Éditions Édouard Garand (64p. 40-44).

XII


En dépit des multiples affaires d’État qui accaparaient l’esprit du gouverneur, celui-ci ne cessait de penser, et non sans inquiétude, à celle qui lui avait été un agent dévoué, non seulement pour les fins de son négoce secret, mais encore pour la vigilance et le zèle qu’elle avait montrés pour tenir le Comte au courant des faits et gestes de ses ennemis.

Mlle  de la Pécherolle, qu’on appelait Lucie tout court, avait disparu.

L’inquiétude de Frontenac s’aggravait du fait que le pseudo duc de Bonneterre était à coup sûr l’auteur de ce rapt. Et ce duc de Bonneterre… qui donc pouvait se cacher sous ce faux nom ? Et si ce duc était un ennemi du Comte, et si cette Lucie était une espionne aux gages du faux duc pour épier le gouverneur et le vendre ?… Qui pouvait dire ? Il y avait là sujet à méditation, et il importait que le Comte se tînt non seulement sur la réserve, mais aussi et surtout sur ses gardes contre les entreprises de ses ennemis dont les moyens lui paraissaient peu scrupuleux.

Un autre personnage aussi s’était préoccupé, non moins que le Comte, de l’événement survenu au Château. Et ce personnage, sans être au niveau d’un Frontenac et loin de là, n’était pas moins important dans sa sphère : nous voulons parler du mendiant Brimbalon.

Or, Brimbalon, toujours à l’affût d’une pièce de monnaie ou d’une nouvelle inédite qu’il pourrait colporter aux intéressés moyennant finances, était par flair et hasard tombé sur les traces de Lucie. Voici comment.

Chaque fois que le gouverneur donnait une fête, le mendiant, mieux grimé que jamais, plus courbé, plus boitant et gémissant, bâton en main et besace au dos, allait se poster aux abords de la porte cochère du Château Saint-Louis. Là, aux gens de la fête qui entraient il tendait plaintivement l’écuelle. Il la présentait encore lorsque les invités quittaient le Château après la soirée. C’est à ce moment, au reste, qu’il recueillait la meilleure moisson et la plus abondante. En effet, les invités, grisés de joie ou de vins, se trouvaient plus portés à la générosité, et très souvent les pièces d’or tombaient dans la sébile. Donc, Brimbalon ne pouvait pas manquer cette fête annoncée dans la matinée à coups de tambourins par les rues de la ville.

Mais les entrants, ce soir-là, n’avaient pas ou peu fait attention au mendiant. Aussi, dans l’espoir de se rattraper, Brimbalon avait-il patiemment demeuré près de la porte cochère pour attendre la sortie des invités.

Durant la première heure de la veillée plusieurs groupes de citadins, attirés par la curiosité, s’étaient réunis sur la Place du Château, puis peu à peu la place avait été désertée. Brimbalon, seul, était demeuré à son poste. Et la cour du Château était tout à fait déserte : nul portier, nul garde, nul factionnaire. Il ne restait dans la cour que le bel équipage qui avait amené le pseudo duc de Bonneterre et sa compagne, Mlle de la Pécherolle. Or, cet équipage avait fortement suscité la curiosité du mendiant.

— Oh ! oh ! se dit-il, est-ce que le roi de France est venu rendre visite à Monsieur le Comte ?

À cette époque, les belles voitures et les fins attelages étaient rares. Des beaux équipages on ne connaissait que celui du Comte, celui de l’évêque de Pétrée, celui de l’Intendant et cinq ou six autres que possédaient les grands marchands. Or, cette voiture et ces chevaux stationnés dans la cour du Château étaient inconnus de Brimbalon. Inconnus ?…

— Voyons, voyons ! se disait le mendiant en frappant son front, je suis pourtant certain de connaître tous les équipages de la ville. Mais voici que celui-là me paraît tout nouveau. Nouveau ?… Voyons, voyons ! pardi, j’ai pourtant vu ça… Mais où ?

Après un moment de réflexion, il sourit, mais non sans marquer une certaine surprise.

— Par sainte Brimbale ! m’y voilà… Mais sans doute, j’ai connu cette magnifique voiture à Ville-Marie… Mais oui, mais oui… c’est tout clair à présent : c’est bien là l’équipage de son Excellence de Ville-Marie ! Enfin, j’y suis tout à fait. Non, ce n’est pas le roi de France, mais simplement Son Excellence de Ville-Marie, qui rend visite à Son Excellence de Québec !

Comme on le pense bien, le mendiant n’avait pas vu les occupants de la belle voiture, de sorte que, connaissant celle-ci, il pouvait supposer que le sieur Perrot était en visite dans la Capitale. Il va de soi que le mendiant se mit à faire les réflexions les plus bizarres et les plus extravagantes, au courant qu’il était de l’inimitié entre les deux gouverneurs.

Il se laissait donc emporter béatement par le cours de ses pensées, lorsque son attention fut soudain attirée par des murmures et des chuchotements et un bruit de pas feutrés dans la demi-obscurité qui régnait dans la cour du Château. Le mendiant, de suite, aiguisa l’œil et l’oreille. Puis, avec le plus bel ébahissement il aperçut, quoique vaguement, quatre hommes inconnus qui déployaient une large couverture sous une fenêtre du premier étage.

— Ah bien ! ah bien ! fit le mendiant, voici au moins quelque chose d’intéressant !

Quelques minutes se passèrent. Puis, dans la fenêtre faiblement éclairée un homme parut tenant dans ses bras quelque chose qui avait forme humaine… Mieux que cela, une forme humaine qui prenait l’apparence d’une femme.

— Ho ! Ho ! fit le mendiant en écarquillant les yeux.

Puis l’homme laissa tomber la femme dans la couverture que maintenaient solidement les quatre hommes inconnus. Et la femme fut enroulée dans la couverture, conduite dans la voiture et emportée ensuite au triple galop. Et tout cela se fit avec une telle rapidité que le mendiant n’eut pas le temps de frotter ses yeux troublés d’ahurissement et de stupeur.

Et dans la nuit l’équipage roulait avec fracas.

Brimbalon, par instinct, flair ou autre sentiment dont il aurait été difficile de déterminer la nature, partit comme un trait à la suite de la belle voiture. Qui aurait jamais imaginé que ce petit vieillard, qu’on voyait d’ordinaire clopiner lamentablement, possédât encore dans ses jambes autant de nerf et d’élasticité ? C’était inimaginable ! Seulement, en dépit de sa course agile, Brimbalon ne put rattraper la voiture ; les chevaux, jeunes et fringants, qui la tiraient, allaient plus vite que le mendiant. Mais à celui-ci il restait du moins une satisfaction : il comprit, en effet, par le bruit de la voiture que celle-ci gagnait la basse-ville.

— Allons ! se dit Brimbalon, je saurai toujours bien où elle va. Oui, je serai curieux de savoir où diable peut bien aller faire par là Son Excellence de Ville-Marie avec cette jeune femme qu’il vient d’enlever presque à la barbe de Monsieur le Comte. Ce qu’il doit tout de même s’en donner du rire dans le ventre, le sieur Perrot, pour avoir ainsi joué Monsieur le Comte ! Pardi ! pardi ! plus on vit, plus l’existence devient intéressante ! Je souhaite bien de vivre encore deux cents ans et plus…

Et le mendiant, tout en faisant ces réflexions, courait toujours. Il se trouvait maintenant dans la basse-ville. Mais il venait de saisir les derniers bruits mourants de la voiture. Non, il ne pourrait jamais la rattraper, d’ailleurs, il était à bout de souffle presque.

Il s’arrêta pour reprendre vent et prêter l’oreille. Le silence régnait partout. Malgré l’obscurité de la basse-ville, le mendiant reconnut qu’il se trouvait tout près du logis de Flandrin Pinchot. Et là, encore, il se demanda :

— Mais où diable va la voiture de Son Excellence de Ville-Marie ? Par là où elle a disparu, il n’y a plus ni maison ni habitant, hormis, au pied du cap et dans une touffe de buissons, la cambuse de la mère Sirois, la sorcière. Donc, son Excellence de Ville-Marie est allée avec cette jeune femme — du moins je la suppose jeune — rendre visite à la sorcière. Est-ce que par hasard le sieur Perrot aurait songé à faire administrer un philtre d’amour à une amante trop revêche, ou dont le cœur, au gré de Son Excellence, ne bat point suffisamment à l’unisson du sien ? Voyons, grand personnage, petit mystère ? Eh bien ! je saurai trouver le chef du petit mystère, ou, par sainte Brimbale, je ne m’appelle plus Brimbalon !

Le mendiant en était encore à éponger son front mouillé, quand il perçut de nouveau le bruit de la voiture. Celle-ci revenait, mais plus lentement.

— À moins, se disait encore le mendiant, que le cocher, voulant reprendre le chemin de Ville-Marie, se soit égaré ! Mais non… mais non… est-ce que le sieur Perrot serait assez benêt pour confier sa voiture, ses chevaux et son propre sort à un cocher ignare, aveugle ou myope ? Non… non… C’est clair encore, Son Excellence a été souhaiter le bonsoir à la mère Sirois !

La voiture approchait au petit trot. Le mendiant s’aplatit contre le mur d’une maison voisine pour ne pas être vu. La voiture passa et s’éloigna.

De suite, le mendiant se mit à poursuivre son chemin vers l’extrémité de la basse-ville. Une fois qu’il eut dépassé les dernières maisons, il s’engagea dans un chemin raboteux, bordé de broussailles et très noir. Après vingt minutes de marche, un rayon de lumière filtra à travers les broussailles.

— Bon ! se dit le mendiant, voilà la cambuse de la sorcière.

Il approcha doucement et sans bruit. Le silence de la nuit n’était troublé que par le clapotis des eaux du Saint-Laurent et le bruissement des feuilles des arbres quand passait un souffle de brise.

À cent pas environ de la cabane que le mendiant ne voyait que confusément, il s’arrêta net. Il voyait dans le rayon de lumière d’une fenêtre, dont le contrevent n’avait pas été fermé, passer et repasser deux ombres humaines, et il pouvait en même temps percevoir un vague bruit de voix. Il sembla que ces ombres humaines étaient deux hommes qui s’entretenaient à voix basse. Il était bien tenté de savoir ce que ces hommes se disaient et surtout ce qu’ils faisaient là ; mais approcher davantage, c’eût été dangereux, car le mendiant ne savait pas à qui il avait affaire.

Ce « petit mystère » que Brimbalon avait flairé paraissait prendre de plus grandes portions, l’imagination aidant… il devenait « grand mystère » et, peut-être, « petit personnage » ! Ce que voyant, il décida de retourner au Château pour y attendre la sortie des invités du Comte, et de revenir le lendemain dans ces parages pour essayer d’éclaircir ce « mystère » qui lui paraissait plus ténébreux.

De fait, vers le milieu de la matinée du jour suivant, Brimbalon survenait aux abords de la cambuse de la mère Sirois. Mais là, il s’arrêta avec un sursaut de surprise et d’effroi. Tout lui avait paru silencieux et inhabité, lorsque soudain deux hommes armés sortirent brusquement d’un bouquet de buissons, deux hommes, jeunes et de belles statures, mais d’une physionomie inquiétante. Brimbalon ne connaissait pas ces hommes, ou du moins il ne les reconnaissait pas. Et l’un d’eux lui cria sur un ton rogne et menaçant

— Holà ! mendiant du diable ! que viens-tu faire ici ?

Le mendiant n’eut pas le temps d’articuler une syllabe en réponse, que l’autre individu criait à son tour :

— Décampe avec ta besace maudite et disparais, sinon, gare à la moelle de tes vieux os !

C’était trop catégorique pour insister, et Brimbalon tourna sur lui-même et détala, mais non sans murmurer quelques imprécations contre ce qu’il pensait être deux sentinelles, à moins que ces deux individus ne fussent des malandrins, ce dont, à la vérité, ils avaient bien l’air.

— C’est bon, se disait le mendiant tout en se sauvant vers la ville, je reviendrai et je trouverai le secret. Je suis certain qu’il y a là poudre et feu… nous verrons !

Revenir, oui, c’était aisé… Seulement, si les deux factionnaires se trouvaient là encore ?…

Brimbalon se dit qu’il imaginerait probablement un moyen d’avoir raison de ces deux cerbères.

Le mendiant médita pendant plusieurs jours, et chaque soir il allait, en se faufilant à travers la broussaille, jeter un furtif coup d’œil du côté de la cambuse mystérieuse. Et là, chaque fois, il percevait l’ombre des deux factionnaires.

L’affaire devenait de plus en plus intéressante, mais aussi de plus en plus intrigante. Dans l’imagination de Brimbalon elle prenait des proportions désordonnées et sans limite.

Mais comment aboutir à la clef du mystère ?

Enfin, Brimbalon trouva l’idée.

Un matin, il frappa à la porte de la mère Babeux et lui dit :

— Mère Babeux, je désire vous faire gagner vingt écus. Ça vous va-t-il ?

La mère Babeux ouvrit des yeux énormes. Vingt écus !… Une fortune !…

— Si ça me va… balbutia-t-elle troublée par l’émotion, ça ne se demande même pas !

— En ce cas, laissez-moi entrer et je vous expliquerai l’affaire.

Il entra pour demeurer dans la maison une demi-heure. Et lorsqu’il sortit, accompagné sur le pas de la porte par la mère Babeux, le mendiant était tout souriant et sautillant.

— C’est bon, mère Babeux, c’est entendu et compris ! À ce soir, mère Babeux… à ce soir !

Et Brimbalon regagna son logis.

Quand la nuit fut tombée, le mendiant quitta sa baraque pour se rendre chez la mère Babeux. Il dit à la vieille :

— Il est l’heure convenue, mère Babeux… Venez !

Ils partirent aussitôt tous deux dans la direction de la cambuse habitée par la sorcière.

Disons ici que la mère Sirois était une vieille femme et veuve depuis de nombreuses années. Elle vivait seule. De quoi ? On ne le savait pas, mais on se l’imaginait. Elle ne mendiait pas et ne quittait sa cambuse que pour aller aux provisions. Mais le bruit courait qu’elle disait la bonne aventure aux bourgeois de la haute-ville, et cela suffisait pour qu’on se dit que ces bourgeois ne quittaient pas la mère Sirois sans laisser tomber dans son tablier quelques poignées d’écus. Selon les dires des habitants de la basse-ville, la vieille lisait dans l’avenir, et tout ce qu’elle prédisait arrivait juste à l’heure et à la minute et tel qu’elle avait dit. Aussi, le peuple, toujours plus ou moins superstitieux, l’avait-il de ce jour considérée comme sorcière. Il n’en fallait pas davantage pour qu’on s’écartât d’elle et de sa cambuse avec crainte. On rapportait encore que la vieille femme buvait des quantités énormes d’eau-de-vie, elle buvait, tant qu’elle ne s’affaissait pas ivre morte.

Lorsque Brimbalon et sa compagne furent à mi-chemin à peu près entre les dernières maisons de la basse-ville et la cabane de la mère Sirois, tous deux s’arrêtèrent.

Le ciel nuageux faisait la nuit plus noire, et il fallait savoir le chemin par cœur pour s’aventurer jusque-là.

Brimbalon dit :

— Mère Babeux, vous allez me laisser continuer le chemin pour environ cinq minutes, ensuite vous ferez comme je vous ai expliqué. Si mon moyen ne réussit pas, je n’aurai qu’à prendre d’autres mesures.

— Allez, père Brimbalon, je tiens à gagner les dix autres écus qui me reviennent.

— Ainsi, vous n’avez pas peur ?

— Pourquoi avoir peur ? Pas de la sorcière, hein ! Je la connais trop bien. Et pas de ces hommes dont vous avez parlé, car qui donc voudrait faire du mal à une pauvre vieille comme moi ? Non ! non ! allez, et je ferai comme vous avez dit.

Brimbalon poursuivit son chemin et disparut dans la noirceur. Quand il arriva en vue de la cabane, après cinq minutes de marche, il aperçut le même rayon de lumière et les mêmes ombres humaines qui passaient et repassaient. Le mendiant s’enfonça dans les buissons longeant le chemin. À l’instant même un cri de femme retentissait dans la nuit silencieuse : c’était la mère Babeux qui criait comme si quelqu’un l’eût égorgée. Puis un autre cri… mais plus déchirant ! Puis, un long appel au secours… Et tout cela était si réel, que Brimbalon en frémissait d’angoisse. Oui, mais personne n’avait l’air de bouger du côté de la cambuse.

Brimbalon, au guet dans les broussailles, s’impatientait.

— Les sacripants, que font-ils ? N’ont-ils pas de cœur ? Vont-ils laisser égorger cette pauvre vieille ?

Et la mère Babeux hurlait de plus belle…

Mais voici que deux silhouettes d’hommes accourent, passent tout près du mendiant qu’ils n’auraient pu découvrir dans sa cachette et filent du côté d’où partent les cris et les hurlements de la mère Babeux.

— Ça y est ! se dit Brimbalon avec satisfaction.

Et sortant des broussailles, il se met à courir à toutes jambes vers la cambuse, car il ne faut pas perdre de temps. Là, il jette un rapide coup d’œil par la fenêtre. Dans la cabane, il découvre la mère Sirois étendue sur un grabat, et ivre morte, et sur le plancher, près du grabat, le mendiant peut voir la cruche d’eau-de-vie à même laquelle la sorcière s’est abreuvée. Mais dans l’angle opposé il y a un autre grabat, et sur ce grabat une jeune et belle femme est allongée et solidement attachée au grabat. Le mendiant à cette vue vient tout près de tomber de surprise.

Il connaît cette jeune femme en belle toilette… Ah ! s’il la connaît.. Ne lui a-t-il pas vendu des pelleteries à Ville-Marie et tout récemment ? Et n’est-ce pas cette « princesse » qui habite la petite maison de pierre de la rue du Palais ? Oh ! oui… et que de choses il pourrait dire encore sur son compte ! Mais le temps presse, et il faut remettre à plus tard tous les « pourquoi » et tous les « comment » qui se pressent trop interrogativement et trop à la fois à l’esprit du mendiant. Il suffit que Brimbalon ait trouvé la clef qui lui ouvrira la porte du mystérieux labyrinthe où il a cru un moment se voir engagé.

Et sans plus le mendiant s’élance vers la porte, la pousse et entre. La jeune femme avait les yeux fermés, mais elle ne dormait pas. À l’entrée du mendiant elle releva ses paupières, et la plus grande surprise se manifesta dans ses regards, car ce mendiant, elle le connaissait fort bien. Sachant que celui-là n’était pas méchant, elle s’écria :

— Ah ! père Brimbalon… est-ce vous ? est-ce vous ? Oh ! je vous en supplie, délivrez-moi… emmenez-moi hors de ce taudis !

De fait, la propreté et le luxe manquaient certainement.

— Oui, c’est bien le père Brimbalon qui vous apparaît, joli dame, et je pense que nous sommes déjà de vieilles connaissances. Mais là, vous m’avez l’air joliment prise au piège !

— Délivrez-moi, père Brimbalon, pour l’amour du Ciel ! Je vous promets mille livres d’or… deux mille si vous voulez… Mais, de grâce, emmenez-moi au plus vite !

— Rassurez-vous, belle dame, car on a du cœur, tout mendiant qu’on est. Je vous délivrerai sans la promesse de vos beaux écus d’or. Mais, naturellement, quand on est pauvre et misérable comme je suis, on ne saurait refuser mille livres comme ça, encore moins deux mille livres. Non, on ne peut être sot à ce point !

— Je vous promets les deux mile livres, père Brimbalon.

— C’est bon ! c’est bon ! mais il faut faire vite, parce que vos gardiens peuvent revenir au galop. Voyons ! pouvez-vous marcher ?

— Je ne sais pas, mes pieds et mes jambes sont tellement engourdis.

— Il faudra essayer…

Et déjà le mendiant, à l’aide d’un long couteau qu’il avait tiré de sous sa cape râpée, coupait diligemment les cordes qui retenaient la jeune femme prisonnière sur le grabat.

Lorsqu’elle voulut se mettre debout, ses jambes refusèrent à la porter, et elle retomba sur le grabat.

— Ah ! non, père Brimbalon, je ne pourrai pas marcher, gémit-elle.

— Qu’à cela ne tienne, répliqua le mendiant, Je vous porterai. On est vieilli, mais il reste encore du nerf sous la peau.

Lucie ne put entendre ces dernières paroles. elle venait de s’affaisser sur le grabat, privée de connaissance.

Le mendiant ne fit ni une ni deux. Il enleva la jeune femme dans ses bras et sortit de la cambuse, sans même se donner la peine de refermer la porte.

— Au diable ! la coquine de sorcière ! gronda-t-il. Au diable ! ces deux imbéciles de malandrins qui ont menacé la moelle de mes os !

Et il se mit à courir autant que le lui permettait son fardeau. Comme il allait atteindre les premières baraques de la ville, il crut distinguer les silhouettes des deux individus chargés de monter la garde à la cambuse de la mère Sirois. Il se jeta vivement dans un bouquet d’arbustes et attendit.

C’étaient, en effet, les deux factionnaires qui revenaient tout en échangeant des propos à voix basse.

Comme ils passaient près de l’endroit où Brimbalon s’était dissimulé, l’un d’eux disait avec humeur :

— Cette vieille dinde de mère Babeux… Ah ! si j’avais su…

— Et moi qui pensais, fit l’autre en ricanant, avoir affaire à une belle jeune femme comme celle que nous avons ordre de surveiller ! Si j’en ai fait une grimace en apercevant la vieille carotte !

— Et dire que cette sacrée guenon n’avait pas le moindre mal ! On aurait bien dû la laisser là, au lieu d’aller la reconduire jusqu’à son logis. Non… c’est un peu trop de galanterie…

— Bah ! l’affaire est faite, que nous sert de nous plaindre ! Nous nous rattraperons à même la cruche de la mère Sirois, car elle doit être joliment soûle à présent.

— Tout juste, nous achèverons la cruche…

Et les deux hommes parurent accélérer le pas en poursuivant leur chemin. Peu après on ne les entendait plus.

Un peu reposé, Brimbalon continua sa route. Lucie n’avait pas repris connaissance. Il fallut encore un gros quart d’heure au mendiant pour atteindre son domicile. Et lorsqu’il entra chez lui il était hors d’haleine et tout mouillé de sueurs.

N’importe ! ce n’est pas lui qui se plaindrait. Non… il était content, car ses deux mille livres étaient gagnées.

Il déposa la jeune femme sur l’unique lit de la baraque et essaya de la ranimer. Peine perdue, la jeune femme ne bougeait pas.

— Allons ! se dit le mendiant, elle reviendra d’elle-même. Pendant ce temps-là je vais courir au premier cabaret pour m’en rapporter une cruche ; je pense que j’ai soif !

Il prit une cruche vide, la mit sous son bras et sortit de sa baraque.

Dix minutes après il était de retour. En entrant il aperçut la jeune femme debout près du lit. Ses yeux étaient hagards, elle respirait avec effort et chancelait. À la vue de Brimbalon, elle poussa un cri, étendit les bras, battit l’air et s’écrasa sur le plancher.

— Diable ! diable ! murmura le mendiant en posant vivement sa cruche pleine sur la table, ça commence à regarder mal… Pourvu que l’affaire ne se gâte point !

Il alla relever la jeune femme et la reposa doucement sur le lit.

Sa respiration était maintenant plus douce et plus régulière, et à la regarder ainsi on aurait pensé qu’elle sommeillait du plus paisible des sommeils.

Quoique inquiet et assez mal à l’aise, et peut-être même à cause de ce malaise, le mendiant se mit à table et se versa une large rasade qu’il enfila d’un trait. Puis il s’en versa une deuxième.

— Je crois bien, dit-il, que je vais faire comme la mère Sirois, je vais m’humecter jusqu’à ce que je sois trempé de part en part…

Il se tint parole. Au bout d’une heure il avait vidé la cruche de moitié. Il se leva et, titubant et zigzaguant, il se dirigea vers un coin de sa baraque où se trouvaient entassées de vieilles hardes sur lesquelles il se laissa tomber… il dormait déjà d’un lourd sommeil.

Lucie ne s’était pas réveillée…