Librairie Alcan (p. 49-62).



IV

Arrivée devant la porte de l’appartement, Suzette fit la leçon au nouveau Bob. Elle lui enjoignit de rester bien tranquille, collé au battant de la porte qui ne s’ouvrait pas. Elle viendrait le chercher là. Elle allait préparer les joujoux. Alléché par cette perspective, l'enfant se tint coi, sachant que les belles surprises étaient à ce prix.

Elle sonna.

Des pas précipités s’entendirent et les deux domestiques, avides de nouvelles, furent vite derrière la porte que Sidonie ouvrit.

— Ah ! mon Dieu ! c’est mam’zelle Suzette ! cria-t-elle effarée.

Suzette était pressée. Elle entra vivement en disant d’un ton de grande personne qui ne plaisante pas :

-— Bonjour, mes filles…

Puis, elle referma la porte, et sans un autre mot, elle entraîna les deux femmes ahuries.

Il s’agissait d’agir rapidement. Il fallait que Justine et Sidonie fussent de nouveau occupées pour que le « petit frère » ne restât pas trop longtemps derrière la porte.

Justine s’écria, quand elle fut remise de son effarement :

— Mam’zelle Suzette nous dira peut-être ce qu’elle est allée faire dehors sans permission ?

— Sans permission ?… répéta Suzette… Je suis assez grande pour me donner une permission… Et puis, personne ne s’occupe de moi… Alors, je suis allée chercher mon petit frère…

— Vous n’êtes pas timide, il n’y a pas à dire ! À quoi cela vous a-t-il servi ? Vous êtes revenue sans m’sieu Bob… et vous auriez pu vous perdre, vous aussi !… Qu’est-ce qu’on aurait dit à votre maman, nous autres ?

— Je ne me serais pas perdue, voyons… releva Suzette avec dédain… Je ne suis plus une enfant… enfin, je n’ai pas retrouvé Bob… Papa et maman ne se sont pas encore montrés ?

— Pas encore…

— Quelle heure est-il ?

— Il est près de deux heures…

— Heureusement que j’ai déjeuné…

Tout en parlant, Suzette conduisait doucement les deux servantes vers la cuisine. Elle pensait au petit garçon qui se morfondait sur le palier et les quelques secondes qui venaient de s’écouler, lui paraissaient bien longues.

Enfin Justine et Sidonie se réinstallèrent à leurs besognes et la cuisinière dit :

— Surtout, ne vous promenez plus…c’est assez d’une fois… Nous avons été presque malades de saisissement de ne plus vous entendre…

— Pour sûr, renchérit Sidonie, j’en perdais l’esprit… ne vous sauvez plus… Il faut au moins être là quand monsieur et madame rentreront avec votre petit frère…

Devant cette assurance, Suzette faillit perdre contenance… Deux petits frères, ce serait peut-être trop dans la maison. Bah ! elle en serait quitte pour « remettre » Jeannot à la place où elle l’avait trouvé.

Précautionneusement, à pas feutrés, elle alla ouvrir la porte d’entrée, agrippa le pauvre petit qui commençait à s’ennuyer et l’entraîna sans une parole dans sa chambre, où elle tira le verrou. Dans la pièce, il y avait des joujoux qui enchantèrent le bambin.

À dessein, Suzette chantait pour couvrir les exclamations extasiées, les paroles de joie que jetait Bob deuxième.

Intriguée cependant par cette animation insolite, Sidonie vint à la porte et voulut l’ouvrir.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?… vous avez tiré le verrou ?

— Oui, c’est pour que je ne me sauve plus !

— Ah ! bon… ah ! bon… ce n’est pas ordinaire !… Ouvrez-moi…

— Laisse-moi un peu me reposer !…

— Vous ne semblez guère fatiguée !… Vous chantez, vous jacassez… on dirait même qu’il y a quelqu’un avec vous.

— C’est ma poupée qui cause avec Polichinelle… Tu les entends ?

Suzette lançait des demandes et des réponses avec deux sons de voix, ce qui provoquait des éclats de rire de Jeannot.

— Ne dites pas de bêtises, mam’zelle Suzette…

— Je n’en dis pas…

— Ouvrez la porte…

— Tout à l’heure…

— Je préviendrai votre maman de votre désobéissance…

— Oui, ma petite Sidonie… mais je voudrais bien qu’elle rentre, maman…

Sidonie retourna près de Justine.

— Il se passe vraiment des choses mystérieuses dans cette maison… J’ai entendu une voix comme celle de Bob dans la chambre de mam’zelle Suzette…

— Vous divaguez, ma pauvre fille.

— Je vous le certifie…

— Vous êtes entrée… et alors ?

— La porte est fermée… et je n’ai rien pu voir…

— Quoi… mam’zelle a fermé la porte au verrou ?

— Oui…

— Quelle affaire !… et Bob est là ?

— Je n’en sais plus rien !… c’est peut-être seulement mam’zelle Suzette qui a imité sa voix pour nous en faire accroire…

— Faut que j’aille me rendre compte de ça ! Justine, aussi rapidement que le lui permettait sa corpulence, s’achemina vers la porte de Suzette et y colla son oreille.

Elle entendit :

— Elle est grande ta poupée !…

— Il y en a de plus grandes… j’en connais qui parlent… mais alors on ne s’entend plus.

Justine, épouvantée, cria :

— Mam’zelle Suzette, votre petit frère est donc revenu ?

— Non… non… lança Suzette à travers la porte.

— Ouvrez !… je veux savoir qui est avec vous…

— Je parle à ma poupée Je fais les demandes… je prends la voix de Bob et c’est très amusant… Je vais recommencer… Attends !

— Ouvrez-moi, je vous prie…

— Non, pas avant que papa et maman soient rentrés…

— Qui avez-vous ramené ?

— Tu as vu quelqu’un avec moi ?

— Non, mais c’est drôle, aujourd’hui, dans cette maison…

— C’est de la faute de Bob… Quand un enfant est perdu, tout le monde est à l’envers…

— Je ne trouve pas cela bien que vous ne vouliez pas m’ouvrir…

— Tu es une bonne petite Justine…

La cuisinière, assez énervée, dut reprendre le chemin de sa cuisine sans obtenir satisfaction. Elle cherchait à s’expliquer ces différents mystères.

Elle dit à Sidonie :

— C’est inouï que mam’zelle s’enferme comme ça… J’ai entendu aussi une petite voix pareille à celle de Bob…

— Quand je vous le disais !

— Mais mam’zelle me raconte que c’est elle qui parle à la façon de son frère…

— J’ai bien cru qu’il était rentré !…

— Je ne le pense pas… Mam’zelle Suzette n’aurait pas pu le cacher… Les enfants ne se rendent pas compte des choses importantes, et elle joue comme si Bob était là… Pour croire à sa présence, elle imite sa voix, la pauvre mignonne… Vous comprenez, elle sait que tout le monde le cherche, et à quoi cela lui servirait-il de ne pas dire qu’il est retrouvé ?

— Vous avez raison… Ah ! je voudrais bien que Monsieur et Madame rentrent… L’appartement me paraît sinistre et puis je n’aime pas savoir Suzette enfermée.

Les deux femmes restèrent silencieuses un moment. Deux heures sonnèrent assez lugubrement à la pendule de la cuisine.

— Deux heures !… murmura Justine.

— C’est plus triste qu’un enterrement, murmura Sidonie.

— Ne me parlez pas des enfants, ce n’est bon qu’à mettre du trouble dans la vie…

On frappa à la porte de service.

C’était la concierge.

— Quoi de nouveau ?

— Rien…

— Comment, il n’est pas retrouvé, ce petit ?

— Non…

— Ben… j’aurais cru le contraire… Un locataire m’a dit qu’il avait vu vot’ demoiselle avec son petit frère dans l’ascenseur…

— C’était dans son imagination…

— J’étais contente et soulagée… Cependant c’est un monsieur qui a son bon sens… Il a vu un bambin qui donnait la main à mam’zelle Suzette…

Sidonie prononça :

— Tout cela est du mystère… Maintenant notre mam’zelle s’est enfermée et elle joue comme si son petit frère était là…

— La pauvre gamine… Cette disparition la travaille sans doute… Pourvu qu’elle n’attrape pas une méningite… Alors, vos patrons ne sont pas encore rentrés ?

— Non, et cela me semble long… Je pense que Monsieur donne des explications au commissariat, puisqu’il est allé du côté de la poissonnerie… Une heure est vite passée quand on est dans les conversations… Cela me rend toute malade, parce que je n’aime pas les imprévus… On arrange sa vie tranquillement et il faut qu’un gamin, pas plus haut qu’une cuiller à pot, démolisse toute votre paix…

— Moi, plaça Sidonie, j’ai perdu tout mon courage, j’ai cent ans depuis onze heures du matin… Ce petit Bob était gentil…

— Il se retrouvera, allez !… Ayez encore un peu de patience…

La concierge s’en retourna et les deux femmes reprirent leurs soupirs et leurs lamentations. Sidonie, sur la pointe des pieds, s’approcha



de nouveau de la porte de Suzette pour écouter.

Elle revint toute tremblante :

— Je vous assure que Bob est là… Venez avec moi… c’est invraisemblable !…

Arrêtées devant la porte mystérieuse, elles entendirent le gazouillis de l’enfant inconnu parmi lequel fusait parfois une exclamation admiratrice.

— Voyons, je ne deviens pas folle… murmura Justine, aussi trépidante qu’un chat.

— Vous n’êtes pas plus folle que moi… Bob est dans cette pièce !

— Pourquoi Suzette nous le cache-t-elle ?

— Cette petite est tellement extraordinaire ! Vous vous souvenez qu’elle a caché sa grande poupée pendant des jours pour la punir…

— Allons, Sidonie, un petit frère n’est pas une poupée… Elle sait que nous sommes inquiètes… Elle m’a vue pleurer…

— Elle a peut-être une idée…

— Quelle idée ?… Suzette !… cria Justine, mam’zelle Suzette !… ouvrez !

— Qu’y a-t-il donc encore ?… demanda la voix de Suzette à l’intérieur… On ne peut donc pas me laisser un peu de repos !…

— Il n’y a pas de bon sens de s’enfermer ainsi !…

— Vous criez comme s’il y avait le feu !…

— Il ne manquerait plus que cela !… Avec votre petit frère perdu, ce serait le comble !… Ouvrez !…

— Quand maman sera rentrée…

— Il n’y a rien à faire, murmura Sidonie, c’est une mule pour l’entêtement…

Justine cherchait à comprendre, tout en regagnant sa cuisine. Cette énigme lui paraissait des plus singulières.

Elle n’eut pas le loisir de s’appesantir sur ses pensées parce qu’on sonnait de nouveau à la porte de service.

C’était une femme qui se présenta comme une bonne du quartier.

— Il paraît que l’on a perdu un petit garçon dans la maison ?

— Eh ! bien, je l’ai vu, moi, cet enfant… Il s’en allait avec un monsieur, il pleurait… C’est de voir pleurer ce petit qui m’a semblé drôle… Je me suis dit : voilà un enfant qu’on enlève à sa mère… Le monsieur l’entraînait de force… Le pauvret portait une blouse blanche… ses cheveux étaient blonds et il criait : maman !…

— C’est-y Dieu possible !… s’exclama Justine.

— J’en étais sûre !… clama Sidonie.

— Vous comprenez, reprit la domestique, je ne vous dis pas ces choses pour vous faire de la peine, mais pour vous donner un éclaircissement… Je vous rencontre souvent et je vous connais bien…

Cependant Justine et Sidonie se taisaient. Si Bob avait été enlevé par un inconnu, quel était l’enfant qui s’amusait dans la pièce à côté avec Suzette ?

Les pauvres femmes étaient perplexes, et elles n’osaient pas affirmer : il est là, notre Bob…

La domestique continuait à donner des détails. Elle en inventait à mesure qu’elle parlait. Justine commençait à trouver qu’elle exagérait quelque peu et ne savait comment se débarrasser de cette bavarde. Elle la poussait doucement dehors.

Mais brusquement, l’inconnue dit :

— Vous me donnerez bien un peu d’argent pour vous avoir apporté tous ces renseignements ?… Je ne suis pas riche…

— Quoi !… s’écria Justine interloquée, n’êtes-vous pas femme de chambre dans le quartier ?

— Non…

— Alors que signifie votre mensonge ?

— C’était pour m’introduire plus facilement chez vous…

—- A-t-on jamais vu ? s’écria la cuisinière, voulez-vous bien vous en aller !… On n’a pas besoin de vos renseignements… Il est là, notre petit !… il est retrouvé… et vous n’êtes qu’une menteuse !

La femme se sauva sans insister, poussée par Justine et Sidonie. qui refermèrent la porte.

Quand elles se retournèrent, elles se virent en face de Suzette qui demanda :

— Bob est retrouvé ?… où est-il ?

La surprise pétrifia les deux femmes.

— Vous êtes sourdes ? questionna de nouveau Suzette. Vous avez retrouvé Bob ?… je vous l’ai entendu dire…

— Mais n’est-il pas avec vous, dans votre chambre ? clama Justine, les yeux hors de la tête.

— Mais Bob n’est pas du tout avec moi…

— J’ai reconnu sa voix, cria Sidonie, toute pâle de frayeur, devant les incidents étranges qui se passaient.

—- Mes filles, vous êtes complètement folles. Vous faisiez tant de bruit ici que je suis venue voir de quoi il retournait… Pour des personnes raisonnables, vous êtes plutôt décourageantes… Je voudrais bien que papa et maman soient là !… Il va être deux heures et demie…

Dignement, Suzette rentra dans sa chambre et quand Justine et Sidonie, remises de leur émoi, voulurent la suivre, elles se heurtèrent de nouveau à une porte close.

— En voilà des histoires !… mam’zelle Suzette commence à me faire peur, murmura Justine ; vous ne trouvez pas qu’elle paraît comme grandie ?

— Moi, je m’en irai de cette maison, dès que Madame rentrera… Je vous assure qu’il se passe des choses qui ne sont pas naturelles… Cette voix qu’on entend, et qui n’est pas celle de Bob, me rend quasiment comme hallucinée… Je n’ose même plus m’approcher de cette chambre où mam’zelle s’enferme…

— Nous n’avons qu’à prier, murmura Justine, écrasée… c’est une épreuve que le Bon Dieu nous envoie… Attendons la fin… Ah ! j’entends les clefs de Monsieur… Le voici qui revient avec Madame, sans doute… Pourvu que Bob soit avec eux…

Les deux servantes se précipitèrent au-devant de leurs maîtres.