L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 1

Schleicher Frères & Cie (p. 1-8).


CHAPITRE PREMIER

L’application de la méthode expérimentale aux fonctions supérieures de l’esprit



Il est incontestable, pour ceux qui suivent les progrès de la psychologie expérimentale, que cette science subit en ce moment même une évolution décisive[1]. Elle a, pendant bien des années, parcouru une longue période très prospère, à laquelle il n’est que juste d’attacher le nom de ses deux représentants principaux, Fechner et Wundt.

C’est sous la direction de Wundt surtout que s’est formée l’immense majorité des professeurs de psychologie expérimentale et des directeurs de laboratoire en Allemagne et en Amérique. Le caractère principal des recherches psychologiques qui datent de cette époque a été d’emprunter à la physiologie ses appareils, ses excitants et ses méthodes : on a attaché la principale attention aux conditions matérielles de l’expérience, et on s’est efforcé de réduire au minimum le rôle des personnes servant de sujets, et devant donner des renseignements sur leurs états de conscience.

Le mouvement nouveau, qui se dessine depuis plusieurs années, et auquel j’ai contribué de toutes mes forces, avec la collaboration de plusieurs de mes élèves, et en toute première ligne avec l’aide si précieuse de mon cher ami V. Henri, consiste à faire une plus large place à l’introspection, et à porter l’investigation vers les phénomènes supérieurs de l’esprit, tels que la mémoire, l’attention, l’imagination, l’orientation des idées. Deux ordres d’oppositions sont faites contre cette rénovation des études psychologiques : l’une vient de certains psychologues de l’époque Wundtienne, qui croient encore qu’en dehors des processus les plus simples de l’esprit aucune expérimentation sur le moral ne peut se faire scientifiquement ; l’autre opposition vient des représentants, toujours officiels, de l’ancienne psychologie introspective, qui nous demandent si par hasard nous n’allons pas, par un retour en arrière mal déguisé, emprunter aux vieux philosophes de l’école de Cousin ces méthodes d’auto-contemplation dont nous avons tant ri.

Je crois donc utile de montrer, dans cette introduction, comment l’étude expérimentale des formes supérieures de l’esprit peut être faite avec assez de précision et de contrôle pour avoir une valeur scientifique.

Une première objection vient de suite à l’esprit. Comment faire une étude expérimentale sur des phénomènes de conscience qui sont insaisissables ?

L’expérimentation, de quelque manière qu’on la définisse, et on sait combien de définitions elle a reçues, implique une intervention active de l’expérimentateur dans les phénomènes à étudier ; elle suppose l’existence d’un couple de faits, couple dont un des termes est placé hors de nous, hors de notre conscience, et devient par conséquent accessible à la prise de l’expérimentateur.

C’est dans cette sévère formule que Ribot enfermait autrefois la définition de la méthode expérimentale ; et il concluait qu’il n’y a que deux éléments qui soient modifiables et maniables par l’expérimentateur, les excitations, pour provoquer des sensations, et les actes, qui traduisent des états de conscience[2].

Cette définition m’a toujours paru un peu étroite, et comme trop matérielle ; elle convient surtout à une étude de sensations, comme celles qui consistent à poser des poids sur la main d’une personne à qui l’on demande de décider quel est le poids le plus lourd. Tout naturellement, ceux qui s’inspirent de la physiologie en sont venus à admettre que, pour qu’il y ait expérimentation, il faut la double condition suivante : que l’excitant soit un agent matériel, et que l’excitation soit un effet direct et presque immédiat de l’excitant. Je vais montrer comment on peut élargir cette conception.

Par excitation, nous devons entendre non seulement l’application d’un agent matériel sur nos organes des sens, mais encore tout changement que nous, expérimentateurs, nous provoquons à volonté dans la conscience de notre sujet ; ainsi le langage est pour le psychologue un excitant bien plus précieux, et je dirai tout aussi précis que les excitants sensoriels ; le langage permet de donner à l’expérimentation psychologique une amplitude considérable. D’autre part, nous devons cesser de nous borner à l’étude de l’effet immédiat que l’excitant produit ; cet effet immédiat, c’est la sensation ; du moins, on l’a pensé jusqu’ici ; et on a fait de l’expérimentation psychologique en étudiant la sensation provoquée ; en réalité, un excitant quelconque, sensoriel ou verbal, produit un ensemble de réactions complexes, dont la sensation fait sans doute partie, mais qui comprend bien autre chose que la sensation ; c’est par suite d’une analyse, qui est bien souvent artificielle, qu’on limite à la sensation l’étude de cette réaction ; si on la prend dans son ensemble, on y trouve la mise en jeu d’un grand nombre de fonctions diverses ; il y a de la mémoire, du jugement, du raisonnement, de l’imagination, du sentiment ; l’être entier, avec toutes ses aptitudes, peut, selon les occasions, entrer en activité.

On arrive, par divers artifices, qui sont l’affaire des expérimentateurs habiles, à faire jouer un rôle prépondérant à la fonction qu’on cherche à étudier. Le plus souvent, on y arrive moins par un changement matériel de technique que par la manière dont on interroge le sujet ; beaucoup de procédés qui ont été employés jusqu’ici pour l’étude de la sensation doivent être repris, pour l’étude de fonctions plus élevées ; il suffit, pour les y rendre propres, d’orienter autrement l’attention des sujets, et de leur poser d’autres questions.

En conclusion, je crois que, pour l’étude des fonctions supérieures, nous n’avons pas besoin d’une technique nouvelle, différant de celle qui a servi jusqu’ici à l’étude des sensations ; l’ancienne technique sera suffisante, à la condition qu’on l’élargisse, qu’on entende par excitation non seulement la sensation proprement dite, mais la perception complexe, et même la parole ; à la condition aussi qu’on entende, par réponse du sujet, non seulement ses mouvements simples ou son témoignage sur la sensation éprouvée, mais tout l’ensemble des réactions dont il est le théâtre ; à la condition enfin qu’on donne dans ces recherches la première place à l’introspection attentive, détaillée et approfondie.

Je veux montrer par des exemples précis comment déjà la transformation, dans le sens indiqué, de la technique ancienne relative à la physiologie des sensations a permis d’entreprendre une étude expérimentale et vraiment scientifique des fonctions supérieures de l’esprit, telles que la mémoire, le sens esthétique, la suggestibilité, le jugement, etc.

L’étude expérimentale de la mémoire, d’abord complètement négligée par les expérimentateurs, et qui aujourd’hui est en honneur, se fait en introduisant une petite modification dans la technique de la physiologie des sens ; cette modification consiste à intercaler un espace de temps appréciable entre le moment où l’excitation est donnée et le moment où le sujet doit en rendre compte ; cette intercalation oblige le sujet à conserver le souvenir de l’excitation, et quand le temps est écoulé on apprécie l’exactitude de ce souvenir au moyen de procédés divers, l’appellation, la reproduction, la comparaison, la reconnaissance.

L’étude expérimentale du sens esthétique des couleurs emprunte en partie sa technique à une étude sur la sensibilité différentielle des couleurs ; la modification du procédé est dans l’attitude prise par le sujet ; celui-ci, au lieu de chercher à distinguer les plus petites teintes qu’on juxtapose devant lui, indique le sentiment de convenance qu’il reçoit de leur juxtaposition ; le retour de combinaisons analogues dans de longues séries de présentations permet de constater la constance et la sincérité de ces appréciations, de même que le degré de complexité de la combinaison, suivant qu’elle est binaire ou ternaire, donne des notions sur la finesse de son sens esthétique[3].

L’étude expérimentale de la suggestibilité, en dehors de toute manœuvre de fascination et d’hypnotisme, se fait chez un individu éveillé et en possession de tous ses moyens, par une variante des expériences classiques sur la mémoire ; on a même le soin de laisser croire au sujet que le but de la recherche est d’éprouver sa mémoire, et on évite toute parole et tout incident qui lui donnerait l’idée d’une suggestion. Parmi les modèles assez variés d’expériences de suggestibilité qui ont été imaginés, je citerai les deux suivants : on fait copier successivement, et de mémoire, une série de lignes, dont les premières suivent un ordre croissant très apparent, et dont les suivantes sont toutes égales ; le copiste qui ne met pas suffisamment d’attention dans son travail s’abandonne, par l’impulsion acquise, à l’idée d’un accroissement indéfini des lignes, et il trace des lignes de longueur croissante, même lorsque le modèle lui présente des lignes égales. Dans un autre test de la suggestibilité, qui a aussi les apparences d’une étude sur la mémoire, des questions équivoques et auxquelles on doit répondre ont pour but de tromper un sujet qui cherche à décrire de mémoire un objet qu’il a incomplètement perçu[4].

L’étude expérimentale des types intellectuels auxquels j’ai donné les noms de l’observateur, l’imaginatif, l’érudit, l’émotif, etc., se fait par une expérience qui diffère bien peu de celles sur la sensibilité ; c’est la description d’objets ; au lieu d’employer un excitant simple, comme une piqûre cutanée ou une couleur homogène, on emploie un excitant complexe, un objet, fleur, gravure, clef, etc., cet objet est placé sous les yeux du sujet qui reçoit l’ordre de le décrire par écrit, sans autre explication ; cet exercice de rédaction montre l’immense variété psychologique des individus, car il n’y en a pas deux sur cent qui donnent la même description, quoique l’objet soit identique pour tous.

L’étude expérimentale du jugement emprunte, comme les autres études précédentes, sa méthode aux expériences classiques sur la physiologie des sens ; c’est l’attitude du sujet qui fait la seule différence ; au lieu de lui demander une réponse brève sur la sensation qu’on lui fait éprouver, on lui demande une explication minutieuse sur l’excitant qui sert à provoquer cette sensation. L’expérience du compas de Weber, qui est pratiquée depuis plus de cinquante ans pour mesurer la sensibilité tactile, est, lorsqu’on la modifie en ce sens, tout à fait précieuse pour éprouver le jugement des individus relativement à leur sensibilité tactile ; on n’a rien à changer à la technique matérielle, ni aux appareils, ni aux méthodes de présentation des excitants (méthode des plus petites variations perceptibles, méthode de cas vrais et faux, méthode des changements irréguliers). Le bénéfice des nombreuses recherches qui ont été faites pour perfectionner ces méthodes reste acquis. Ce qu’on modifie dans la procédure, c’est la réponse qu’on demande au patient. Au lieu de lui imposer une réponse courte, et bien équivoque comme « un » ou « deux » (ce qui signifie qu’il sent une pointe ou deux pointes), on lui demande d’expliquer sa perception, de dire pour quelle raison il répond de telle ou telle manière. Cette analyse mentale montre qu’il y a de grandes variétés dans le mode que chacun adopte pour interpréter ses sensations ; il y a des interprétations simples, élémentaires, rudimentaires, naïves ; il y en a d’autres qui sont plus complexes, plus raffinées ; certaines sont pleines de bon sens, d’autres sont plus aventureuses, d’autres enfin sont fantaisistes ou incohérentes[5].

Ces exemples sont loin d’épuiser un domaine qui s’enrichit tous les jours ; mais ils suffisent pour montrer, d’abord que l’étude rigoureusement expérimentale des formes supérieures de l’activité mentale est possible, et en second lieu que cette étude peut se faire d’après les méthodes de la physiologie des sens, à la condition seulement que l’introspection, qui occupe une place très modeste dans ces méthodes, soit remise en première ligne.

  1. J’ai, il y a longtemps déjà, présagé cette évolution (Introduction à la psychologie expérimentale. Paris, 1894, pp. 27 et seq.).
  2. Psychologie allemande contemporaine, p. XX.
  3. L’étude expérimentale de l’esthétique date de Fechner ; elle a fait, dans ces derniers temps, l’objet de travaux nombreux, de Witmer, Pierce, Cohn, etc. ; une revue générale de la question a paru dans l’Année Psychologique (VI, p. 144), sous la signature de Larguier des Bancels.
  4. L’étude expérimentale de la suggestibilité, en dehors de l’hypnotisme, a été faite en Amérique, par Seashore, Scripture et Gilbert ; j’ai fait des études sur cette question en collaboration avec V. Henri ; elles ont paru dans la Revue Philosophique. Dernièrement, j’ai repris l’ensemble de cette question dans mon livre sur la Suggestibilité, qui contient, outre un historique, un exposé de recherches personnelles. Dans ces tout derniers temps, il a paru de nouveaux travaux sur cette question, dont la littérature s’enrichit rapidement. (Pearce, Psychol. Rev., juillet 1902, pp. 329-356.)
  5. J’ai publié déjà quelques courtes notes sur la méthode de Weber envisagée comme moyen d’exploration du jugement. Je ferai paraître prochainement un livre sur cette question ; il aura probablement pour titre la Sensation et le jugement.