Éditions Édouard Garand (64p. 28-33).

IX


Monsieur de Frontenac avait tenu sa promesse à Lucie, le lendemain soir pas moins d’une centaine d’invités, gentilshommes, officiers, fonctionnaires, bourgeois et dames, bourdonnaient dans la salle des audiences transformée en salon. Lustres et lampadaires éclairaient des toilettes somptueuses, des uniformes resplendissants. De nombreuses gerbes de fleurs avaient été disposées çà et là et leur parfum rivalisait avec les fards, les poudres et les eaux de « sent-bon » dont ces dames s’étaient profusément aspergées. Parmi les groupes disséminés dans la salle, les laquais, dans leur plus belle livrée, se faufilaient, les uns portant des corbeilles de fruits, les autres des cabarets supportant des carafes pleines d’un vin rutilant et des coupes du plus pur cristal. Et à mesure que les coupes se vidaient, les conversations s’animaient, les rires éclataient, les bons mots s’envolaient des lèvres joyeuses.

Plusieurs invités se demandaient avec quelque surprise en quel honneur le Comte de Frontenac donnait cette fête. Car tout ce monde avait été pris à l’improviste, n’ayant reçu les invitations du Comte que dans la matinée de ce jour. D’ordinaire, le gouverneur lançait ses invitations au moins quinze jours à l’avance, afin de permettre, aux dames surtout, de préparer leurs toilettes. Aussi, combien de ces belles créatures s’étaient trouvées embarrassées dans le choix de leurs toilettes. Plusieurs avaient couru chez leur couturière, mais le temps trop court n’avait pas permis aux pauvres tireuses de fil, se fussent-elles fendues en quatre, de répondre aux exigences de leurs clientes. Et ces non moins pauvres dames avaient dû se soumettre à leur sort et paraître chez le Comte de Frontenac en toilettes vieillottes. Mais elles n’en étaient pas moins belles et charmantes, et les hommes qui les courtisaient ne regardaient pas tant à la toilette qu’aux beaux bras de rose et aux beaux cous de neige.

Ainsi pris par surprise, les invités ne pouvaient manquer de s’interroger sur l’événement extraordinaire qui avait occasionné cette fête. Bientôt on apprit que la fête était donnée en l’honneur d’un certain duc de Bonneterre, récemment venu de France et envoyé en mission particulière par le roi. Mais là l’étonnement prenait des proportions extravagantes…

— Le duc de Bonneterre !… se disait-on de l’un à l’autre en fouillant les recoins de sa mémoire.

L’étonnement devenait de la stupéfaction, car nul dans la noblesse n’avait jamais entendu parler d’un duc de Bonneterre. Frontenac lui-même, en était à se demander, ce soir-là, s’il n’était pas le jouet d’une mystification.

Dans la matinée de ce jour Lucie était venue au Château, afin de s’assurer que la fête aurait lieu. Alors, aux questions réitérées du Comte elle avait confié le nom du distingué visiteur. On peut imaginer de suite la surprise de Frontenac. Puis il avait demandé à la jeune femme :

— Tu connais donc ce duc depuis longtemps ?

— Depuis avant-hier seulement, Excellence. Oh ! vous ne pouvez pas être plus surpris que je l’ai été. Cet homme s’est présenté chez moi avant-hier, dans la soirée. Il est arrivé à l’improviste. Il s’est excusé en me disant qu’il avait été chargé avant son départ de France d’un présent pour moi de la part de mon père.

— De ton père ! fit le Comte de plus en plus surpris.

— Oui, de Monsieur de la Pécherolle… comme me l’a affirmé ce duc de Bonneterre.

— Et ce présent ? interrogea le Comte avec une certaine méfiance.

— Il ne l’avait pas avec lui, Excellence ; mais il m’a promis de me l’apporter ce soir.

Le Comte garda le silence pour réfléchir. Il ne pouvait douter qu’il y avait là méprise ou mystification. Ce duc de Bonneterre apportait de France un présent à Lucie de la part de son père, Monsieur de la Pécherolle. Or, le Comte savait pertinemment que Lucie était une orpheline, et, sans le lui avoir dit ou fait sentir, il savait encore que Lucie n’était pas une la Pécherolle, puisqu’il avait connu le père défunt de la jeune femme. Quel rôle mystérieux jouait Lucie dans cette affaire ? Que pouvaient bien manigancer ce duc de Bonneterre et la jeune femme ? Le Comte se le demandait. Mais il saurait la vérité bientôt, parce qu’il n’était pas dupe. Si le duc de Bonneterre lui inspirait de la défiance, par contre il avait toute confiance en la jeune femme dont il connaissait le dévouement pour lui et le zèle qu’elle mettait à le servir dans les choses du négoce. Il n’était pas loin de penser que la jeune femme, qui ne pouvait manquer d’ennemis, était prise dans les filets d’une intrigue quelconque de laquelle elle essayait de se tirer avec l’aide du Comte. La chose lui paraissait d’autant plus possible qu’il avait remarqué chez la jeune femme une certaine transformation dans sa physionomie, ses paroles et ses gestes. Lucie, en effet, avait depuis deux jours un air tout à fait mystérieux, et ses paroles et gestes décelaient l’inquiétude et le trouble. Et si elle ne se confiait pas au Comte, c’est probablement qu’elle avait ses raisons. Quant à Frontenac, il n’osait pas trop l’interroger de peur de paraître indiscret. Toutefois, il hasarda encore cette question :

— Et ce duc que tu m’annonces, est-ce un jeune homme ?

— Ni très jeune, ni très vieux, Excellence… quarante-cinq ans peut-être.

— Et il a insisté pour que tu me le présentes ?

— Oui, Excellence. Plus que cela : connaissant mes rapports avec vous par je ne sais quelle aventure, il a demandé que vous réunissiez en votre demeure les notables de la capitale à qui il désire être présenté en même temps. C’est la raison pour laquelle je vous ai prié de donner une fête.

— Étrange façon, murmura le Comte, de se produire.

— Étrange, en effet, et c’est pourquoi je ne voulu pas me prêter à cette bizarrerie. Mais il a tant insisté, tant supplié, qu’à la fin je me suis rendue à ses prières.

— L’as-tu interrogé ?

— Oui, mais il a été très réticent dans ses réponses. Il a dit que vous m’instruiriez peut-être, vous Monsieur le Comte, sur sa personnalité et la mission dont l’a chargé le roi de France.

— Ah ! ah ! il a une mission de la part du roi !

— Et une lettre pour vous écrite par le ministre du roi.

— Eh bien ! sourit le Comte, attendons le gentilhomme et nous verrons à quoi nous en tenir.

— Chose certaine, Excellence, une fois que je vous l’aurai présenté, je vous le laisserai à votre charge.

— C’est bon, je m’en chargerai.

Sur ce, la jeune femme avait quitté le Château pour retourner à son domicile.

Demeuré seul, le Comte se mit à réfléchir. Il lui revenait à la mémoire cette note qu’il avait trouvée dans son courrier le jour d’avant, laquelle le mettait en garde contre un certain complot tramé pour attenter à sa vie.

— Voyons ! se dit-il, est-ce que ce duc de Bonneterre serait l’assassin présumé ? J’avais un peu soupçonné le fils adoptif de Flandrin Pinchot. Mais j’y suis maintenant : l’assassin doit être ce duc… un duc de rien probablement ! Et c’est Lucie qui est chargée de me l’introduire !… Mais au fait, cette note que j’ai reçue, n’était-elle pas de l’écriture d’une femme ? Pourtant, ce n’est pas l’écriture de Lucie… Allons ! décidément, je vogue en plein mystère. Eh bien ! attendons, nous verrons bien…

Et le Comte, dans son grand cabinet de travail du premier étage, avait repris sa besogne interrompue.

Ainsi que Frontenac s’en était aperçu, Lucie, depuis l’apparition de ce duc de Bonneterre, ne paraissait pas à son aise. Et elle était encore beaucoup moins à l’aise qu’elle ne l’avait fait voir à Frontenac. Tout en regagnant son logis, elle se disait :

— Oui, étrange visite, et plus étrange personnage encore ! Que peut bien me vouloir cet homme ? Par quelle aventure s’est-il présenté chez moi pour me dire qu’il m’apporte un présent de mon père, M. de la Pécherolle ? Mais mon père ne s’appelle point la Pécherolle… mais mon père est mort. Et moi je n’ai jamais vu la France, je n’ai donc jamais connu un la Pécherolle quelconque. Ce nom, c’est moi qui l’ai imaginé ; et je ne serais pas étonnée d’apprendre que le « duc de Bonneterre » est une pure invention. En ce cas, l’homme qui s’affuble de ce nom ne peut être qu’un ennemi déguisé. Est-ce mon ennemi, ou celui de Monsieur de Frontenac ? Chose certaine, je ne connais pas cet homme, je ne l’ai jamais vu. Mais lui me connaît… J’ai étudié sa physionomie, j’ai analysé le son de sa voix, j’ai scruté attentivement ses gestes, et rien ne me rappelle ce personnage. En tout cas, je suis sur mes gardes, et j’ai mis le Comte sur ses gardes aussi. Il a dû recevoir hier la petite note que j’ai fait écrire par Mélie et que j’ai pu ensuite glisser dans son courrier. Si cet homme veut attenter à la vie de Monsieur de Frontenac, il me semble qu’il s’y prend bien maladroitement. Tant pis pour lui ! car il est certain que le Comte le fera proprement écarteler s’il rate son attentat.

Un peu tranquillisée par ces pensées, la jeune femme poursuivit son chemin vers sa maison.

Or, ce soir-là, on peut juger de la curiosité générale, lorsque vers les dix heures les invités du Comte de Frontenac virent paraître le duc de Bonneterre ayant à son bras Mlle de la Pécherolle.

L’arrivée du duc avait été signalée déjà par un magnifique équipage qui était venu se ranger devant la haute porte du vestibule.

Le personnage créa une impression profonde sur l’assemblée, et tous les yeux se rivèrent sur sa personne. Lui, froid et digne, ne regardait personne, hormis le Comte de Frontenac qui, à une extrémité de la salle, attendait son visiteur : quelques gentilshommes, officiers et fonctionnaires entouraient le Comte.

Le duc était vêtu avec une recherche inimaginable : long justaucorps de soie bleue, gilet de soie blanche sur lequel tombaient les extrémités de sa haute cravate de satin rose frangée d’or, culotte de soie safran, bas blancs, escarpins noirs à hauts talons verts. Perruqué de blond, fardé, poudré, il avait l’air d’un jeune homme. Sa taille, quoique un peu au-dessous de la moyenne, était gracieuse. Son teint était vif et clair, ses yeux très brillants avaient l’air noirs. Avec les joyaux qui complétaient sa toilette — chaîne d’or au cou, bracelet d’or au poignet droit, jonc d’or serti de diamants au médius de la main gauche — le duc apparaissait comme un de ces beaux élégants qui fréquentaient la cour de Versailles. Une courte épée enrichie de pierres précieuses pendait à son côté.

Les invités regardaient peu sa compagne, Lucie, laquelle pourtant ne manquait pas de grâce ni de beauté. Mais elle était connue, et ce soir-là c’était l’étranger qui suscitait la curiosité, sinon l’admiration.

Le duc et sa compagne s’arrêtèrent bientôt devant le Comte de Frontenac dont la physionomie demeurait imperturbable. Il conservait son air froid et hautain. Le duc, d’air non moins hautain, ne parut pas s’émouvoir de l’accueil glacial qui paraissait lui être ménagé. Il était tout à fait maître de lui, et l’on sentait que ce personnage se reposait avec confiance et orgueil sur son rang et sa dignité.

Lucie, d’une voix tremblante et mal sûre, le présenta en ces termes :

— Voici, Excellence, Monsieur le duc de Bonneterre porteur d’une lettre de présentation de Monsieur Colbert.

Le Comte se borna à incliner légèrement la tête.

Un grand silence s’était fait de toutes parts, on eût dit que toutes les respirations demeuraient en suspens.

— Excellence, dit le duc à son tour sur un ton lent et assuré, je viens en ce pays remplir une mission pour le service de Sa Très Haute Majesté le roi de France. Voici, en effet, la lettre que Monsieur Colbert m’a remise pour vous au nom du roi.

Ce disant, le duc tira de sous son gilet un pli scellé de cire rouge qu’il tendit au gouverneur.

— Monsieur, répondit le comte froidement en acceptant le pli, je prendrai connaissance de cette lettre après la fête. D’ici là, vous trouverez dans cette assemblée dames et gentilshommes qui ne manqueront pas d’amabilité à votre égard.

Puis, s’adressant à Lucie :

— Mademoiselle, je vous prie de présenter le visiteur à mes invités.

Comme on le voit, Frontenac était demeuré sur la réserve dans la crainte d’être le jouet d’une mystification.

Lucie entraîna donc son compagnon. Mais de suite gentilshommes, bourgeois, dames, et demoiselles accouraient pour entourer le duc. La physionomie de ce dernier s’était subitement modifiée. Un beau sourire se jouait maintenant sur ses lèvres rouges, ses yeux brillaient davantage et avec une certaine malice, son geste était gracieux, sa parole suave et spirituelle. Devant les dames et demoiselles il s’inclinait avec un profond respect. Aux hommes il trouvait un mot plaisant à dire. Bref, par ses belles manières et une exquise galanterie il sut conquérir tout le monde en quelques instants. On l’avait de suite jugé homme du monde parfait, plein de charme et d’esprit. Aussi, les dames et demoiselles l’accaparèrent-elles bientôt à elles seules, de sorte qu’il fut impossible aux hommes de l’aborder.

Lucie profita de cette circonstance pour aller auprès du gouverneur. Celui-ci s’était retiré dans la petite salle voisine de la salle des audiences. Là, dans cette salle que nous connaissons, un billard avait été installé, et le Comte de Frontenac surveillait une partie qui venait de s’engager entre deux dames et deux gentilshommes.

À la vue de Lucie, il quitta les gens qui l’entouraient et vint à sa rencontre.

— Eh bien ! Excellence, murmura la jeune femme, que pensez-vous de notre duc ?

À ce moment, des valets survenaient portant de larges plateaux d’argent chargés de gâteaux, de fruits, de vins glacés, d’eau-de-vie…

— Suis-moi, dit le Comte, nous pourrons mieux nous entretenir en mon cabinet qu’ici.

Mais avant de quitter la salle il voulut offrir à sa compagne quelques rafraîchissements. Lucie vida une coupe de vin glacé et prit un gâteau. Le Comte se contenta d’un verre d’eau-de-vie additionnée de cidre doux. Puis, tous deux quittèrent la salle du billard par une porte qui ouvrait sur un couloir d’où on pouvait gagner le vestibule et l’escalier conduisant aux étages supérieurs.

Mais au pied de l’escalier la jeune femme s’arrêta, et la bouche à demi pleine de gâteau, elle dit :

— Ah ! mais, Sire, oubliez-vous vos musiciens ?

— Tiens ! sourit Frontenac, tu me fais souvenir que j’ai un nouveau musicien dont l’art ne manquera pas de charmer l’oreille de mes invités.

Il appela un valet et lui donna ordre d’aller chercher le joueur de violon.

— Je vais lui recommander, dit le Comte à la jeune femme, de nous jouer ce qu’il a de mieux dans son répertoire.

Lui et elle s’entretinrent pour un moment de choses insignifiantes, en attendant la venue du musicien.

Mais au bout de quelques minutes, ce fut le valet qui revint pour annoncer que le musicien était introuvable.

Le Comte demeura surpris.

— Avez-vous cherché partout ? Interrogea-t-il.

— Nous n’avons cherché qu’aux cuisines où il se tient d’ordinaire. Il y a un peu plus d’une heure il était là.

— Ne serait-il pas monté à sa mansarde ? Allez voir !

Le valet obéit. Cinq minutes après il revenait pour déclarer que la mansarde était déserte.

— Voilà qui est extraordinaire ! murmura le Comte. Mon musicien m’a laissé sans tambour ni trompette !

Lucie, qui voulait se débarrasser d’une inquiétude nouvelle, essaya de rire :

— Et il vous a laissé aussi sans violon !

Le Comte se mit à rire.

— Tant pis, reprit-il, pour mes invités. Quant à nous, montons ; j’ai hâte de prendre connaissance de cette lettre de Monsieur Colbert.

Frontenac finissait par croire que le duc de Bonneterre était bel et bien un réel gentilhomme de la Cour du roi envoyé au Canada en mission particulière. Car assez souvent, Louis XIV dépêchait un commissaire pour étudier les affaires du pays.

Sans plus, il entraîna la jeune femme en son cabinet de travail.

Lorsque le Comte et sa compagne eurent disparu au haut de l’escalier, le duc de Bonneterre surprit un laquais dans le vestibule qui lui faisait un signe particulier. Le duc était à ce moment mêlé à un groupe de dames dans la grande salle. Il s’excusa aussitôt, disant :

— J’ai oublié que j’ai une communication importante à faire de vive voix à Monsieur le Comte de Frontenac, je m’empresse d’aller réparer cette omission.

Il fit une profonde révérence et gagna le vestibule.

Au laquais qui lui avait fait un signe il demanda :

— Eh bien ! et le Comte ?

— Là-haut, Monsieur.

— Seul ?

— Avec la jeune femme blonde.

— Bien. Va donner dehors le signal et qu’on attende !

Et tandis que le laquais quittait le vestibule, le duc se dirigeait vers l’escalier sans prêter la moindre attention aux huissiers, portiers et gardes qui le regardaient aller d’yeux arrondis.

Cependant le Comte de Frontenac s’était rendu dans son cabinet avec Lucie. Là, il brisa à la hâte le pli scellé de cire rouge et, à sa plus grande surprise, trouva le billet suivant écrit d’une main d’homme et sans signature :

« Excellence, tenez-vous sur vos gardes, on trame ce soir même votre mort. »

Le comte avait lu ce billet des yeux seulement. Ses traits immobiles, à l’ouverture de l’enveloppe, avaient laissé voir chez lui quelque surprise : puis, ses sourcils s’étaient durement contractés. Lucie l’observait à quelques pas de là. Ce froncement de sourcils l’émut. Elle demanda :

— Est-ce donc une mauvaise nouvelle ?

— Une mauvaise nouvelle ?… fit le Comte en mettant le billet dans sa poche avec un geste manifeste de colère. Non… c’est plutôt une mauvaise farce. Attends-moi ici, je reviendrai dans quelques minutes.

Le Comte quitta son cabinet avec précipitation. Dans le corridor qui conduisait à l’escalier parut un valet venant des étages supérieurs.

— Excellence, dit ce valet, j’ai fait d’autres recherches pour trouver votre musicien, mais je n’ai pu le découvrir nulle part.

— C’est bon, nous le trouverons une autre fois.

Et il s’engagea dans l’escalier suivi par le valet.

En bas, le gouverneur apprit que le duc de Bonneterre était à sa recherche pour lui faire une communication qu’il avait oubliée…

La surprise et la colère de Frontenac s’accrurent. Comment ! cet étranger s’était-il fait le maître dans le Château du gouverneur ? Au lieu d’envoyer un serviteur pour demander un entretien, selon l’étiquette, ce duc se permettait d’en prendre à ses aises ? C’était à voir !

Le Comte alla jeter un regard dans la salle du billard. Le duc n’était pas là, mais une dame lui affirma que le duc avait gagné le vestibule. Le Comte passa dans le vestibule, puis de là dans la grande salle à manger où les serviteurs préparaient le festin qui allait avoir lieu vers les minuit. Pas de duc là. Et le Comte fit le tour de toutes les pièces du rez-de-chaussée sans pouvoir découvrir celui qu’il cherchait.

Enfin, revenu dans le vestibule, un huissier lui dit que le duc avait monté l’escalier une quinzaine de minutes auparavant.

— Mais c’est impossible ! dit le Comte de plus en plus surpris.

Minuit était sur le point de sonner.

La disparition mystérieuse du duc avait semé la stupéfaction dans le Château. Tous les invités du Comte s’étaient réunis dans le vestibule où chacun émettait son opinion ou passait son commentaire.

Tout à coup un cri de femme parut descendre du premier étage, comme un cri de détresse…

Tout le monde se tut, tous les cœurs battirent avec inquiétude. Dans le silence qui se fit de toutes parts, le Comte de Frontenac prêtait l’oreille dans l’espoir que le même cri se renouvellerait et lui fournirait une plus exacte indication. Mais ce ne fut pas un cri qui troubla le silence, ce fut un roulement de voiture et le bruit des sabots d’un équipage lancé au triple galop, et roulement, chocs de sabots sur le pavé, claquements de fouet, tout cela avait paru partir de la cour du Château, traverser la Place d’Armes, puis se perdre dans la ville et la nuit.

Alors le Comte s’élança vers le premier étage, suivi de plusieurs personnes. Il courut à son cabinet. Il se souvenait qu’il avait laissé Lucie seule en lui recommandant de l’attendre. Le cabinet était désert, il n’y avait là personne. Sur l’ordre du gouverneur, gardes, huissiers et valets se mirent à fouiller le Château des sous-sols aux combles, mais le duc et Lucie demeurèrent introuvables.

Frontenac descendit annoncer cette étrange disparition à ses invités. Pour lui, la chose était claire : le complot dont on l’avait prévenu avait été ourdi contre Lucie…

L’événement mystérieux qui venait de se passer avait glacé tout le monde, et dans le silence qui continuait à régner on ne percevait que de faibles murmures ou de vagues chuchotements.

Soudain, dans la salle du festin les cordes d’un violon vibrèrent, et bientôt les accents d’une langoureuse mélodie se répandirent dans l’atmosphère embaumée et tiède.

Un laquais parut pour annoncer que Son Excellence était servie.

— À table ! commanda le Comte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voici ce qui s’était passé.

Le soi-disant duc de Bonneterre, une fois rendu au premier étage, avait dirigé ses pas vers le cabinet du Comte. Là, dans la porte close il prêta l’oreille un moment. Puis, avisant plus loin une étagère sur laquelle avaient été rangés des pots de fleurs, le duc y courut et se blottit derrière. Ainsi caché, il tira un poignard de sous son gilet, en arma sa main droite et, les yeux fixés sur la porte du cabinet de travail, il attendit.

Le corridor, éclairé seulement par deux lampadaires, était plutôt sombre, et nul n’aurait pu voir l’étranger derrière l’étagère.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis la porte du cabinet s’ouvrit. Le Comte parut. Il avait l’air agité et mécontent. Il fit claquer la porte et s’apprêta à gagner l’escalier.

Le duc s’était redressé, et, son poignard à la main, il allait bondir pour frapper le Comte par derrière ; car Frontenac marchait déjà vers l’escalier. Mais un valet survint tout à coup sortant d’un corridor latéral. Ce serviteur, comme on se le rappelle, venait informer le Comte que le musicien demeurait introuvable. La minute d’après, Frontenac, suivi du valet, descendait au rez-de-chaussée.

— Le coup est manqué ! murmura le duc avec désappointement. Eh bien ! à l’autre… Il ne sera pas dit que j’aurai travaillé pour rien cette nuit !

Et il se dirigea à pas de loup vers le cabinet du Comte.

Lucie demeurée seule, s’était assise près d’une croisée ouverte par laquelle pénétrait la brise de la nuit. Elle était dévorée par l’inquiétude et la crainte, et elle avait hâte que le Comte revint pour savoir ce qu’était devenu le duc de Bonneterre. Car Lucie avait maintenant le sentiment net que ce duc était un imposteur doublé d’un ennemi. Cet homme avait dû méditer et préparer un coup de main contre le gouverneur, et à chaque instant elle s’imaginait voir surgir un serviteur pour l’informer que Monsieur de Frontenac venait d’être assassiné.

Or, comme elle s’y attendait un peu, elle vit la porte s’ouvrir et un homme paraître.

La jeune femme bondit de surprise.

L’homme, c’était le duc de Bonneterre. Il s’avançait maintenant vers elle avec un sourire ambigu sur ses lèvres rouges. Il avançait en multipliant les révérences. La jeune femme se trouvait tellement saisie, qu’elle ne pouvait ouvrir ses lèvres pour parler. Un étau serrait sa gorge et sa poitrine. De suite, elle devina l’ennemi. Comment l’éviter ? Comment lui échapper ? Pourtant, il n’avait pas l’air méchant. La jeune femme hésitait. Un moment elle eut envie de courir à la porte et de s’enfuir, mais la peur la clouait au plancher. Une autre fois, elle voulut jeter un cri, appeler à son aide, mais ses lèvres refusaient de remuer, sa langue demeurait glacée.

Le duc s’arrêta à trois pas de la jeune femme et dit sur un ton plutôt enjoué :

— Je vous prie de m’excuser, mademoiselle, je cherchais Son Excellence. Mais je suis content de voir que le ciel me favorise plus que je ne l’avais espéré. Ces dames en bas sont fort charmantes, mais nulle d’elles ne vaut votre délicieuse compagnie. Pour comble de bonne fortune, ici, nous sommes seuls… tout à fait seuls, en sorte qu’il nous sera loisible de tirer un beau brin d’amour. Qu’en pensez-vous mademoiselle ?

D’une voix indistincte presque et toute tremblante d’effroi, la jeune femme demanda :

— Que voulez-vous de moi, Monsieur ? Si c’est Monsieur le Comte que vous cherchez…

— Tout en cherchant Monsieur le Comte, interrompit le visiteur, je vous cherchais aussi.

— Pourquoi ?

— Pour vous faire l’amour…

L’épouvante empoigna la jeune femme. Elle jeta autour d’elle des regards troublés pour chercher l’issue la plus rapprochée pour fuir, car elle ne pouvait songer à la porte ouvrant sur le corridor, un homme lui barrait le chemin. Il y avait deux autres portes, l’une donnait dans un cabinet de toilette, l’autre dans la chambre à coucher du Comte, et elle savait que par cette chambre elle pourrait gagner un petit salon et de là un corridor. Mais encore une fois elle se sentait incapable de bouger, il lui semblait qu’elle allait tomber, ou que le duc se jetterait sur elle.

Et tandis que ses yeux inquiets cherchaient l’issue tant souhaitée, le visiteur tirait d’une de ses poches une écharpe de soie rouge, et, l’élevant au bout de son bras, disait en ricanant d’une étrange façon :

— Voyez donc cette écharpe, belle demoiselle ! N’est-ce pas un gage d’amour que vous m’avez donné ?

Lucie écarquillait des yeux effrayants.

— Cette écharpe… balbutia-t-elle…

— Oui, précisément celle que je vous ai apportée comme présent de votre père Monsieur de la Pécherolle, Oh ! si elle en a fait du chemin cette pauvre écharpe ! poursuivait le duc toujours en ricanant. Elle finira par avoir une longue histoire. D’abord, un soir que vous alliez proprement occire, dans une ruelle de la basse-ville, cet imbécile de Flandrin Pinchot, celui-ci vous l’arracha par inadvertance, sans le vouloir, sans même savoir ce qu’il vous prenait. Vous-même, je parie, vous ne vous en êtes pas aperçu sur le coup. Plus tard, ne voulant pas laisser entre les mains de Pinchot, ou de sa femme ce corps du délit, vous la faites escamoter par le sieur Polyte Savoyard et Zéphir, son frère jumeau, deux belles canailles ! Et voici que moi, à mon tour, l’autre soir, en votre logis, je vous la subtilise assez habilement pour vous la rapporter, ce soir même, comme étant un présent de votre père. Et vous… vous n’y avez vu que fumée ! Eh bien ! je vous l’ai subtilisée pour la deuxième fois, attendu que j’en ai grand besoin, comme vous allez voir…

Saisie d’effroi, Lucie, de nouveau, chercha une issue pour se sauver… Mais au même instant le duc fait un bond, se jette sur elle, la renverse… Elle n’a que le temps de jeter un cri… Mais de suite le duc la bâillonne brutalement à l’aide de l’écharpe. Après, il la prend dans ses bras, et toujours avec le même ricanement sardonique il reprend :

— Allons ! ma chère Sévérine, nous nous retrouvons donc une fois encore ! Ah ! ma pauvre bonne femme, c’est bien malheureux que tu n’aies pas ici un de tes amants pour prendre ta défense : par exemple, l’imbécile de Pinchot, ou le sieur Bizard, ou l’omnipotent Comte de Frontenac, ou… combien d’autres encore ? Et qui pourrait avec certitude en trouver le nombre exact ? Ah ! pauvre Sévérine, j’avais bien juré de te retrouver et de te tenir une fois pour toutes. Je te tiens… Finies tes amours avec ton Pinchot ! Finies tes amourettes avec ton Comte de Frontenac ! Tiens ! va te promener… va et tant pis si tu te casses le cou, car je te réservais un meilleur châtiment ! Va, belle de mon cœur !…

Le duc avait passé la jeune femme par la fenêtre ouverte. Un moment, il la tint suspendue dans le vide au bout de ses bras. En bas, sous la fenêtre, quatre hommes venaient d’étendre une large couverture. Le duc éclata de rire et lâcha la jeune femme. Elle tomba dans la couverture. Lucie était inconsciente. Les hommes l’enveloppèrent à la hâte dans la couverture et la portèrent à la belle voiture qui avait amené le duc de Bonneterre et sa compagne. Deux des hommes s’installèrent dans la voiture avec leur proie, et l’équipage, sous les coups de fouet du cocher, partit à fond de train.

La cour était déserte, et bientôt le bruit des roues et des sabots des chevaux s’éteignit.

Là-haut, le soi-disant duc de Bonneterre, avait surveillé la scène d’un regard attentif. Quand il eut compris que son entreprise audacieuse avait réussi, que Lucie était bel et bien en son pouvoir, il murmura :

— Pinchot, ma femme… et de deux ! il me reste encore celui que j’ai manqué ce soir, le Comte de Frontenac !…

Il ne riait plus, ses yeux lançaient des éclairs et toute sa physionomie avait une expression terrible.

Il courut à la porte qui ouvrait sur la chambre à coucher du Comte, gagna un petit salon, de là un corridor, et, à l’extrémité de ce corridor, un escalier qui le conduisit dans une mansarde. Là, il tira un panneau dans le plancher, et d’un trou sombre attira à lui un vêtement d’étoffe brune, une cape de velours noir, de gros souliers et un violon et son archet. En quelques minutes il se débarrassa du beau justaucorps de soie bleue, de la cravate, de la chaîne d’or, du bracelet, du jonc, de la perruque blonde et enfin des beaux escarpins et de l’épée. Il jeta le tout dans le trou pêle-mêle et replaça le panneau. Il se trouvait maintenant avec une tête méconnaissable. Ses cheveux coupés court étaient presque roux, et sans la belle et opulente perruque blonde son visage avait un aspect tout à fait différent. Il alla à un bassin plein d’eau posé sur une petite table. Il baigna sa figure, en fit tomber fard et poudre ; puis, s’étant asséché, il enduisit sa figure d’une sorte de pommade qui lui donna un teint pâle. Cela fait, il prit dans une poche de son habit une perruque noire et une petite moustache à la mousquetaire, posa la perruque sur sa tête, appliqua avec dextérité la moustache sous son nez et, se regardant dans un miroir, il reconnut sans peine le sieur Basile Legrand, musicien distingué au service de Son Excellence le Comte de Frontenac.

Il se mit à rire avec sarcasme.

Enfin, il mit ses souliers, endossa sa cape de velours, prit son violon et sortit. Il descendit l’escalier quatre à quatre pour aboutir aux cuisines. Il passa à travers l’armée de cuisiniers et de marmitons, sans se soucier de leur étonnement, et gagna la salle du festin. Là, une petite estrade fleurie… Il y monta, s’assit et, d’une main sûre, fit glisser doucement l’archet sur les cordes de son violon…

Et le Comte de Frontenac disait à ses invités :

— À table !…