Librairie Alcan (p. 35-48).



III

Suzette, dans sa chambre commençait par trouver bizarre que Bob ne revînt pas. Elle sentait confusément que la maison allait devenir intolérable si son petit frère ne se décidait pas à rentrer bientôt. Et puis, bien qu’on l’accusât de n’avoir pas de cœur, elle était un peu mélancolique de ne pas entendre la voix du garçonnet résonner dans l’appartement.

C’était bien plus gai quand il était là. Il y avait des rires, des cris, quelques taquineries aussi et cela animait le temps.

Cependant, Suzette essaie de s’amuser, mais c’est bon pour quelques instants d’être seule. Malgré soi, elle pense beaucoup à Bob.

Que fait-il en ce moment ?… Et si ses parents rentraient sans l’avoir retrouvé ?… Il en résulterait des complications sans fin.

Suzette se remémore la séance à la poissonnerie, afin de faire jaillir une lueur dans ce chaos.

Elle regardait les poissons rouges, Bob était devant les homards…

Tout à coup, Suzette tressaille. Elle se souvient qu’une dame lui a dit quelque chose… Quelle dame ? Suzette ne sait plus… Ah ! si elle prêtait un peu plus d’attention à ce qu’on lui dit… Mais ce n’est pas par plaisanterie que ses parents lui reprochent son étourderie.

Mais Suzette ne pouvant résoudre cette question, l’oublie et elle cherche un moyen pour retrouver Bob. Il lui semble qu’elle devrait aussi s’en aller dans la rue pour tenter de l’apercevoir.

Elle est grande, elle peut sortir seule. Ce n’est pas sûr qu’on lui donnerait cette permission, mais elle pourrait la prendre. La maison est désorganisée, les habitudes sont changées et personne ne s’occupe d’elle. Il faut, avant tout, ramener Bob, et si elle y aide, on lui pardonnera cette infraction aux défenses.

Elle ne la demandera même pas à Justine et à Sidonie, qui jetteraient les hauts cris. Non, quand on a une bonne idée, il vaut mieux s’en occuper soi-même, sans y mêler les autres.

Suzette est décidée. Elle cherchera Bob.

Pour l’instant, elle a faim et elle sort de sa chambre pour savoir ce qui se passe à la cuisine. Sidonie et Justine continuent de discuter bruyamment la disparition de Bob.

L'arrivée de Suzette les calma quelque peu.

— Je voudrais bien déjeuner…

— Vous pouvez bien patienter jusqu’au retour de Monsieur et de Madame…

— J’ai faim, interrompit Suzette, et on ne sait pas à quelle heure reviendront papa et maman… Vous pourriez bien me servir quelque chose ici, sur la table, un œuf sur le plat, n’importe quoi…

— Elle a tout même raison, mam’zelle, interrompit Sidonie… Il est près d’une heure et cela fatigue l’estomac des enfants, de ne pas les faire manger à l’heure…

Justine se laissa fléchir et prépara le couvert sur un coin de la table. La fillette semblait anéantie par la faim, mais elle réfléchissait. De plus en plus, elle se persuadait qu’elle devait utiliser tout ce qu’elle possédait d’intelligence pour retrouver son petit frère, et, à son défaut, « un petit frère ».

Après tout, venait-elle de penser, le dénommé Bob n’était pas indispensable. Il y avait beaucoup de petits garçons qui lui ressemblaient et qui feraient parfaitement l’affaire.

Suzette était convaincue que sa maman serait enchantée d’avoir n’importe quel petit garçon, pourvu qu’il ne fût pas trop laid, ni trop gros et qu’il eût des cheveux blonds.

La sérénité de la fillette croissait à mesure que son plan se précisait dans son imagination. Elle ne dirait rien à ces bavardes de Justine et de Sidonie, qui raconteraient tout de suite ce projet à ses parents. Or, il était essentiel qu’il y eût surprise. Non, il fallait procéder seule.

Suzette mangeait de fort bon appétit, tout à fait remise d’aplomb, par l’affaire qu’elle voulait entreprendre. Elle disparaîtrait de la maison sans qu’on la vît et, en route, à la recherche d’un petit frère.

— Ton poisson est fort bon, Justine ; tu peux m’en servir encore un peu…

— À la bonne heure ! ce n’est pas le chagrin qui vous coupe l’appétit au moins !

— Je n’ai pas à avoir de chagrin, puisque Bob est sans doute chez quelqu’un en train de déjeuner.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Mais une dame a peut-être dit : Tiens, le beau petit garçon : veux-tu déjeuner avec mes bébés !

— Vous n’êtes tout de même pas ordinaire, mam’zelle Suzette ! lança Justine, le poing à la taille… mais cela me tourmente parce que Monsieur et Madame ne reviennent pas… Il est une heure !…

Suzette se hâtait. Elle voulait sortir très vite. Elle se demanda par où elle passerait. Par le grand escalier ou l’escalier de service ? Il vaudrait mieux ne rencontrer personne. Ce serait encore des complications inutiles.

Suzette s’ingénia pour attirer les deux domestiques hors de la cuisine qui donnait sur une antichambre exiguë où s’ouvrait la porte de service.

Son plan se réalisa. Justine alla dans sa chambre pour chercher ses pantoufles, et Sidonie, en attendant Madame, s’installa dans la lingerie pour faire un point à un tablier de Suzette.

La petite fille ne perdit pas de temps. Le chapeau et le manteau furent promptement sur elle. Doucement, elle gagna la porte et descendit, toute tendue vers son but.

Il arriva qu’au bout d’une demi-heure, Justine, revenue dans sa cuisine, et Sidonie, cousant dans sa lingerie, trouvèrent étrange le silence de Suzette.

La femme de chambre appela la fillette, qui ne répondit point, naturellement. Affolée, elle alla dans la cuisine où elle ne la vit pas.

— Justine, où est mam’zelle Suzette ?

— Avec vous, pardine ! je la croyais avec vous…

— Pas du tout…e pensais qu’elle était à la cuisine, près de vous…

— Mais non…

— Alors, où est-elle ?

— Je n’en sais rien… dans sa chambre…

— Je viens d’y aller voir, il n’y a personne.

— Ne vous mettez pas en peine pour elle… Peut-être est-elle dans la chambre de Madame, ou dans le salon en train de feuilleter l’album des photographies…

— Ah ! j’ai eu peur !… Je vais m’assurer de sa présence…

Sidonie courut dans les pièces où elle comptait voir la fillette, mais elle revint, le visage décomposé, près de Justine.

— Je ne la vois pas !… cria-t-elle, angoissée.

— Seigneur !… vous avez regardé dans le cabinet de toilette ?

— Oui… oui…

— Où peut-elle être ?… mam’zelle Suzette !… Suzette !…

Les deux voix s’unirent et retentirent à l’envi dans tout l’appartement, mais Suzette n’apparut point.

— Oh ! la la !… il nous manquait ça ! C’est donc une épidémie aujourd’hui, que les enfants s’envolent sans qu’on sache où ? Personne n’est entré dans l’appartement ?… vous en êtes sûre, Sidonie ?… Quand on est préoccupé…

— Dame oui, que j’en suis sûre !… la porte est fermée… Puis, j’aurais entendu du bruit… Un voleur serait venu pour prendre mam’zelle qu’elle aurait crié… Mais pas le moindre mot, pas le plus petit cri… C’est justement ce silence qui m’a semblé extraordinaire…

— Moi, je ne trouve pas ça drôle !… Misère de misère !… Qu’est-ce qui va se passer quand Monsieur et Madame vont rentrer ?

— J’ai presque envie de me sauver… cria Sidonie.

— Faites pas ça !… ce serait une preuve contre vous…

— Une preuve de quoi ?

— Que vous avez aidé à voler les enfants…

— Oh !

La pauvre Sidonie tomba sur une chaise en sanglotant.

Les deux femmes ne purent plus se livrer à quelque occupation. Elles furetaient dans tous les coins en appelant Bob et Suzette, leur promettant monts et merveilles s’ils se montraient.

Enfin, lasse, Justine dit :

— Savez-vous que je commence à me rassurer ?… Un de perdu me paraissait extraordinaire, mais deux, cela devient moins grave… J’ai dans l’idée que c’est un mystère qui s’éclaircira comme le jus de groseilles quand il cuit.

— Je ne suis pas de votre avis !… Deux disparitions de cette manière me paraissent tout à fait diaboliques… J’ai bien peur qu’il n’y ait des hommes cachés dans la muraille…

— Vous êtes folle, ma fille !… Faites vite un signe de croix pour chasser vos diableries… Vous avez perdu votre bon sens… votre estomac est creux et la tête vous tourne…

Mais la pauvre Sidonie était malheureuse comme une pierre qui voit arriver sur elle un gros camion. Elle regardait de tous côtés d’un air effrayé et tressaillait quand une étincelle craquait dans le fourneau.

— Je voudrais bien ne plus être dans cette place, murmura-t-elle.

— Ça, je vous comprends… ça manque de gaîté. Pourtant, ce sont des maîtres pas méchants, qui aiment la bonne cuisine… Mais il faut qu’on leur vole leurs enfants…

— Vous voyez !… vous y venez !… vous croyez bien qu’on les a volés, n’est-ce pas ?

— J’ai dit ce mot-là… parce que je n’en avais pas d’autre sous la langue… mais, à mon avis, tout se terminera pour le mieux… J’ai tiré les cartes tout à l’heure et il n’y avait rien de mauvais dedans…

— Que le Bon Dieu nous aide !…

Suzette descendit sans rencontre l’escalier de service.

Elle ne sut pas si la concierge la vit ou non, parce qu’elle passa, tête baissée, devant la loge



Dans la rue, elle rectifia son maintien. Elle se

tint droite, sérieuse, et regarda de côté et d’autre dans l’espoir de voir surgir Bob. Mais, autour d’elle, c’était presque désert. Tout le monde déjeunait.

La famille Lassonat habitait non loin du Luxembourg. Suzette y jouait plusieurs fois par semaine. Elle se demanda si Bob n’avait pas voulu continuer la partie de ballon, commencée la veille.

À cette idée, elle faillit courir, mais les bienséances la retinrent. Elle imita la démarche de sa maman, et se prenant pour une mère de famille bien posée, elle poursuivit allègrement sa route. Elle se félicita de n’avoir pas rencontré ses parents, sans quoi, adieu son plan !

Cependant Suzette est anxieuse et son pas devient de plus en plus rapide.

Sûrement, elle retrouvera Bob dans le jardin. Elle se souvient qu’un jour, il a couru si vite que Sidonie a eu beaucoup de peine pour le rattraper. Cette fois, il a profité de ce qu’on ne le surveillait pas.

Mais, le grand jardin est désert, lui aussi. Suzette, qui n’est pas souvent déconcertée, est tout à fait surprise de le voir si calme. Il y a bien quelques personnes sur les bancs, mais les enfants sont rares. Où sont les bandes joyeuses des bébés ? Le jardin est triste. Les moineaux seuls y gazouillent en cherchant les miettes que les petits habitués y ont laissées.

Puis Suzette comprend. Les enfants sont allés déjeuner et se reposeront après leur repas. C’est seulement après leur sieste qu’ils reviendront dans le grand jardin.

Mais alors, comment retrouver Bob tout de suite ? Suzette avait hâte de régler cette affaire.

Elle se dit alors que ce serait un autre que Bob qu’elle ramènerait, voilà tout.

Il faudra simplement que ce petit garçon ressemble le plus possible à son petit frère, afin que ses parents fussent très contents.

La fillette attendit pour commencer ses recherches. Les enfants manquaient pour le moment. Et pourtant l’occasion eût été propice… Ni marchandes de ballons, ni gardes…

Cependant, tout à coup, le cœur de Suzette battit très fort. Non loin du musée, elle distingua un petit garçon qui jouait. Il était de la taille de Bob et était revêtu d’une blouse blanche comme la sienne. Il poussait devant lui un cerceau à grelots et il prenait grand plaisir à ce jeu, à en juger par l’attention qu’il y apportait.

Suzette s’élança vers lui, mais en s’en rapprochant, toute sa gaité tomba : ce n’était pas Bob… Quelle déception !

Cependant, elle ne se découragea pas, et continua d’avancer vers le petit inconnu.

Il paraissait doux. Il était blond comme Bob avec des yeux bleus. Il était seul.

Suzette le contempla un moment, puis elle regarda autour d’elle. Ni bonne, ni maman, ni vieille nourrice dans les environs.

À son tour, le petit jeta un coup d’œil sur cette fillette bien habillée qui l’examinait. Il sourit. Suzette ne souriait pas facilement, mais elle comprit que pour les besoins de la cause, elle devait être aimable, et elle répondit à ce sourire.

Le petit garçon s’écria :

— Je joue dans « mon » jardin, avec mon beau cerceau…

— Ah ! c’est ton jardin ?

— Bien sûr !

— Comment est-ce que tu t’appelles ?

— Jeannot.

— Voudrais-tu d’une petite sœur comme moi, pour jouer avec toi ?

— Oh ! oui… avec beaucoup de joujoux, plein une maison !

— Oui, c’est ça, plein… plein une maison…

— Où est-elle ta maison ?

— Là, tout près… tu es tout seul ?

— Oui, mon frère est là-dedans… Et l’enfant désigna le musée.

— Viens alors… Tu n’as pas peur ?

— Non, je suis grand… les hommes noirs, les loups, les bêtes, je tue tout avec mon fusil…

Suzette tendit la main. Jeannot y mit la sienne et il partit en compagnie de cette sœur improvisée.

Il avait lâché son cerceau et bavardait comme une pie. Suzette était légèrement ahurie par son succès, mais tout à fait triomphante au fond de soi.

En somme, ce n’était pas compliqué de se procurer un petit frère. Elle en tenait un fort présentable, gentil, suffisamment beau, un peu trop frisé peut-être pour le goût de sa maman… Mais avec un peu de pommade, Suzette pensait qu’on pourrait très bien remédier à cet inconvénient.

— On va loin ?… questionna le bambin.

— Non, encore une rue…

— Ils sont beaux, tes joujoux ?

— Très beaux… J’ai aussi un papa et une maman…

— Moi aussi…

— J’ai, en plus, Sidonie et Justine. Sidonie, c’est la femme de chambre, et Justine, c’est la cuisinière…

— Moi aussi, j’ai une cuisinière !… s’écria l’enfant glorieux, et je la prête à maman pour qu’elle mette ma soupe dessus pour la chauffer !…

— C’est un fourneau, alors, petit bêta, ce n’est pas une cuisinière.

Si, c’est une cuisinière…

Suzette ne voulut pas discuter, parce qu’on arrivait devant l’immeuble. Il fallait jouer serré, pour que la concierge ne surprît pas les arrivants. Suzette explora la place et s’engouffra dans l’ascenseur.