-divisions dans ce groupe : 1o les mots pour lesquels le sujet ne peut donner aucune espèce de renseignement, car il ignore dans quelles conditions il les a écrits. La fillette emploie le plus souvent les expressions « je ne sais trop dire — je ne sais pas du tout — j’ai complètement oublié, etc. » Le cas typique est celui où l’on a même oublié qu’on a écrit le mot, ce cas se présente quelquefois pour Armande et aussi pour Marguerite ; 2o les mots que le sujet a écrits avec une pensée, dont il se rappelle l’existence, mais il ne sait plus ce que c’est. C’est de la même manière que le matin au réveil on se dit : Je suis sûr d’avoir rêvé, mais on ne se rappelle rien autre. Ce genre de souvenir abonde chez Armande ; 3o les mots que le sujet a écrits « machinalement » ou « comme on aurait écrit autre chose », ce sont soit des mots dont le sens n’a rien de particulier, soit des mots dont la signification, au contraire, est bien faite pour frapper l’esprit. Ainsi Armande a écrit machinalement, dit-elle, c’est-à-dire sans penser à rien, le mot assassinat.

Je cite un certain nombre de ces mots inexpliqués.

Mots inexpliqués écrits par Marguerite : table, cheval, âne, assiette, cuiller, papier, nappe, café, sentier, bras, neige, livre, lèvres, genoux, laine.

Ce sont presque toujours des mots usuels, et dont le sens n’a rien d’assez frappant pour accrocher l’attention au passage.

Mots inexpliqués écrits par Armande : habit, poule, poisson, courrier, cheval, bouteille, chemin, crayon, terrain, tiroir, tempérament, regard, moquerie, lourd, terrasse, séchoir, métier, sortir, mouchoir, ornements, cadeau, jupe, personnage, envoie, orange, orage, courage, chef-lieu, vis, crochet, rapidité, presses, compatir, interroger, chaud, ange, cycle, écriture, clef, etc., etc.

Les mots précédents ne sont pas aussi usuels que ceux de Marguerite ; la différence est assez nette. Cette différence est la même que l’on trouve lorsqu’on compare deux séries quelconques de mots écrits par les deux sœurs : c’est donc surtout une différence de vocabulaire, et le seul fait intéressant à relever, c’est que cette différence de vocabulaire se conserve même pour les mots inexpliqués.

La proportion de ces mots inexpliqués n’est pas la même dans l’idéation de mes sujets. Chez Marguerite, leur importance est insignifiante, sur 320 mots qu’elle a écrits, il n’y en a que 15, soit 1/20, dont elle ne peut pas rendre compte ; et encore, ces 15 mots appartiennent-ils principalement aux premières séries qu’elle a écrites. À mesure que l’expérience s’est poursuivie, Marguerite a dû faire une plus grande attention aux mots qu’elle écrivait, parce qu’elle savait d’avance qu’elle aurait à répondre à mes questions, si bien que de la 1re  à la 16e  série, on ne trouve que 4 mots qu’elle n’a pas réussi à expliquer. Elle a du reste déclaré à plusieurs reprises qu’en écrivant elle songeait aux explications qu’elle aurait à donner. Chez Armande, le nombre total de mots inexpliqués est beaucoup plus grand, il est de 84, soit presque 1/3, et cette proportion ne diminue pas sensiblement au cours de l’expérience. Je note tout de suite que lorsqu’Armande ne peut pas répondre à mes interrogations par autre chose que « je ne sais pas », elle paraît très contrariée, et même honteuse, comme quelqu’un qui est en faute. Ce sentiment de confusion est si fort chez elle que j’ai été obligé plusieurs fois de la rassurer, en lui affirmant qu’on a le droit d’oublier, et que, du reste, elle est toujours libre de faire l’expérience comme elle l’entend.

Il y a donc entre les deux sœurs une différence très grande ; l’une, Marguerite, fixe beaucoup mieux que sa sœur l’attention sur le sens de ce qu’elle écrit. Mais ce n’est là qu’une différence de fait, et il reste à en donner une interprétation psychologique, ce qui est fort difficile. D’où vient la différence ?

Je trouve cinq explications, qui me paraissent également possibles, et entre lesquelles j’hésiterais beaucoup à choisir :

L’amnésie.

La rapidité de l’écriture produisant l’inconscience du sens des mots qu’on écrit.

L’état de distraction.

Le goût du verbalisme.

Un défaut de précision dans l’esprit.

1o  L’amnésie. C’est l’explication la plus simple et la plus directe. On n’interroge le sujet sur le sens des 20 mots que lorsque la série est écrite, et comme les interrogations sont longues et minutieuses, il s’écoule parfois un temps assez long, dix minutes et davantage, entre le moment où le mot a été écrit et celui où on doit en rendre compte. Supposons deux sujets qui ont une mémoire de force très inégale ; celui qui a le moins de mémoire sera le moins capable d’expliquer la pensée qu’il a eue pendant qu’il écrivait sa série de mots. Armande serait-elle dans ce cas ? Son fort contingent de mots inexpliqués s’expliquerait-il par un défaut de mémoire, défaut tout relatif bien entendu, et n’existant que par comparaison avec sa sœur ? Peut-être cette explication est-elle juste, au moins en partie, car, d’une part, nous apprendrons bientôt qu’Armande est celle qui a le moins de mémoire, et, d’autre part, nous avons son témoignage, d’après lequel elle accuse presque toujours sa mémoire quand elle est incapable d’expliquer un mot.

2o  La rapidité de l’écriture ; il est constant qu’Armande écrit ses mots beaucoup plus rapidement que Marguerite, et cette rapidité doit entraîner l’automatisme, en ôtant aux mots écrits le temps qui leur est nécessaire pour éveiller des idées. J’ai fait autrefois quelques observations sur ce point en étudiant des enfants d’école, et j’ai vu que si on leur recommande d’écrire les 20 mots avec une grande rapidité, on imprime à tout le travail un caractère très net d’automatisme, et les mots sont écrits sans que le sujet ait le temps de réaliser leur sens.

Cette question méritait une étude spéciale. J’ai fait, quand toutes les séries précédentes étaient terminées, de nouvelles expériences dans lesquelles les fillettes recevaient la recommandation d’écrire la série avec leur maximum de vitesse ; de cette manière, on résolvait deux questions en une seule fois : 1o on constatait si la différence de vitesse des deux sœurs se maintient quand toutes deux faisaient des efforts volontaires pour aller vite ; 2o on examinait quelle influence les changements de vitesse exercent sur la nature et la signification des mots écrits.

J’ai fait l’expérience le 8 octobre ; j’ai prié tour à tour chacun de mes deux sujets d’écrire une série avec vitesse maxima, et une autre série avec une très grande lenteur. Voici d’abord les temps :


Vitesse maxima. Vitesse minima.
Marguerite 1m17 3m45
Armande 1m20 3m13


Ainsi, Marguerite, quand elle s’en donne la peine, est aussi rapide qu’Armande ; sa vitesse naturelle est inférieure à celle d’Armande, sa vitesse maxima est équivalente. Ce fait montre d’abord qu’il n’y a pas une relation nécessaire entre les deux vitesses, et ensuite qu’il ne faut pas attacher trop d’importance à la différence de vitesse des deux sœurs.

Voyons, en second lieu, l’influence des changements de vitesse sur la nature des mots écrits.

Commençons par Marguerite : dans l’épreuve rapide il y a 7 mots inexpliqués, soit 35 %, tandis que sa proportion habituelle est de 4,6 % ; dans l’épreuve lente, il n’y a qu’un seul mot inexpliqué. Donc, la rapidité a produit de l’automatisme. Résultat facile à comprendre, sinon à prévoir. Marguerite a remarqué d’elle-même que si elle est pressée, elle écrit les mots n’importe lesquels, sans choisir, sans s’arrêter à leur sens. Chez Armande aussi, la hâte a produit l’automatisme. « Je pense moins ce que j’écris, » remarque-t-elle spontanément. Et, en effet, presque tous les mots de la série rapide sont inconscients : il y en a 16, ou 80 %, proportion qu’elle n’a jamais atteinte, quand elle écrit de son allure ordinaire : dans ce cas, le nombre de mots inexpliqués est de 28 %. Avec la lenteur il n’y a plus que 5 mots inexpliqués. En résumé, le plus ou moins de rapidité à écrire exerce une influence incontestable sur la signification des mots écrits ; le fait le plus saillant, c’est que les mots à signification inconsciente augmentent ; l’augmentation est de 1 (série lente) à 7 (série rapide) pour Marguerite ; et de 5 (série lente) à 16 (série rapide) pour Armande. Mais remarquons que, malgré ce changement de vitesse, chacun de nos sujets conserve assez bien son type mental ; rapide ou lente, Armande écrit toujours un plus grand nombre de mots inconscients que Marguerite dans les mêmes conditions ; il est donc vraisemblable que la vitesse de l’écriture n’est pas une explication suffisante.

3o L’état de distraction. Armande, c’est un fait constant, s’absorbe moins que sa sœur dans un travail quelconque ; elle est plus facilement distraite ; or, la distraction produit l’automatisme.

4o Le verbalisme. Nous trouverons dans mainte expérience qu’Armande a, bien plus que Marguerite, du goût pour le verbalisme ; son attention se fixe volontiers sur le mot comme mot, et la preuve, c’est qu’il lui est arrivé assez souvent d’écrire des mots dont elle ne connaît pas le sens.

5o Un défaut de précision. Il y a, chez Armande, comparée à sa sœur, un certain laisser-aller de la pensée, un besoin moindre de se rendre compte, un souci moins accentué de donner des réponses nettes et précises ; le vague ne lui déplaît pas. C’est encore une raison pour qu’elle ne cherche pas à dégager le sens de ce qu’elle écrit.

Voilà beaucoup d’interprétations différentes ; nous trouvons un peu de vérité dans chacune, et nous n’osons choisir entre elles ; notre doute montre d’une manière curieuse combien, en psychologie, l’interprétation du résultat expérimental le plus précis peut rester flottante ; or, quelle est la valeur d’un résultat, quand il ne peut pas être interprété ?


2o Noms d’objets présents.

Le second groupe est formé par des noms d’objets qui sont dans la pièce où l’on fait l’expérience. Il est arrivé très souvent à Marguerite de jeter un coup d’œil autour d’elle et d’écrire les noms d’objets qu’elle voit sur la table, sur les murs, ou autour d’elle ; souvent, elle cherche volontairement des noms d’objets autour d’elle, elle emprunte parfois des noms d’objets à la personne de l’expérimentateur, elle écrira son lorgnon, son œil, sa main, etc. parfois encore elle note les bruits qu’elle entend, des pas dans la pièce voisine, un roulement de voiture dans la rue ; parfois aussi elle écrit les noms d’objets qu’elle porte sur elle, ses vêtements, diverses parties de sa personne.

Cette influence du milieu extérieur sur l’idéation de Marguerite a été considérable ; il n’y a pas moins de 120 mots (environ le 2/5 de tous ceux qu’elle a écrits) qui sont simplement des noms d’objets environnants ; le nombre de ces objets a même augmenté au cours de l’expérience. Armande a écrit aussi un certain nombre de noms d’objets présents mais ce nombre est bien plus faible. Marguerite en a 120, et Armande seulement 30 ; de plus, à mesure que l’expérience se répétait, Armande a diminué le nombre de ces mots, ce qui est juste le contraire de ce qu’a fait sa sœur. On pourrait encore remarquer qu’Armande a quelquefois écrit des mots qui n’étaient pas des noms d’objets présents, mais qui étaient suggérés par eux ; ainsi, le papier posé sur la table où elle écrit l’a fait penser à parchemin et elle a écrit ce dernier mot ; nous avons groupé dans la même catégorie ces diverses espèces de mots ; si on faisait la distinction, le nombre 30, qui représente les mots d’objets environnants écrits par Armande, serait encore diminué.

Voici quelques-uns de ces mots.

Mots nommant des objets extérieurs, et écrits par Marguerite. — Encrier, colle, lampe, phonographe, rouleau, porte-plume, fauteuil, porte-jupe, cheveux, guêpe, serrure, escalier, livre, tableaux, oreille, main, bouton, breloque, lorgnon, tapis, plafond, cheminée, journal, boîte, châssis, œil, pendule, candélabre, tiroir, clef, parapluie, boîte d’allumettes, photographe, crayon, poule, dépêche, parquet, papier, agenda, presse-papier, couleur, nez, sourcil, appareil, clef, vase, marbre, carton, acajou, étoffe, agrafe, etc., etc.


Mots nommant des objets extérieurs, et écrits par Armande. — Œil, presse-papier, plan, encre, couleur, allumette, feu, horloge, lettre, buvard, point, plume, enveloppe, chapeau, fauteuil, fenêtre, feuille, ongle, bahut, tableau, bague, dessin, dorure, etc.

Les mots ne diffèrent point.

Il n’est pas facile de se rendre compte pour quelle raison une personne cherche si souvent son inspiration dans le milieu extérieur, tandis qu’une autre personne puise de préférence dans son propre fond.

On peut trouver deux raisons différentes à cette tendance :

1o On est à court d’idées.

Il est certain que lorsqu’une personne ne trouve plus de mots à écrire, elle jette un coup d’œil autour d’elle, et cherche de nouveaux mots en regardant les objets ; la vue de ces objets la tire d’embarras, et tantôt elle nomme simplement les objets qui sont sous ses yeux, tantôt elle reçoit de ces objets une suggestion d’idées. Ainsi, dans mes expériences sur les enfants d’école, j’ai remarqué que ces enfants écrivent très vite les premières séries de mots en regardant continuellement leur papier ; mais quand ils ont écrit les 20 premiers mots, ils se ralentissent, ils cessent de paraître absorbés, ils regardent autour d’eux ; et c’est à ce moment-là que le nombre des mots désignant des objets présents augmente dans les séries. Il est donc évident que ce recours au monde extérieur trahit une idéation mise à sec. Chez Marguerite, cet embarras s’est produit souvent, car elle ne cessait de répéter, certains jours : « Je ne sais plus qu’écrire », elle regardait ensuite autour d’elle, et elle écrivait un nom d’objet présent. Je l’ai interrogée sur ce point, et elle m’a dit « qu’il lui semble que c’est plus facile » d’écrire les noms d’objets présents. Par conséquent, si on faisait état de ces deux raisons, on devrait conclure que le fait de nommer beaucoup d’objets présents provient d’un peu de paresse d’esprit, ou encore de ce qu’on est à court d’idées.

2o On est observateur.

Il y a des intelligences qui sont ainsi faites qu’elle ne perdent jamais le contact avec le monde extérieur ; elles vivent d’observations ; Marguerite me paraît bien être de ce type ; d’autres tests nous montreront très nettement qu’elle appartient au type observateur. Les deux explications précédentes ne sont pas contradictoires, peut-être renferment-elles toutes deux une part de vérité.


3o Mots s’appliquant à la personne

En relisant les mots écrits par mes deux sujets, j’ai eu l’occasion de faire une remarque qui m’a paru assez importante pour mériter une mention spéciale ; cette remarque porte sur l’idée de la personne. Cette idée, chacun de nous la possède ; elle nous accompagne partout ; à tout moment, nous avons le sentiment de notre être physique et moral, et nous rapportons à cet être nos états de conscience, nos volitions et nos sensations. C’est une question intéressante, mais fort obscure encore, que celle de savoir en quoi consiste cette idée de la personne, avec quels éléments elle est faite, et quel rôle elle remplit dans nos opérations mentales. C’est surtout la méthode pathologique qui a servi à éclairer cette question, et on sait que Janet, d’après ses études sur les hystériques, a admis que nos actes intellectuels sont accompagnés d’une perception personnelle, ou attribution à notre moi du phénomène de conscience qui vient de s’accomplir ; ce serait par défaut de cette perception personnelle que s’expliqueraient beaucoup de désordres de la sensibilité et du mouvement chez les hystériques. Chez les scrupuleux, en revanche, la préoccupation exagérée de la personne donne lieu à des désordres d’une nature toute différente.

On ne croirait pas, à première vue, que notre test de 20 mots à écrire pût donner quelques renseignements sur ce sentiment de la personnalité. Cependant, le fait est exact. Nous avons vu que Marguerite écrit un très grand nombre de noms d’objets présents ; elle en a une proportion de 39 %, beaucoup plus grande que la moyenne de sa sœur Armande, qui est de 10 %. Or, parmi les objets appartenant au milieu extérieur, j’ai compté ceux qui concernent le sujet lui-même, son corps et ses vêtements par exemple. Ces objets personnels sont très rares dans les séries de mots écrits par Armande ; ils sont, au contraire, assez fréquents chez Marguerite. J’en trouve 15, disséminés dans presque toutes les séries ; ces mots s’appliquent tous à sa personne ou à des parties de son costume ; je n’ai pas fait entrer dans la liste les objets qui lui appartiennent, comme sa bicyclette, et qui sont au moins aussi nombreux ; peut-être devrait-on les compter, car ils sont probablement inspirés par la même idée, et sont comme une extension de sa personnalité. Ce que nous possédons, alors surtout que nous avons un sentiment vif de notre droit de propriété, ne fait-il pas partie de nous-mêmes ? Il est donc intéressant de trouver dans cette expérience sur la recherche des mots quelques signes semblant démontrer chez l’aînée des deux sœurs une préoccupation de son existence et une attention particulière aux objets qui lui appartiennent.

En cela, Marguerite ne fait, du reste, que se conformer à la règle commune. Son cas est le même que celui des élèves d’école primaire. Ceux-ci, très fréquemment, nomment des objets qui font partie de leur personne, ou qui leur appartiennent.

C’est plutôt Armande qui fait exception à la règle, car, quant à elle, je constate qu’elle n’a jamais nommé un objet lui appartenant, il n’y en a pas un seul dans les 300 mots écrits.

J’ignore si on pourrait appliquer ces remarques à d’autres personnes, surtout des adultes, si prompts à prendre l’adaptation de défense ; et il est possible que si un adulte n’emploie jamais le mot je dans nos tests, il ne faudrait y voir qu’un mouvement secondaire de réflexion et d’arrêt.

En ce qui concerne nos deux fillettes, je crois très intéressant de remarquer que le test sur l’idéation donne parfaitement raison aux observations de tous les jours. Il est constant que Marguerite est plus attachée que sa sœur aux objets qui lui appartiennent ; elle s’en occupe davantage, elle les range avec plus de soin, et elle regrette bien plus vivement leur perte ou leur destruction. Ce sont là des faits précis ; et il me paraît bien curieux qu’ils marquent leur trace dans un test sur l’idéation.


4o Souvenirs.

C’est le groupe le plus important, celui qui donne son caractère à l’expérience, et lui imprime un cachet d’intimité. Nos deux jeunes filles, en écrivant les mots, se sont représenté un grand nombre d’objets qui leur sont familiers, et un grand nombre de leurs souvenirs personnels ; avec ce qu’elles ont écrit, surtout avec ce qu’a écrit Marguerite, on pourrait presque reconstituer leur existence ; la maison, le jardin, les maisons et les rues du voisinage, les personnes amies, les connaissances, les petits événements quotidiens, les promenades à bicyclette, des détails sur le village de S… où elles habitent l’été et sur F…, la ville voisine où elles vont presque chaque jour en promenade, voilà ce qui forme la matière de ces souvenirs. Nous groupons sous ce terme de souvenir, en l’opposant aux notions générales, tout ce qui a un caractère de particularisation, par exemple la représentation d’un événement particulier ou d’un endroit connu.

Voici quelques mots-souvenirs. Ils sont peu intelligibles sans doute par eux-mêmes ; s’ils n’étaient pas commentés, ils n’indiqueraient pas un souvenir plutôt qu’une idée abstraite.

Mots-souvenirs écrits par Marguerite. — Bicyclette, chien, casserole, soupière, voiture, tasse, fourchette, piano, Afrique, maison, vinaigre, lait, chocolat, mouton, chignon, rideau, diligence, écurie, arbre, trappe, ferme, four, gâteaux, pharmacie, tramway, hall, chemin de fer, grille, rue, jardin, tombeau, peuplier, etc., etc.


Mots-souvenirs écrits par Armande. — Lapin, chaîne, silence, cuisine, renard, volcan, pompe, volant, ardoise, buffet, ligne, pigeon, perdrix, herbe, pantin, sanglier, royal, marche, chien, prune, glace, hiver, salamandre, marmotte, laisse, gélatine, fémur, graisse, brosse, etc., etc.

La nature même des mots n’indique nullement qu’ils ont été écrits automatiquement ou qu’ils étaient pris dans le sens de souvenirs. Il est donc très important d’interroger le sujet et de lui faire dire quel sens il attache à chaque mot.

Il est certain que la personnalité de l’expérimentateur a eu une énorme influence sur la nature des mots écrits ; si ces jeunes filles ont donné une si grande abondance de souvenirs intimes, c’est que d’abord je connais ces souvenirs, et elles pouvaient me les expliquer rapidement ; en second lieu, elles n’étaient retenues dans leurs explications par aucun sentiment de réserve. J’ai fait aussi écrire des séries de mots à des élèves d’école primaire ; les souvenirs personnels de famille y étaient toujours en tout petit nombre, ce que j’explique par l’embarras où auraient été ces élèves pour expliquer des événements de famille à un étranger ; ces souvenirs étaient remplacés par d’autres, relatifs à l’école et à la rue. En outre, on trouvait souvent dans leurs séries de mots un élément qui manque ici presque complètement, les souvenirs d’érudition, par exemple des mots d’histoire, de géographie, de science. Il est certain qu’une personne en expérience s’adapte à l’expérimentateur, et que les élèves d’école primaire m’ont surtout traité en professeur — d’où leurs souvenirs d’érudition, tandis que les deux fillettes n’ont vu en moi que le parent : le personnage professeur s’était effacé. Peut-être y a-t-il aussi une autre raison. J’ai remarqué que ces deux fillettes n’utilisent pour ainsi dire jamais des souvenirs de leurs leçons ; elles savent un peu d’histoire, de géographie, de physique, d’histoire naturelle ; ces notions ne paraissent pour ainsi dire jamais dans leurs conversations, en dehors des heures de classe.

J’ai remarqué le même fait chez plusieurs femmes du monde, possédant leur brevet supérieur, et dont la conversation ne laisserait jamais soupçonner ce fonds solide d’instruction, ce qui ne les empêche pas, bien entendu, d’être des femmes intelligentes et fines. Il semble que ce qu’on leur a appris est resté à part dans leur intelligence, ne s’est pas mêlé au cours de leurs idées, bref n’a pas été assimilé.

Le nombre des mots-souvenirs écrits par les deux sœurs est très différent, bien que la répétition des expériences eût dû égaliser les nombres, s’il n’y avait eu là qu’un fait accidentel. Marguerite a écrit 172 mots-souvenirs et Armande n’en a écrit que 88 ; ici encore, nous rencontrons une différence absolument nette, et on sera tenté de l’attribuer à ce fait qu’Armande a une moins bonne mémoire que Marguerite ; mais cette explication ne suffit vraiment pas ; une inégalité de mémoire, si forte qu’elle soit, n’explique pas comment Armande, qui est passionnée pour la bicyclette, n’a presque jamais écrit de mots se rapportant à la bicyclette, tandis que Marguerite en a écrit un très grand nombre. Je crois qu’il est plus vraisemblable d’admettre que c’est là une différence de préoccupation ; c’est surtout l’orientation des idées qui est en cause. En tout cas, les séries de mots écrites par Marguerite sont mieux documentées en faits que les séries de sa sœur.

Il y a une distinction de date à faire entre les souvenirs ; par convention, nous appellerons récents ceux qui sont relatifs aux vacances et remontent à une période de deux à trois mois en arrière du jour où se fait l’expérience ; nous appellerons anciens ceux qui remontent plus loin. Dans les séries de Marguerite, dominent les souvenirs récents, de trois mois au maximum ; je compte 139 souvenirs récents pour 33 souvenirs anciens ; Armande a renversé la proportion, elle a évoqué 58 souvenirs anciens et seulement 30 souvenirs récents.

Je suppose que cette différence doit être considérée comme une conséquence d’une autre différence psychologique que nous avons déjà signalée. Marguerite, avons-nous vu, reste en contact avec le monde extérieur, son attention n’abandonne pas la réalité ; nous avons dit que c’était là peut-être une preuve de l’esprit d’observation, en appuyant surtout notre interprétation sur les résultats d’autres tests, que nous décrirons plus loin. Maintenant n’est-il pas vraisemblable que les souvenirs récents ne sont guère qu’une observation prolongée, une rallonge mise à l’observation actuelle ? Les souvenirs anciens, exhumés après plusieurs années de conservation, n’ont pas le même caractère. Il est naturel que Marguerite, qui est l’observateur, invoque surtout ces souvenirs récents, qui se distinguent à peine de l’observation actuelle, tandis qu’Armande, qui ne craint pas de perdre le contact avec la réalité ambiante, s’enfonce résolument dans le passé le plus lointain.


5o Abstractions.

Nos sujets, n’ayant reçu aucune culture philosophique, ne peuvent comprendre que confusément le sens des mots général et abstrait ; et nous ne chercherons pas dans ce chapitre à pénétrer leur pensée ; nous nous en tiendrons à une constatation très sommaire ; ce qui est évident pour moi qui les ai interrogés, c’est que, dans un certain nombre de cas, l’idée qui leur vient n’est point particularisée ; leurs idées abstraites et générales se distinguent des souvenirs en ce qu’elles ne correspondent point à un objet individuellement déterminé ; c’est dans ce sens seulement que nous prendrons les mots abstrait et général, au moins provisoirement.

Voilà la forme la plus fréquente sous laquelle mes deux filles ont donné une signification générale ou abstraite aux mots. C’est le cas le plus fréquent, ce n’est pas le seul. De temps en temps, Armande a donné un sens un peu différent, que je n’avais pas prévu, que je n’ai pas compris, et que, par conséquent, je n’ai nullement suggéré ; Armande, dans ces cas spéciaux, et très rares, pensait à quelque chose de bien particularisé, mais elle pensait à l’ensemble, et non au détail. Ainsi, une fois, elle a l’idée du règne de Napoléon et des gloires de l’empire. C’est une idée d’ensemble, dans laquelle aucun détail n’émerge.

Chez Marguerite, le nombre des idées générales constitue une minorité infime, elle a écrit seulement 12 mots à signification abstraite sur 320 ; ces mots se rencontrent dans les premières expériences ; après la sixième, elle n’en écrit plus un seul. Pour le dire en passant, Marguerite, au cours des expériences, n’a pas cessé d’accentuer son type d’idéation ; à la première épreuve, elle réunissait presque toutes les catégories de mots ; puis elle en a éliminé une bonne part, ne conservant que deux catégories principales, auxquelles nécessairement elle a donné une importance croissante, les mots suggérés par les objets présents et les mots souvenirs. Armande n’a point accentué par l’exercice son type d’idéation : il était tout aussi net au début.

Elle a écrit un nombre considérable de mots abstraits ; elle en a 70, presque autant que de mots-souvenirs, et bien plus que sa sœur, qui n’en a que 12. Nous verrons plus loin qu’Armande a écrit beaucoup de mots qui, pris en eux-mêmes, dans leur sens usuel, sont abstraits ; il est donc intéressant de constater qu’il y a pour elle une relation entre le vocabulaire et la nature de l’idéation.

Un exemple fera bien saisir la différence qui existe entre l’idéation d’Armande et celle de Marguerite. Supposons qu’elles aient toutes deux l’idée d’énumérer les différents objets contenus dans une maison ; et cette idée, elles l’ont eue, en écrivant des séries de 20 mots. Marguerite choisit l’exemple particulier d’une maison qu’elle connaît, elle visite cette maison mentalement, et nomme les objets par le souvenir. Armande, au contraire, pense à une maison quelconque, indéterminée, et elle énumère des objets qu’elle sait exister dans une maison quelconque.

J’ai été étonné de rencontrer une idéation abstraite chez Armande ; étant persuadé qu’elle avait beaucoup d’imagination, je m’attendais à ce qu’elle donnât une grande abondance d’images détaillées et précises ; or, des images abstraites sont, par leur nature même, pauvres en détail, et elles restent le plus souvent très vagues, au témoignage de notre sujet. Pour expliquer un fait inattendu, on recourt à une foule d’hypothèses. J’ai supposé d’abord que c’était par paresse qu’Armande avait une idéation abstraite ; il me semblait que ses images restaient abstraites parce qu’elle ne les poussait pas à fond, parce qu’elle ne se donnait pas la peine de les préciser, parce qu’elle ne faisait pas un effort pour voir clair dans son esprit. Je me suis encore imaginé que la rapidité avec laquelle elle écrivait ne lui laissait pas le temps de changer ses images abstraites en images concrètes. Mais toutes ces raisons sont bien petites, à mon avis, pour produire des effets aussi grands et je préfère me contenter d’admettre que bien réellement Armande a une idéation plus abstraite que sa sœur.

Voici quelques exemples de mots à sens abstrait :

Mots à sens abstrait écrits par Marguerite : mandoline, cuir, marche-pied, fiacre, haridelle, glace, heure, temps, paille, pavé, laine, question.

Mots à sens abstrait écrits par Armande : ortie, travail, cratère, faiblesse, étau, dentition, langue, avoir, ronger, rat, souris, pureté, tente, légèreté, nouveau, année, parchemin, ouverture, tristesse, mélancolie, ennui, malheur, souvenir, chaleur, etc.

Pour arriver à une interprétation satisfaisante de l’idéation d’Armande, il faut, ce me semble, rapprocher les mots inexpliqués et les mots abstraits. Ces deux catégories de mots sont très abondantes dans les séries de cette fillette, et peut-être sont-elles de nature analogue. Armande possède un certain nombre d’aptitudes qui sont à noter. D’abord, je trouve chez elle quelques mots qu’elle écrit sans les comprendre, ce qui suppose une attention tournée vers les mots, le don de s’assimiler les mots, bref un développement de la faculté verbale auquel je donnerai le nom de verbalisme[3].

Un autre fait nous démontre son verbalisme, c’est que dans des expériences que je citerai plus loin sur les associations d’idées, Armande emploie souvent des associations verbales, bien plus souvent que sa sœur. Si nous ajoutons à ces traits précédents une certaine négligence du sens, une tendance à se contenter d’idées vagues, un besoin faible de se rendre compte, un goût peu décidé pour la précision — j’exagère dans tout ceci le type mental de mon sujet, pour mieux faire saisir une pensée — on comprendra comment Armande paraît avoir un si grand nombre d’idées abstraites ou générales. Quant à la question de savoir si ce sont là réellement des idées abstraites et générales, nous l’examinerons dans un chapitre spécial.


6o Imagination

J’appelle mots d’imagination ceux qui réunissent un des caractères du souvenir à un des caractères de l’abstraction. Les créations de l’imagination ressemblent au souvenir en ce qu’elles sont détaillées et précises, et elles ressemblent à l’abstraction en ce qu’elles ne correspondent à aucun fait ou objet extérieur, qui aurait été perçu antérieurement.

À l’inverse, on peut dire que les choses fictives ne sont pas des souvenirs parce qu’elles sont fausses, et ne sont pas des abstractions parce qu’elles sont détaillées.

Je vais citer plusieurs exemples de mots d’imagination, tous empruntés à Armande.

Connaissance. — A pensé à quelqu’un qui perd connaissance, une jeune fille étendue sur un fauteuil, ce n’est pas un souvenir.

Émietter, nourrir. — A pensé à des personnes imaginaires qui émiettent du pain et nourrissent des oiseaux.

Craintivement, épouvante, panique, peur, résultat, encombrement, chaussée, piéton. — A vu des gens cernés, qui ne pouvaient pas fuir. C’était dans une ville, à Paris, c’était une épouvante de foule ; a vu la chaussée du boulevard Montparnasse envahie par beaucoup de monde.

Papillon, aubépine, fleur. — A pensé à un papillon jaune blanc, dans un coin de forêt où nous étions allés la veille et où nous avions garé nos bicyclettes. Elle ne l’avait pas vu, ce papillon, il n’est pas un souvenir, c’est une œuvre d’imagination. Elle a continué à se représenter cette partie du bois, et elle a pensé qu’il y avait des aubépines, ce qui, dit-elle, est tout à fait faux.

Voiture. — A vu une voiture renversée, près d’un pont, à Paris ; il y avait beaucoup de monde autour.

Elle se rend compte que c’est imaginaire.

Route, soleil. — A pensé à une route imaginaire, qui montait sous un soleil brûlant ; c’était une route en plein champ, et il n’y avait pas d’ombre.

Bouquet. — A pensé à un bouquet de fleurs ou de fruits suspendu à un arbre, dans un petit sentier à Meudon. Le bouquet est imaginaire, le cadre est fourni par le souvenir.

Toutes ces descriptions n’ont point été données d’un jet, mais arrachées mot à mot par mes questions. Le seul caractère propre à ces images, caractère tout subjectif, c’est que le sujet est persuadé que l’image est irréelle, ne correspond point à un souvenir.

Parfois, la fiction est si peu développée qu’on hésite sur sa nature et qu’on se demande si ce n’est pas tout simplement une abstraction. La distinction avec le souvenir ne m’a jamais présenté de difficulté, car mes deux sujets ont été constamment très affirmatifs, pour localiser et dater les souvenirs mais la distinction avec l’abstraction est au contraire très difficile, et souvent arbitraire. Exemple : Armande écrit peluche, et elle s’est représenté un fauteuil de peluche bleue, qu’elle n’a jamais vu ; c’est bien une image fictive, puisque le fauteuil est inventé ; c’eût été une image abstraite, si Armande s’était représenté de la peluche comme étoffe, sans rien y ajouter, sans préciser aucun détail de forme.

Chez Marguerite, jamais, dans aucun cas, il ne s’est produit d’image fictive ; et je crois du reste que cette pénurie d’images fictives dans l’expérience de recherche des mots est la règle commune ; Marguerite, à ce point de vue, se rapproche de l’ensemble des autres personnes sur lesquelles j’ai fait les mêmes expériences. Chez Armande, les images fictives sont nombreuses ; j’en compte 23, elles sont presque aussi nombreuses, par conséquent, que les noms d’objets présents. Elles ont apparu dès la seconde expérience, et se sont montrées tantôt rares, tantôt abondantes, avec beaucoup d’irrégularité ; elles ont disparu dès la 11e expérience ; et jusqu’à la 15e, je n’en ai plus noté une seule.

Malgré l’incertitude que présente la distinction entre les images abstraites et les images fictives, je suis bien persuadé que comme développement des images fictives il y a une très grande différence entre les deux sœurs. Il peut paraître assez inattendu de rencontrer chez une même personne à la fois de l’abstraction et de l’imagination. Cela déroute ; car, d’après les notions qu’on a généralement admises en psychologie, il y a comme une antithèse entre l’esprit d’imagination et l’esprit d’abstraction. Ribot, dans son livre sur les Idées générales, a longuement développé cette idée ; les imaginatifs, ce sont les artistes, les femmes, les enfants, tous individus doués d’une riche vision intérieure, chez lesquels la forme des personnes, des monuments, des paysages, surgit nette, bien délimitée. Au contraire, chez les abstracteurs, théoriciens, savants, la tendance est toujours vers l’unité, les lois, les généralités. Bien qu’on fût sans doute quelque peu embarrassé de dire sur quels documents expérimentaux et sérieux repose l’antithèse qu’on établit d’ordinaire entre l’imaginatif et l’abstracteur, je crois cette antithèse trop vraisemblable pour la mettre en doute à la légère ; et je pense qu’il est nécessaire de faire ici une distinction entre deux genres d’abstractions. Quand je remarque qu’Armande, une fillette de 13 ans, a une tendance très nette à l’idéation abstraite, j’entends par là tout simplement que ses images sont pauvres en détails particuliers et précis, et ne se particularisent pas, mais ce n’est pas à dire que cette enfant ait le goût de la spéculation abstraite, qu’elle aime le raisonnement abstrait et le comprenne facilement. Autre chose est l’image mentale appauvrie par défaut de mémoire et formant passage à l’imagination, autre chose est l’aptitude au maniement des idées abstraites. Du reste nous examinerons plus loin si les idées que nous avons décrites chez Armande sous le nom d’idées abstraites ne sont pas tout simplement des idées embryonnaires.


Résumé de la classification précédente, sous la forme de coefficients.

Le parallèle que nous venons de faire entre les deux sœurs a montré combien il existe d’opposition entre leurs natures ; Armande a une idéation plus rapide que Marguerite, et aussi plus abondante, puisqu’elle sent moins le besoin de chercher des inspirations dans le monde extérieur. Son attention est moins bien fixée sur le sens des mots qu’elle écrit, elle prend une conscience moindre du sens de ces mots, et elle est moins capable d’en donner une explication. Ses images de souvenir sont beaucoup moins abondantes, ce sont surtout les souvenirs récents qui sont pauvrement représentés ; mais, en revanche, il y a chez elle un développement considérable d’images générales et abstraites, et, de temps en temps, apparaissent des images entièrement fictives.

Ces différences, je voudrais leur donner une forme plus précise, en employant le procédé des coefficients, qui m’a déjà servi à exprimer les degrés inégaux de suggestibilité qu’on rencontre chez les différentes personnes[4]. Ce procédé est applicable à l’idéation, sous des réserves que j’ai déjà indiquées ailleurs ; je les résume ici, en disant que le chiffre n’est qu’une étiquette, un symbole brutal, et ne saurait dispenser d’une analyse approfondie, ni d’une interprétation, toujours délicate.

Pour calculer le coefficient de la mémoire, de l’imagination, de l’abstraction, il suffit de rapporter le nombre des souvenirs, des images abstraites et fictives au nombre total des mots écrits, ce nombre total étant rendu égal à 100. Ainsi 15 % d’imagination signifie que, sur 100 mots écrits, il y en a 15 qui relèvent de l’imagination.

Le tableau suivant indique ces divers coefficients ; il n’ajoute rien à notre texte ; il synthétise sous la forme précise du chiffre nos principaux résultats.

MARGUERITE
ARMANDE
Coefficient d’observation
37,5
10
Coefficient d’inconscience
4,6
28
Coefficient de mémoire
53,7
29,3
Coefficient d’abstraction
3,7
23,3
Coefficient d’imagination
0
7,6

Ces coefficients, il importe de le rappeler, devraient exprimer des faits bruts, mais le nom qu’on leur donne suppose une interprétation ; il est bien difficile d’éliminer les interprétations en psychologie. Rappelons qu’à propos de chaque coefficient, il y a au moins deux interprétations possibles, et ces deux interprétations sont opposées l’une à l’autre. Ainsi, le coefficient d’observation repose sur le fait brut qu’on a écrit un certain nombre de noms d’objets présents ; ce fait peut recevoir deux interprétations ; ou bien il indique une préoccupation du monde extérieur, ou bien il est le signe qu’on est à court d’idées ; donner à ce coefficient le nom de coefficient d’observation, c’est choisir la première interprétation et repousser la seconde qui consisterait à poser un coefficient de richesse d’idéation. De même pour le coefficient de mémoire ; écrire un grand nombre de mots-souvenirs peut prouver l’exubérance de la mémoire, ou la pauvreté en imagination et en idées générales ; enfin écrire des mots sans se préoccuper de leur sens, coefficient d’inconscience, signifie qu’on a le goût artistique des mots rares, qu’on a une tendance au verbalisme, ou bien qu’on n’a pas un besoin impérieux de se rendre compte des choses, qu’on a dû laisser aller dans la pensée, qu’on glisse au lieu de s’appesantir, ou, encore, qu’on a plus d’amnésie que d’inconscience, et ainsi de suite ; la vitesse avec laquelle on écrit la série de 20 mots signifie que les idées viennent avec abondance sous la plume, ou tout simplement qu’on ne discerne pas parmi tout ce qui vient, et qu’on manque de réflexion.

Nous avons été amené à choisir parmi ces interprétations opposées, mais il ne faut pas oublier que notre choix reste un peu arbitraire, malgré toutes les bonnes raisons que nous avons données à l’appui, et que nous donnerons encore.

Nos coefficients sont calculés sur 600 mots écrits par les deux sujets ; et je me suis demandé s’il était bien utile de prolonger autant cette expérience, et si, en s’en tenant aux premières données, par exemple aux 60 premiers mots écrits par chacun des sujets, on aurait abouti à des conclusions sensiblement différentes. Je donne un tableau où j’ai calculé le nombre total des différentes catégories de mots qui se rencontrent dans chaque série de 60 mots pour les deux sœurs.

MARGUERITE
Objets présents. Inexpliqués. Souvenirs. Abstractions. Imaginations.
1re séance
15
9
32
4
0
2e
23
2
28
6
0
3e
37
1
20
2
0
4e
28
3
29
0
0
5e
17
0
43
0
0
ARMANDE
1re séance
8
23
3
21
3
2e
10
18
8
8
13
3e
4
12
20
19
5
4e
5
14
35
5
2
5e
3
18
22
17
0

Marguerite est caractérisée par l’attention portée aux objets extérieurs et le développement de souvenirs précis. Or, dès la 1re expérience, ces traits étaient bien visibles, ces deux catégories de mots dominaient ; les mots inexpliqués et les mots abstraits étaient très faiblement représentés. La suite de l’expérience a eu simplement pour effet de faire disparaître, après les avoir amoindris, les mots inexpliqués et abstraits ; l’effet de la première épreuve a donc été comme exagéré mais, même en se tenant à cette première épreuve, on serait arrivé à la même conclusion, — avec moins de certitude, il est vrai.

Armande a eu des résultats beaucoup moins réguliers que sa sœur, et c’est d’abord cette irrégularité qui est bien mise en lumière par la prolongation des expériences. Ainsi, les mots d’objets présents, les souvenirs, les abstractions, les actes d’imagination varient beaucoup en nombre d’une expérience à l’autre ; mais ce qui est toujours vrai, c’est que chez elle les mots inexpliqués et les mots abstraits prédominent ; la somme des mots inexpliqués et des mots abstraits est toujours (sauf 1 cas) supérieure à la somme des souvenirs et des mots d’objets présents ; c’est juste le contraire chez sa sœur.

Ainsi, d’une part, l’observation, la conscience précise, les souvenirs récents, voici ce qui domine chez Marguerite ; tandis que, chez Armande, on trouve les souvenirs anciens, les idées vagues, la demi-conscience, et l’imagination fantaisiste. Ne percevons-nous pas déjà ici l’esquisse de deux types intellectuels bien différents[5] ?

APPENDICE

Je veux au moins donner une idée des résultats qu’on peut obtenir en s’adressant à des enfants d’école âgés de 12 ans ; cela suffira à montrer combien ces expériences d’école restent superficielles. Je reproduis l’expérience faite avec G… l’érudit, dont j’ai déjà parlé. Voici les mots qu’il écrit en 2′ 15″ : « Photographie, mère, père, frère, violet, gaz, hydrogène, oxygène, sciences, potier, aluminium, argent, argile, fer, or, cuivre, Chili, géographie, Amérique, cultures, pâturages. » Pendant que G… écrit les premiers mots, il cherche beaucoup auprès de lui ; puis, à partir du 8e mot, il va d’abondance et écrit très vite. Voici l’interrogation que je lui fais subir.

D. Photographie ? — R. C’est en voyant l’image qui est là et qui rassemble assez à une photographie. — D. Mère ? — R. Ensuite, c’est en pensant à Maman, qui est en photographie, père et mère, de même. — D. Tu as vu dans ta tête leur photographie ? — R. Oui, oui. — D. Violet ? — R. Tout à l’heure, j’ai écrit le mot bleu. C’est en pensant au crayon qui est là. — D. Gaz ? — R. C’est parce que la petite lampe qui est là est éclairée au gaz. C’est en voyant le conduit. — D. Hydrogène ? — R. Parce que l’hydrogène est un gaz, l’oxygène aussi. — D. Que t’es-tu représenté avec ces mots ? — R. C’est parce qu’un élève de l’école normale a fait dégager de l’hydrogène en faisant agir sur du zinc de l’acide sulfurique. — D. Tu as pensé à cette expérience-là ? — Oui, Monsieur. — D. Sciences ? — R. C’est parce que l’hydrogène à l’école, on appelle cela la chimie, la physique ; on les appelle les sciences. — D. Potier ? — R. c’est parce que dans les sciences samedi dernier on a parlé des argiles et le potier fait des assiettes avec de l’argile. — D. Aluminium ? — R. On nous a parlé aussi de l’aluminium. — D. Argent ? — R. Et comme l’aluminium brille comme de l’argent, j’y ai pensé. — D. Argile ? — R. Parce que l’argent et l’aluminium sont extraits de la terre, et dans la terre, il y a de l’argile, comme fer, or et cuivre. — D. Chili ? R — Parce que c’est du Chili qu’on extrait le plus de cuivre. — D. Géographie ? — R. À cause que le Chili et l’Amérique sont contenues dans les 5 parties du monde et que l’étude de la terre s’appelle géographie. — D. Culture ? — R. Parce qu’en Amérique on fait beaucoup de culture. — D. Pâturages ? — R. Parce qu’il y en a beaucoup dans les prairies.

On voit quel luxe d’érudition montre cet enfant. Il est bien difficile de se faire une idée de son type d’intelligence avec une expérience comme celle-ci. Il faudrait l’étudier bien plus longuement pour le saisir au naturel.

J’ai répété cette expérience sur une vingtaine de primaires de douze ans, à chacun desquels j’ai fait écrire 60 mots : et voici ce que j’ai remarqué de plus général. Les noms que les élèves écrivent sont des noms communs, qui désignent le plus souvent des objets matériels et familiers. On peut classer tous ces mots dans les catégories suivantes :

1o Noms d’objets placés dans la pièce où l’élève se tient (livres, table, fenêtre, plafond, parquet, porte, etc.) ; 2o parties d’une personne, et vêtements (yeux, mains, tête, chapeau, tablier, souliers, etc.) ; le plus souvent, l’élève qui écrit ces mots désigne sa propre personne ; 3o personnes et objets d’école (objets qui se trouvent dans le préau de l’école, ou dans la classe, et qui servent à travailler) 4o souvenirs de la maison paternelle (personnes, objets d’ameublement, jouets, etc.) ; 5o souvenirs de la rue (cheval, omnibus, pavé, arbres) ; 6o souvenirs de voyage ou de campagne ; 7o noms généraux d’objets, qui ne sont pas déterminés. Il est bien entendu que cette classification ne comprend pas tous les mots écrits, mais ceux qui n’en font pas partie sont en bien petit nombre, et forment une quantité négligeable.

Donc le contenu mental des élèves est surtout formé par l’idée d’objets matériels, appartenant à l’endroit où ils se trouvent, à l’école, à leur demeure, à la rue, à la campagne. C’est, en somme, une idéation d’un caractère terre à terre.

Pour mieux saisir le caractère des mots écrits, il faut remarquer toute une catégorie de mots qui ne se rencontrent pas une seule fois dans les copies. Nous n’y trouvons aucun nom d’états de conscience (comme volonté, émotions, déception, colère, tristesse, raisonnement, sommeil, etc.), aucun mot abstrait (comme cause, loi, temps, heure, jour, moyen), et aucun mot désignant une chose qui ne serait pas matérielle dans le sens vulgaire du mot (comme beauté, richesse, fortune, métier, conversation, travail, larcin). Ce fait n’est pas sans me surprendre un peu. Tous ces enfants reçoivent de leur maître une instruction qui suppose non seulement l’intelligence, mais l’emploi de beaucoup de termes abstraits. Le directeur de l’école a eu l’obligeance de me donner les cahiers de classe de tous ces élèves, et, en parcourant ces cahiers, je rencontre, dans leurs devoirs d’orthographe, dictée, rédactions, devoirs de calcul, etc., beaucoup de termes abstraits. J’en cite quelques-uns au hasard : « heure, maire, dénégations, nuit, fruit, empreintes, témoins, produits, nom, surface, prix, race, milieu, humanité, dispute, combats, besogne, explication, silence, flanc, hurlement » Ainsi, la main de ces enfants a beau être habituée à écrire ces termes d’un style un peu relevé, on ne les retrouve pas dans les 20 mots qu’ils écrivent dans notre expérience ; c’est que vraisemblablement les mots qu’ils écrivent pour nous représentent mieux les idées qui leurs sont habituelles que leurs devoirs écrits de classe[6].

Je remarque encore qu’à part bien peu d’exceptions l’idéation de chaque élève ressemble beaucoup à celle des autres ; il y a peu d’originalité, et les différences individuelles sont très peu marquées. Cela provient sans doute de ce que l’influence du milieu psychologique sur le choix des mots à écrire est si forte qu’elle étouffe les différences individuelles. C’est à peine si on distingue chez tel élève deux ou trois mots d’un style plus relevé que celui de ses camarades. Le nombre d’objets présents qui sont nommés est presque toujours considérable, supérieur à 20 sur 60.

À tous ces traits, il est facile de constater que l’idéation de nos deux fillettes gagne à ces comparaisons ; il est plus facile maintenant de se rendre compte de ses caractères propres. L’idéation de Marguerite ressemble assez à celle de la majorité, avec cette différence toutefois que chez elle les souvenirs d’érudition n’existent pas et sont remplacés par des souvenirs de vie privée ; nous avons vu du reste les causes possibles de cette différence. En ce qui concerne Armande, la conclusion est différente ; Armande paraît se séparer nettement de la moyenne ; son idéation a un caractère d’originalité qui est indéniable.

  1. Année psychologique, I, p. 181. De l’action du milieu sur l’idéation.
  2. Sur ce point accessoire, je ne suis pas tout à fait de l’avis de notre collègue et ami ; l’expérience ne demande pas tant un plus grand nombre de sujets qu’une étude plus approfondie sur chacun d’eux.
  3. Proposons ici une définition de mots. Le verbalisme se distingue du psittacisme en ce que les mots qu’on emploie ne sont pas nécessairement dénués de sens pour celui qui s’en sert.
  4. Suggestibilité, p. 103.
  5. Un an après (3 sept. 1901) je répète les mêmes expériences sur les deux sœurs, et je trouve : dans la série de Marguerite, 12 noms d’objets présents, 4 souvenirs, 4 mots abstraits et 1 mot écrit inconsciemment. Cette abondance des mots présents et des souvenirs est fréquente chez elle. Armande a : 4 noms d’objets présents, 3 souvenirs, 5 mots inconscients, et 8 mots abstraits. On voit que c’est toujours à peu près le même type d’idéation, et l’année qui vient de s’écouler n’a guère apporté de changements.
  6. Dans des épreuves analogues faites en Amérique par Jastrow sur des adultes, élèves d’écoles supérieures, le nombre des termes abstraits qui ont été écrits est beaucoup plus grand.