Éditions Édouard Garand (64p. 44-48).

XIII


Lorsqu’au matin suivant le mendiant s’éveilla, il avait perdu le souvenir des faits de la nuit. Énorme fut son étonnement de voir une belle jeune femme, splendidement toilettée, arpenter le plancher de sa cambuse. La jeune femme marchait à pas saccadés. Les hauts talons rouges de ses souliers claquaient sur les planches mal solides. Et elle gesticulait, disait des mots indistincts, s’arrêtait brusquement, prenait sa tête à deux mains, puis poursuivait sa marche agitée. À force de secouer la tête, ses cheveux se défaisaient, ils tombaient sur ses épaules, puis jusqu’à ses reins, comme on pourrait voir un bloc d’or fondre et se répandre comme un flot.

Bien que le jour fût venu, la baraque du mendiant était plutôt obscure, n’étant éclairée que par une petite fenêtre. Et dans ce coin où le mendiant s’était jeté sur un tas de vieilles hardes le soir précédent il faisait encore plus sombre, si bien qu’on ne pouvait le voir. Aussi, la jeune femme devait-elle se croire seule et abandonnée dans cette baroque inconnue. Mais elle ne paraissait pas se préoccuper du lieu où elle se trouvait, d’autres pensées, sans doute, occupaient son esprit.

Et le mendiant la considérait, tout en faisant mille efforts pour réveiller sa mémoire endormie. Il y réussit enfin. Oui, il se rappela l’enlèvement de cette jeune femme au Château… La belle voiture de Son Excellence de Ville-Marie… La cambuse de la sorcière… Les deux factionnaires… La mère Babeux jetant dans la nuit des cris de détresse… Puis cette jeune femme prisonnière chez la mère Sirois, la sorcière… Oui, Oui… le mendiant se retrouvait à la fin. Puis, soudain, il crut voir briller quantité de pièces d’or… les deux mille livres promises par cette jeune femme, s’il la délivrait des mains de ceux qui l’avaient enlevée !

Brimbalon, à cette pensée qu’il allait toucher deux mille livres, se sentit transporté de joie. Mais il continua à se tenir coi, n’osant pas encore troubler la jeune femme, laquelle, immobile maintenant au milieu de la pièce, paraissait absorbée en de profondes pensées.

Après un moment de silence, elle murmura plaintivement :

— Oh ! oui, vaut mieux mourir de suite… Et pourtant… mourir sans avoir revu mon enfant… sans l’avoir embrassé !

Un long et lourd soupir souleva sa poitrine, et elle poursuivit :

— Ah ! non, je ne veux pas mourir maintenant… Je veux le revoir avant… je veux qu’il sache que je suis sa mère… que je l’aime. Je veux lui demander pardon pour l’avoir abandonné, et lorsqu’il m’aura pardonnée, je voudrai me griser de ses caresses… Alors, peut-être, je pourrai mourir…

Elle alla à la fenêtre pour jeter dehors un regard distrait et maladif. Le soleil levant projetait ses rayons roux sur les toits de la ville. Et la ville sortant du sommeil de la nuit s’animait peu à peu. De temps à autre un ouvrier passait dans la rue, portant ses outils sur l’épaule. Ou c’était un matelot qui s’en allait à son navire en chantant. Un petit boutiquier trottinait vers sa boutique. Des femmes matineuses couraient déjà au marché, un panier au bras. Par les fenêtres ouvertes des maisons voisines passaient des bruits de voix, des chocs d’ustensiles, des larmoiements de marmots, des rappels à l’ordre, des toussottements, des plaintes, et quelquefois des jurons ou des éclats de rire. La jeune femme ne paraissait rien entendre de tous ces bruits si divers de la ville. Elle pensait… pensait… pensait !

Après un long moment, comme mue par une idée quelconque, elle alla à la porte qu’elle essaya d’ouvrir. Elle n’y réussit pas à cause d’un ingénieux système de barres, de chaînes et de verrous dont le mendiant seul avait le secret. Elle retourna à la fenêtre en soupirant. Mais tout à coup elle promena autour d’elle un regard surpris. Elle parut examiner toutes les choses qui l’entouraient. Et sa surprise paraissait croître de seconde en seconde.

— Mon Dieu ! proféra-t-elle, où suis-je ici ?

Comme si elle eût été saisie de peur, elle courut de nouveau à la porte, mais elle ne put trouver le secret des barres et des verrous.

Découragée, elle traversa la baraque et alla s’asseoir sur le lit où, les coudes sur les genoux et le front dans les mains, elle se replongea de plus belle dans l’abîme de ses pensées sombres.

Le mendiant ne bougeait pas encore, il la regardait toujours.

Peu après son ouïe saisit un bruit de gouttes d’eau tombant l’une après l’autre sur le plancher. Il leva la tête, regarda plus attentivement la jeune femme puis le plancher. Alors il sentit une vive émotion crisper son cœur : oui, la jeune femme pleurait, et c’étaient ses larmes qui, en tombant goutte à goutte, faisaient ce bruit. Et le plancher déjà était mouillé.

Cette fois le mendiant ne put résister à l’effet émotionnant que lui causait cette muette douleur, et il sentit le besoin de consoler cette pauvre femme et de la rassurer sur son sort.

Il se leva. Mais aux craquements du plancher sous les premiers pas qu’il fit, la jeune femme leva brusquement la tête, et de ses yeux humides et tristes que la stupéfaction modifiait rapidement, elle regarda cet homme… ce petit vieillard courbé, ratatiné, livide, et dont les lèvres blêmes et sèches se tordaient dans un rictus. Cette soudaine apparition, dans la masure encore sombre, fit dresser la jeune femme sur ses pieds. Tremblante d’effroi, elle se pencha un peu en avant comme pour mieux voir celui qui s’approchait d’elle. Puis elle fit entendre une exclamation de frayeur et demeura comme glacée par l’effroi.

— Ah ! bien, ah ! bien, belle dame, faut pas vous émouvoir comme ça… Je suis le père Brimbalon, vous pouvez bien me reconnaître !

Le mendiant, à ce moment, se trouvait dans le rayon du jour qui entrait par la fenêtre. La jeune femme le reconnut.

— Ah ! c’est le mendiant Brimbalon !… fit-elle avec la plus grande surprise et en se rasseyant sur le bord du lit. Mais comment et par quelle aventure suis-je ici ? demanda-t-elle aussitôt. Hier, si mes souvenirs ne me trompent point, j’étais la prisonnière d’une méchante vieille femme, une mégère, une ivrognesse, une harpie, et peut-être une sorcière. Elle m’a battue, elle m’a craché au visage, elle m’a fait boire je ne sais trop quoi… mais un breuvage amer qui m’a tourné la tête, qui m’a fait mal au cœur, et dont je ressens encore les douloureux effets.

Elle se tut pour se mettre à considérer curieusement le mendiant qui venait de s’arrêter tout près d’elle.

— Ainsi donc, reprit-elle, vous êtes bien le mendiant Brimbalon ?

— Pour vous servir, belle dame !

— Alors, c’est vous qui m’avez emmenée ici ?

— Oui, jolie dame. Si vous vous souvenez, j’étais allé par hasard chez la mère Sirois…

— La mère Sirois, dites-vous ?… Ah ! oui, la sorcière…

— Précisément. J’entre, je vous aperçois prisonnière sur un grabat, et vous me dites : Père Brimbalon, mille livres… deux mille si vous m’emmenez hors d’ici ! La sorcière dormait dans sa boisson. Je vous délivrai, mais vous perdîtes connaissance. Alors je vous pris dans mes bras et vous apportai dans ma pauvre baraque.

— Ah ! vous avez fait ça ? Et pour mille livres, dites-vous ?

— Deux mille, chère dame…

— Deux mille livres ? C’est bien, je vous les donnerai.

Elle se leva brusquement et ses traits fins se contractèrent, comme si une grande colère venait de se soulever en elle. Mais elle se calma aussitôt, et reprit avec un accent mélancolique et désespéré :

— Non, père Brimbalon, ce ne sera pas deux mille livres que je vous donnerai, mais cinq mille… dix mille ! Que m’importe, je suis riche ! À quoi pourra me servir l’argent désormais ! Je vais mourir… Et je suis une maudite qui emportera dans la tombe la malédiction des hommes. Pourtant, pourtant, père Brimbalon… je voudrais bien revoir mon enfant… oui, je veux le revoir !

Un sanglot se brisa dans sa gorge serrée, deux grosses larmes tracèrent un large sillon sur le fard de ses joues, et elle ajouta, suppliante :

— Voyons, père Brimbalon, si vous avez été bon pour moi, soyez-le encore ! Je veux voir mon enfant… Ah ! oui, mon enfant… mon enfant !

Brimbalon se hasarda à poser cette question :

— Vous avez donc un enfant ?

Elle sourit à travers ses larmes et répondit :

— Et il est beau… beau comme sa mère, monsieur. C’est mon portrait. Mais lui est bon, tandis que sa mère…

— Quel âge a-t-il ? interrompit le mendiant pour ne pas laisser la pauvre mère échapper une amère confidence.

— Il a quinze ans. C’est le plus bel adolescent de la ville. Voyez-vous comme je suis bien punie ? Je l’avais abandonné, parce que j’avais une canaille pour mari… Parce que j’étais trop pauvre pour le nourrir et le vêtir. Je le fis conduire à une vieille femme à qui j’abandonnai mes derniers écus. Car je voulais ensuite lui conquérir une fortune… et cette fortune, je l’ai conquise !

— Si je vous comprends bien, votre enfant se trouve dans notre ville ?

— Oui, en cette basse-ville. De braves gens l’ont adopté.

— Quel est son nom ?

— Je pense qu’on l’appelle Louison. Moi, je l’avais nommé Louis à son baptême en l’honneur du roi.

— Louison… murmura le mendiant en rassemblant ses souvenirs. Ah ! ça, mais dites-moi, reprit-il tout à coup, votre enfant… votre Louison… ne serait-ce pas le fils adoptif de Flandrin Pinchot et de la Chouette ?

— Oui, père Brimbalon, c’est ainsi qu’on les nomme.

Brimbalon n’en pouvait croire ses oreilles.

— Voici une créature qui est folle, pensait-il. Elle est une demoiselle de la Pécherolle, et elle me dit qu’elle a un mari et un enfant. Oui, la pauvre fille doit être craquée.

La jeune femme venait de se laisser choir sur un escabeau placé près de la table sur laquelle elle avait posé ses bras. Maintenant, le front penché et appuyé sur les bras, elle pleurait encore.

— Voyons ! voyons ! fit doucement Brimbalon de plus en plus attendri et intrigué, il faut savoir se consoler de nos chagrins et de nos peines. Et puis, il me semble qu’il serait à propos d’éclaircir tous ces mystères.

Et comme sa voix se trouvait un peu enrouée, il poussa trois ou quatre « hem ! hem ! »» et poursuivit :

— Vous dites, chère dame… Ah ! mais, auparavant, se reprit-il, voulez-vous bien me dire votre nom ?

— Mon nom ! fit la jeune femme en relevant la tête et en regardant le mendiant avec surprise. Mais… mon nom… vous le savez bien ? Je suis Sévérine… la fille de feu Jean Colonnier, l’ancien boulanger !

Le mendiant faillit sauter en l’air.

— Hein ! la fille de Maître Jean !…

Et de suite il se dit :

— Oui, oui, cette femme est tout à fait folle. Elle a la cervelle complètement renversée. Ça doit être un effet de ce breuvage que lui a fait boire la sorcière…

Et tout haut :

— Non… vous ne me dites pas que vous êtes la fille de Maître Jean l’ancien boulanger !

— Ah ! ça, père Brimbalon, fit la jeune femme avec impatience, vous avez pourtant bien connu mon père !

— Si j’ai connu Maître Jean, ne me le demandez pas ! Comme il était bon et généreux avec les pauvres du bon Dieu, bien que, à la vérité, il fût protestant.

— Si donc vous avez connu mon père, vous devriez me reconnaître pour sa fille, puisque dans le temps on disait que je lui ressemblais.

— Vous avez raison… oui, c’est juste, vous lui ressemblez et quasi traits pour traits, répliqua le mendiant sans croire, bien entendu, ce qu’il paraissait affirmer. Il ne voulait pas contrarier la jeune femme dont il voyait la souffrance.

— Comme ça, reprit-il, vous n’êtes point cette demoiselle de la Pécherolle à qui j’ai vendu, pour le compte d’un ami trappeur, des pelleteries ?

— Que me chantez-vous là, père Brimbalon ! Êtes-vous fou ? Je suis la fille de Maître Jean, trépassé, et je ne suis nulle autre !

— Et vous n’êtes pas l’amie de Son Excellence de Ville-Marie ?

— Lui ?… Je le hais !

— Et non plus l’amie de Son Excellence de Québec ?

— Le Comte de Frontenac ?… Je ne sais pas… Mais il est bon pour moi ! Ah ! vous me parlez de Monsieur de Frontenac… J’étais dans son cabinet, et j’étais seule… C’était pendant la fête… Un homme se présente, se jette sur moi et me lance par une fenêtre… Ah ! je me le rappelle bien à présent…

— Et cet homme, c’était Monsieur le Comte ?…

— Non ! non ! rugit la jeune femme avec fureur. C’était lui… oui, lui et comme toujours déguisé et sous un nom d’emprunt… Cette fois il s’était fait duc… Ah ! oui, c’était bien cette canaille encore une fois… Oui, c’était celui dont je porte le nom maudit… C’était le père de mon enfant ! Oh ! le coquin ! oh ! le damné ! ne pourrai-je donc jamais me débarrasser de ce serpent !

Elle s’était mise debout, soulevée par la colère. Mais l’effort était trop grand pour sa faiblesse, et elle s’abattit sur le plancher où elle se roula en d’affreuses convulsions. Tantôt elle gémissait ou hurlait, tantôt elle pleurait ou éclatait de rire ; et elle grinçait des dents, elle essayait de mordre le plancher que, des fois, elle heurtait de son front…

Brimbalon, tout désemparé, ne savait que faire.

— Diable ! diable ! se disait-il dans son émoi, l’affaire ne cesse pas de se compliquer. On ne peut pas dire que cette femme n’est pas folle… elle est complètement détraquée… et le mieux à faire sera de l’enfermer quelque part. Oui, mais il ne faut pas que je la laisse filer sans mes deux mille livres… Qu’est-ce que je pourrais bien en faire en attendant ?…

Tout à coup, il avisa sa cruche sur le plancher

— Tiens ! tiens ! s’il en reste dedans, je vais pouvoir m’éclaircir les idées !

Il prit la cruche, la soupesa et l’agita.

— Pardi ! il en reste quasi la moitié !

Tout souriant, il éleva la cruche jusqu’à sa bouche et en tira plusieurs longues et fortes lampées.

— Bon ! bon ! voilà qui va m’aider à déchiffrer les énigmes.

Il posa la cruche sous la table et se mit à réfléchir.

— Une chose, se dit-il, qui est certaine, c’est que cette jeune femme a un domicile que je connais, et qu’elle a aussi une domestique, et une domestique qui se trouve être justement l’ancienne servante de feu Maître Jean. Tiens ! tiens ! après tout, cette pauvre jeune femme n’est peut-être pas aussi folle que je le pensais en premier lieu. Oui, ça se peut bien qu’elle soit la fille de feu Maître Jean. En tout cas, Mélie doit savoir toute la vérité. Alors, je n’ai rien de mieux à faire que de la conduire chez elle où elle me remettra mes deux mille livres. Ah ! ces deux mille livres, j’y tiens et je les aurai bien gagnées ! Donc, si à tout hasard cette pauvre femme est véritablement folle, Mélie en fera ce qu’elle pourra. Moi, je ne peux toujours pas la garder ici, c’est gênant et ça pourrait faire bavarder les mauvaises langues. Oui, je vais la conduire chez elle… mais pas avant ce soir ! Dans le jour, ça ferait tourner la tête des passants et ils pourraient en attraper le torticolis. Je la conduirai ce soir, quand il fera tout à fait noir, de sorte que personne ne nous remarquera. Oui, mais en attendant j’ai faim… Et elle, cette pauvrette, doit avoir faim aussi. Je vais aller chercher du pain, du lait et du fromage, et peut-être aussi deux ou trois bouteilles de vin et une jatte de bière. Enfin, nul n’est obligé de mourir de faim ou de soif ! Allons…

En peu de temps il ouvrit sa porte barrée, chaînée et verrouillée, et s’éloigna rapidement.

Il revint au bout d’un quart d’heure apportant du pain, du lait, du fromage et deux bouteilles de vin.

En l’absence du mendiant, la jeune femme s’était remise debout, mais, prise de suite par un nouvel étourdissement, elle s’était jetée sur le lit. Elle ne dormait pas… elle pensait encore. Et ses traits étaient tirés et ses yeux secs.

Brimbalon lui dit :

— Voyons, ma jeune dame, il faut se montrer raisonnable. Vous allez boire une tassée de vin et manger un peu, ça vous remettra.

Elle ne répondit pas. Mais comme si l’offre du mendiant lui eût agréée, elle se souleva avec peine. Brimbalon l’aida et la conduisit à la table. II lui vida du vin dans une tasse. Elle but la tasse avec avidité.

— Encore, dit-elle… Ah ! que j’ai soif !…

— Vous devez avoir faim aussi ?

— Non… dit-elle seulement.

Elle but la deuxième tasse à petites gorgées, mais elle ne voulut point manger.

Le vin parut lui faire du bien. Des rougeurs empourprèrent son front et ses joues. Mais elle demeura silencieuse. Elle tenait ses yeux sur la fenêtre en face d’elle. Son regard était distrait et rêveur, morne et immobile. Mais tout à coup ce regard s’anima en voyant passer devant la fenêtre un bel adolescent aux longs cheveux blonds. La jeune femme se dressa et dit comme se parlant à elle-même :

— C’est lui… oui, c’est lui !

Elle courut à la fenêtre et l’ouvrit. Elle pencha sa tête dehors. L’adolescent n’était pas loin. Il s’en allait d’un pas délibéré…

Elle appela d’une voix étouffée et comme craintive :

— Louis… Louis…

L’adolescent ne parut pas entendre.

Elle cria plus fort :

— Louison… Louison !

Cette fois l’adolescent s’arrêta net et tourna la tête avec surprise. Mais à la vue de cette femme, les cheveux en désordre, les yeux presque hagards, le visage pâli et fatigué, et en reconnaissant que cette femme se trouvait dans la baraque du mendiant Brimbalon, l’adolescent parut être saisi d’effroi. Il prit sa course et disparut bientôt à l’angle d’une ruelle proche.

La jeune femme quitta la fenêtre et dit en gémissant :

— Il me fuit… il me fuit !…

Puis, avec une sorte de rage elle clama :

— Oh ! Dieu… est-il possible que mon enfant se sauve de moi ! Je lui fais donc peur ! Je lui suis donc odieuse, horrible !… Ah ! oui, hélas ! je ne suis pour lui qu’une méchante femme et l’autre soir il m’a chassée de sa maison !

Elle courut se jeter sur le lit pour pleurer, gémir et sangloter.

Brimbalon se trouva si mal à l’aise après cette scène, qu’il en eut l’appétit coupé et la soif étanchée.

La jeune femme passa toute cette journée dans les larmes.

Vingt fois le mendiant essaya, mais vainement, de la consoler et de ramener l’espoir dans son cœur. Il lui dit que, le soir venu, il la conduirait chez elle, où Mélie la consolerait mieux qu’il pouvait le faire. Mais la jeune femme lui déclara qu’elle ne voulait pas retourner à son domicile…

— J’aime mieux mourir… j’aime mieux mourir… ne cessait-elle de répéter.

Enfin, le soir arriva.

Le mendiant décida d’attendre après le couvre-feu pour aller conduire la jeune femme chez elle.

Mais lorsqu’il lui proposa la chose, la jeune femme se dressa, sauta hors du lit et cria avec colère :

— Comment ! ce n’est pas à mon enfant que vous allez me conduire ?… Eh bien ! tant pis, je mourrai plutôt…

Et soudain elle vit sur la table, près d’une miche de pain, le long couteau de Brimbalon. Elle fit un bond, saisit le couteau et se l’enfonça dans la poitrine…

Elle s’écroula avec un sourd gémissement et dans un flot de sang !

— Seigneur ! Seigneur !… fit le mendiant horrifié…

Il tremblait tellement qu’il ne pouvait agir.

Puis, en considérant cette femme qui continuait à gémir et à s’agiter dans la mare de sang avec ce couteau planté dans son hein, il se dit :

— C’est bien heureux qu’il n’y ait pas de témoin…

Et il essuya son front tout mouillé.

Pas de témoin ? Comme le mendiant se trompait !

Oui, il y avait eu un témoin. Dehors un homme regardait dans l’intérieur de la baraque par un interstice dans le contrevent fermé. Et cet homme était là depuis un bon moment, lorsque, soudain, la jeune femme avait pris le couteau pour s’en frapper. Et l’homme était demeuré silencieux et impassible. Lorsqu’il eut vu tomber la jeune femme, il murmura :

— Allons ! j’aime autant ce dénouement, quoique, à la vérité, j’aurais bien aimé à la pendre à la potence de la rue Sault-au-Matelot… Elle a accompli d’elle-même ma vengeance…

Il s’en alla. Et cet homme était ce musicien que le Comte de Frontenac avait engagé quelques jours auparavant et qui avait disparu de si mystérieuse façon.

Et l’homme se dirigeait vers le port.

Là, tout était désert et silencieux. Pourtant, on pouvait voir un falot se balancer sur les eaux. La marée montait et l’on entendait le bruit des houles.

L’inconnu, ou plutôt le musicien se dirigeait vers ce falot.

Il s’arrêta un moment comme pour mieux réfléchir. Et il murmura encore :

— Je pense qu’il est préférable que je retourne auprès de Son Excellence de Ville-Marie. Voyons d’abord où nous en sommes. Une chose certaine, il y a un diable malfaisant qui se plaît à nous faire tout manquer. Je croyais tenir le Comte de Frontenac, mais un importun laquais est venu par hasard s’interposer. Mais j’ai pu m’emparer de ma femme. Le lendemain je reprends la route avec la voiture du sieur Perrot pour regagner Ville-Marie, et là, le sieur Perrot fait la sottise, par remords de conscience, de lâcher Flandrin Pinchot. Oh ! quant à celui-ci, j’aurais bien dû suivre ma première idée, c’est-à-dire entrer dans son cachot et le poignarder tout simplement. Voilà donc que tout est à recommencer avec Pinchot et le Comte de Frontenac. Enfin, je reviens à Québec pour expédier ma femme dans l’au delà par voie de la potence de la rue Sault-au-Matelot où elle m’a fait accrocher une fois, et je trouve le nid vide. Le mendiant Brimbalon l’escamote… Mais enfin, il ne faut pas me plaindre quant à Sévérine, elle vient de m’épargner une bonne corvée ! Tant mieux !… Il ne me reste plus que Frontenac et Pinchot, mais je reviendrai. Oh ! j’ai juré vengeance et il ne faut pas qu’elle m’échappe !…

Et l’homme poursuivit son chemin. Peu après, il atteignait une jetée du fleuve. Un matelot muni d’un falot attendait dans une légère embarcation. Il dit au matelot :

— Mon ami, nous allons regagner notre navire pour remettre à la voile demain matin, à l’aube, et reprendre la route de Ville-Marie !…

Il sauta dans l’embarcation, tandis que l’autre, aux avirons, dirigeait la barque vers un navire à l’ancre qu’on ne pouvait apercevoir dans l’obscurité de la nuit.