On alluma un grand feu.


CHAPITRE XI

La mort du vieux berger.


Il semble que les jours heureux filent avec une rapidité double. La première quinzaine de novembre était déjà bien avancée. Un ordre venait d’arriver, enjoignant à Ferdinand de rallier Brest le 20, parce que la Minerve entrerait en armement le 22. Malgré tous les efforts pour ne pas attrister les derniers moments, la séparation prochaine et inévitable pesait sur tous les esprits. Cependant on devait accompagner l’aspirant et demeurer à Brest avec lui jusqu’au départ de la frégate. Ensuite la famille se fixerait à Paris pour le temps que M. de Résort, alors capitaine de vaisseau, resterait attaché au Conseil de l’Amirauté.

Succédant à un coup de vent de nord-ouest, l’été de la Saint-Martin ramena quelques journées exceptionnellement douces et ensoleillées, dont les jeunes gens profitèrent pour revoir tous les coins les plus aimés. Quelquefois, de très bon matin, Ferdinand chassait aux environs ; mais il était toujours rentré pour l’heure du déjeuner.

Un jour cependant, après le quart d’heure de grâce, on se mit à table sans lui. Le café était déjà servi, et Mme de Résort commençait à s’inquiéter, lorsque son fils entra dans la grande salle, l’air fort ému. « Qu’as-tu ? cria la mère.

— Je n’ai rien, maman, rassurez-vous, rien du tout ; c’est Thomas bien malade qui m’a retenu ; et je viens vous chercher de sa part ; ensuite, si vous et mon père le permettez, je ferai atteler et j’irai à Cherbourg.

— Pauvre Thomas, dit Mme de Résort subitement attristée, il changeait et s’affaiblissait. Je vais m’apprêter pendant que tu déjeunes.

— Je me dépêcherai d’avaler quelques bouchées ; mais, maman, ajouta le jeune homme au moment où il vit sa mère prête à quitter la salle, maman, c’est que Thomas désirerait aussi dire adieu à sa petite fée. »

Marine, déjà debout, s’écria : « Dites oui, mère, je vous en prie, je voudrais tant soigner Thomas.

— Ma chérie, demande à ton père ce qu’il en pense. » La réponse n’était pas douteuse, M. de Résort n’ayant jamais rien refusé à celle qui d’ailleurs n’abusait pas de son influence. Alors M. de Résort questionna son fils : « Où était Thomas ? et pourquoi Ferdinand avait-il besoin d’aller à Cherbourg ?

— Thomas est dans sa cabane roulante, répondit Ferdinand, et le troupeau se trouve parqué sur la lande près de la fontaine de Biville. Il avait été convenu hier avec le fils Quoniam que nous chasserions de ces côtés. Arrivés à quelque distance, nous avons aperçu les moutons guidés par le nouveau chien, mais pas de berger, et couché devant la cabane, Pastoures, qui geignait d’une façon lugubre. Saisis d’inquiétude, nous sommes accourus. La cabane était ouverte ; étendu sur son lit, Thomas, la tête renversée, nous parut à l’agonie ; cependant il reprit connaissance après quelques soins, et bientôt il nous parla avec toute sa lucidité. Montrant ce calme et cette présence d’esprit qu’il a toujours eus, il s’adressa d’abord à moi :

« Merci, monsieur Ferdinand, je suis heureux de vous revoir, oui, bien heureux ; mais je savais que Dieu m’accorderait encore cette grâce et puis celle de voir aussi la bonne dame et la petite fée ; voudrez-vous me les aller quérir ?

— Certainement, me suis-je écrié, je ramènerai aussi le médecin, et vous vivrez encore longtemps. »

« Alors il a souri et ses yeux clairs me regardaient affectueusement pendant qu’il me répondait :

« Non, la lampe n’a plus d’huile et aucun médecin ne vend de cette huile-là ! Je m’en irai ce soir quand la pleine lune se lèvera, à huit heures, un peu avant, un peu après. Jean Quoniam, veux-tu m’aller quérir M. le curé de Biville et puis ton père, mais le prètre d’abord. — Certainement que je veux bien ; faut-il partir tout de suite ? répondit le jeune fermier.

— Oui, merci. »

« Nous sommes restés seuls, c’était ce que désirait Thomas. Je l’installai de mon mieux et il me sembla tout à fait remis. Je lui parlai de mon espoir renaissant.

« Non, non, touchez mon cœur et mon pouls, répliqua-t-il, je ne souffre pas ; mais la vie s’en va. Donc, monsieur Ferdinand, après que vous aurez conduit ici la dame et la demoiselle, voudriez-vous point faire une chose pénible et ennuyeuse pour satisfaire un vieux homme qui vous a tant chéri ?

— Certainement, Thomas, dites vite.

— Eh bien, Thomy est à Cherbourg, matelot et mauvais matelot, indiscipliné, toujours puni, toujours révolté. Voici un papier où vous trouverez les indications nécessaires, et, si vous pouviez me l’amener ce soir, avant le lever de la lune, ah ! monsieur Ferdinand, peut-être que les dernières paroles d’un chrétien feraient alors mieux qu’aucune autre ! Il faut vous dire que j’ai toujours aimé Thomy quoiqu’il fît et malgré les chagrins qu’il me causait, peut-être parce qu’il était abandonné, enfant trouvé comme je l’ai été moi-même… »

« Père, je me sentais bien ému, continua Ferdinand, et je promis à Thomas de lui obéir en tout au sujet de ce malheureux garçon. Ensuite, aussitôt que le prêtre et Jean Quoniam furent en vue, je m’empressai d’accourir ici. »

À cet instant Mme de Résort et Marine rentrèrent dans la salle, et Charlot annonça que le cabriolet était attelé.

« Eh bien, Charlot, conduisez d’abord ces dames là où elles vous indiqueront, dit M. de Résort, ensuite nous vous rejoindrons à la croix de Biville ; prenez de bonnes couvertures, les soirées sont fraîches et nous ne reviendrons certainement pas avant la nuit, car, ajouta-t-il en s’adressant à Ferdinand, je t’accompagnerai à Cherbourg, où mon autorité sera peut-être fort utile pour obtenir une permission à Thomas. »

…. Six heures sonnaient aux horloges de la ville lorsque le cabriolet de M. de Résort quitta la cour de l’hôtel de l’Amirauté ; le temps s’était refroidi, mais les voyageurs portaient de chauds vêtements et le robuste cheval sentait l’écurie ; frais et dispos, après un repos de plusieurs heures, il brûlait le pavé. Les deux messieurs causaient à voix basse.

Sur le siège de derrière, Charlot essayait parfois d’arracher un mot à son voisin ; celui-ci répondait seulement par monosyllabes d’une voix dure et sèche : « Oui, non, je ne sais pas. » Enfin Charlot découragé garda le silence, tout en considérant Thomy habillé en matelot. Un assez joli garçon maintenant, avec de très beaux yeux dont l’expression déplaisait ; surmontés de sourcils très noirs et bien dessinés, ces yeux ne vous regardaient jamais en face. Les lèvres étaient trop épaisses, les dents superbes et la taille bien prise. « Il n’est pas devenu vilain, pensait Charlot, mais tout de même y me plaît pas plus qu’autrefois. »

M. de Résort avait obtenu à grand’peine une permission de quarante-huit heures pour ce jeune matelot constamment puni et qui le jour même sortait de prison…

« Je ne voudrais pas refuser ce que vous me demandez, mais vraiment, mon cher commandant, si vous vous intéressez à cet homme, vous devriez lui persuader de faire peau neuve, sinon il ne finira pas son temps sans commettre quelque faute très grave. Cependant il est intelligent, et, s’il voulait bien se conduire, il obtiendrait promptement ses premiers galons. »

Ainsi s’exprimait au sujet de Thomy le commandant de la division de Cherbourg.

Enfin, la permission obtenue et les formalités nécessaires remplies, le matelot fut envoyé à l’hôtel, où l’attendaient M. de Résort et son fils. Ces deux derniers eurent alors quelque raison d’être désagréablement surpris.

Dès qu’il l’aperçut, Ferdinand s’avança vers Thomy, l’air riant, la main tendue en s’écriant :

« Bonjour, Thomy, je suis bien content de vous revoir, réellement bien content, et de vous retrouver sous cette vareuse. Thomy, voici mon père, le commandant de Résort, qui a obtenu quarante-huit heures de permission pour vous.

— Bonjour, commandant, bonjour, monsieur Ferdinand, vous êtes réellement trop bons de vous intéresser à un simple matelot. Mais puis-je savoir d’où me vient cet honneur que je n’ai point réclamé ? » Le ton démentait les paroles et Thomy n’avait pas serré la main tendue si franchement.

« Hem, dit M. de Résort, les sourcils froncés, hem !… Oui, vous pouvez le savoir. Notre ami Thomas Fontaine va mourir, il nous a priés de vous amener vers lui ; alors mon fils et moi nous sommes empressés de satisfaire au désir du digne homme ; nous avons éprouvé quelque difficulté à vous obtenir une permission ; pourquoi ? vous vous en doutez peut-être. Ferdinand, ordonne à Charlot d’atteler pendant que nous goûterons, car nous dînerons fort tard, suivant toute probabilité. Mangez aussi quelque chose, Thomy. — Merci, commandant, je n’ai besoin de rien ; si vous voulez me le permettre, j’irai vous attendre en bas.

— Parfaitement, allez. »

Dès que Thomy eut fermé la porte : « Eh bien, voilà ce que j’appelle un vilain sujet, s’écria M. de Résort ; je le juge aussi mauvais qu’envieux et sot. »

La brume se dissipait, les étoiles brillaient dans la nuit calme, il faisait un peu froid, mais aucun vent, et la lune n’était pas encore levée lorsque le cabriolet s’arrêta près d’une croix de pierre située à l’embranchement de plusieurs sentiers.

« Trouveras-tu le chemin ? demanda M. de Résort en mettant pied à terre après son fils et Thomy.

— Certainement, répondit Ferdinand.

— Charlot, allez au manoir et occupez-vous du cheval ; il nous a menés d’un fameux train et pourrait s’enrhumer.

— Soyez tranquille, commandant… Mais ensuite, voulez-vous me permettre de revenir voir Thomas ?

— Sûrement. »

Les trois hommes s’engagèrent dans une route en pente-tracée au milieu de la lande. Ferdinand servait de guide, sûr de ne pas s’égarer. Après un quart d’heure une vive lueur éclaira le bas d’un sentier.

« Je vois ce que c’est, dit Ferdinand, on aura allumé du feu ; regardez, père, ces ombres autour du foyer et de la cabane roulante. »

Les nouveaux arrivants aperçurent une cahute construite par Thomas et dont le berger était très fier ; elle ressemblait aux autres où s’abritent les pasteurs de troupeaux, mais plus longue, et tout le devant s’en abattait à volonté. Pendant les belles nuits, Thomas une fois couché pouvait de là surveiller ses moutons et dormir « sous le grand ciel », suivant son expression. Comme il l’avait toujours désiré, il allait mourir dans sa belle lande sauvage et sous son grand ciel.

« J’espère, disait-il quelquefois à la dame sa seule confidente, j’espère que le bon Dieu me fera la grâce de ne point finir ma vie entre quatre murs. »

Mme de Résort avait trouvé son humble ami en pleine connaissance : il venait de recevoir les derniers sacrements et semblait très calme et doucement heureux.

Pendant toute l’après-midi, Thomas parla peu, mais il écouta les pieuses lectures et les douces paroles de ses amies. « Je suis content, répétait-il parfois, j’avais rêvé de cette mort ainsi qu’elle arrive. » Au moment où l’angélus du soir sonna à Biville, et comme l’air, très léger, laissait arriver le son de loin, il s’écria :

« Allez dîner, ma bonne dame, allez, je vous en prie, avec la petite fée, vous reviendrez tout de suite après ; allez, M. Paul et Fanny seraient en peine. »

Mme de Résort ne voulut pas contrarier Thomas, qui ne se rendait plus compte des distances et des heures. Le manoir étant à six kilomètres au moins, les deux dames se rendirent tout près de la croix de pierre dans une petite auberge, où elles trouvèrent du pain, une omelette et du café noir. En Normandie, on trouve partout du café passable. Ensuite, réchauffées par la chaude boisson, la mère et la fille commencèrent la triste veillée ; la jeune fille n’avait jamais assisté de mourant et elle eût imaginé ce spectacle autrement pénible, même effrayant.

« Ah ! je suis heureux, murmura Thomas en apercevant de nouveau ses amies, je suis heureux ; mais je savais que vous reviendriez à temps. Quelle heure est-il ?

« Sept heures, » dit Quoniam. Le fermier, son fils et sa bru venaient d’arriver, suivis du curé de Biville.

— Sept heures, reprit Thomas, encore une heure… »

On alluma un grand feu de bruyères et d’épines sèches, car la nuit devenait froide. Les moutons étonnés bêlèrent tristement, le jeune chien les gourmanda. Pastoures alors, se rappelant son devoir d’autrefois, fit quelques pas hors du rayon lumineux… ; mais il se ravisa promptement et se recoucha à sa place ordinaire, sur le devant et contre une des roues de la maison roulante.

Auparavant son maître l’avait caressé en disant :

« Qui donc aura la charité de garder le vieux serviteur après le vieux berg’er ?

— Moi, moi, répondirent plusieurs voix. Soyez tranquille, Thomas, le chien sera bien aimé et choyé chez nous. » Thomas le premier signala les nouveaux arrivants.

« Eux, dit-il en joignant les mains, eux ! Dieu soit loué ! »

En effet, voilà trois hommes qui traversent la place éclairée, et le premier arrivé près de la cahute, Ferdinand, se penche et embrasse le front du mourant en lui disant tout bas : « Thomy nous accompagne. »

Les yeux de Thomas brillent, ce baiser lui semble très doux, il regarde un instant M. de Résort, la dame et leurs deux enfants. Comme il a aimé ceux-là et qu’il sera bon d’en parler là-haut ! Cependant Thomy s’approche à son tour avec quelque émotion, en se rappelant combien Thomas a été patient, et puis la dame le regarde. « Écoute, Thomy, lui dit son parrain, écoute bien, je vais mourir très heureux parce que je suis chrétien ; toi aussi, tu as été baptisé, penses-y, change de conduite ; toujours tu as haï et tu t’es révolté, soumets-toi ! Et pour te rendre la tâche plus aisée, avec la permission de la dame, par testament, je t’ai laissé le peu que je possède. Après tes années de service, si tu le veux, tu pourras devenir fermier ; demande alors conseil à la dame et au commandant… Thomy, dès après le naufrage j’avais grande amitié pour toi ; malgré tes mauvaisetés, cette amitié a persisté. N’étais-tu point un orphelin comme moi ? Que de fois on m’a reproché de n’appartenir à personne ! mais ça ne me rendait point haineux… Dieu est bon, pour tous également bon… Ah ! la lune… »

En effet, au sommet de la lande, le paysage s’éclaira subitement ; bientôt la pleine lune énorme se dressa à l’horizon, répandant de tous côtés sa blanche lumière ; mais le bas du sentier et la cahute demeuraient encore dans l’ombre.

Cependant les alentours s’étaient peuplés de paysans, habitants des hameaux voisins : « Ce n’est point tous les jours que l’on a la chance devoir mourir un sorcier. »

Serrés les uns contre les autres, ces gens ne savaient à laquelle entendre, de leur curiosité ou de leur frayeur : la première les poussait à regarder de tous leurs yeux et la seconde leur conseillait de s’enfuir à toutes jambes, car, disaient quelques fortes têtes : « Quéque nous ferions si le berger y jetait un dernier sort à nous ou à nos bêtes ! M. le curé est là, ben sûr ! mais il ne saurait conjurer les sorts, puisqu’il refuse d’y croire. »

Les mains jointes, les yeux fixés sur l’astre levant, Thomas semblait prier, sa figure prenait déjà le ton d’une cire jaune, lorsque ses lèvres remuaient encore ; le prêtre s’agenouilla, les assistants l’imitèrent. « Allez en paix, dit le premier, je vous bénis au nom de notre Sauveur.

— Amen, » répondit le mourant en avançant la main droite vers une croix que lui présentait Mme de Résort. Les deux mains se rencontrèrent sur l’objet sacré. « Merci…, ma… bonne dame, » murmura Thomas dont les traits s’illuminèrent subitement dans un sourire. Et à l’instant même, en montant dans le ciel pur, la lune envoya ses rayons blancs sur la cahute et sur le lit. Alors des lèvres du berger sortit un soupir léger comme celui d’un enfant nouveau-né… Tout était fini… sans spasme et sans agonie.

Interrompant bientôt les prières que chacun répétait mentalement, le chien se mit à hurler, d’une façon lugubre, prolongée. « Il hurle la mort, » murmurèrent les paysans. Tout à coup un énorme glot les fit tressaillir. C’était simplement Charlot ; arrivé à la dernière seconde, et resté dans l’ombre projetée par la cahute, le brave garçon pleurait son ami le berger.

Ensuite, sur l’ordre du prêtre, la porte de la cabane fut fermée et ses roues démontées. Les hommes de Biville emportèrent le corps à bras. Quatre par quatre les porteurs se dirigèrent vers le presbytère de Biville. « La dépouille de notre ami restera chez moi jusqu’aux funérailles, » avait dit le curé, qui suivait avec la famille de Résort, Thomy, les Quoniam, Charlot et plusieurs autres.

L’étrange procession gravit le sentier ; après avoir fait halte à la croix de pierre, elle pénétra dans le village endormi, où tous les chiens répondirent à Pastoures, car le pauvre animal continuait à hurler entre les jambes de ceux qui emportaient son maître.

Un moment Charlot regarda Thomy alors il ses côtés. Thomy pleurait silencieusement et cela fit plaisir au bon Charlot…

Le surlendemain un brouillard humide semblait baigner les dunes et la lande pendant que les restes de Thomas Fontaine entraient dans la vieille église de Biville ; mais un pâle rayon de soleil perça les nuées grises lorsque les fidèles commencèrent à jeter l’eau bénite sur le cercueil. Après les dernières prières, devant la tombe ouverte, le curé prononça quelques paroles très simples d’une voix émue. En peu de mots, il retraça la vie, les mérites et aussi les actes de charité, dont Dieu seul connaissait le nombre, accomplis par ce juste qui aurait eu quelque excuse à devenir mauvais : enfant abandonné par des parents restés inconnus, trouvé un soir d’hiver presque mort de froid auprès de la fontaine de Thomas Hélye, d’où lui venait son nom de Thomas Fontaine, élevé par des paysans chez lesquels le pain manquait souvent, durement traité, insulté par les enfants, ses camarades, qui lui reprochaient sa naissance ; soldat ensuite et puis berger, revenu au pays d’adoption après des années d’absence, resté chrétien, résigné et profondément bon ; trouvant enfin une famille qui l’appréciait et lui confiait le soin de nombreux troupeaux, il soignait les pauvres, aidant chacun avec sa maigre bourse et sa grande expérience, jamais rebuté malgré les sottises débitées à propos de sa prétendue sorcellerie, et il mourait entouré d’âmes d’élite…

« Eh ben, tout de même, disait le lendemain la femme de l’adjoint à celle du maire de Siouville, tout de même, il faut vivre au jour d’aujourd’hui pour voir un curé, et un respectable curé, que nous vénérons tous, n’avoir pas de honte à faire un discours sur la tombe d’un sorcier, et juste comme si ce sorcier aurait été comme qui dirait un notaire ou un maire. À Cherbourg, où j’habitais dans ma jeunesse, on prononçait souvent deux et même trois discours sur la tombe des officiers ; mais jamais, au grand jamais, sur celle d’un sorcier. »

Et l’autre de répondre :

« Vous avez cent fois raison, mame Lécesteur, cent fois, mille fois même. Les temps sont bien extraordinaires ! Et rappelez-vous l’an dernier lorsque le gros boucher de Beaumont est décédé, vous savez, celui qui battait sa femme et ses filles dès qu’il avait bu, et ça lui arrivait tous les jours de marché, eh bien, on s’attendait, comme il était le plus riche de la commune et qu’il avait laissé une grosse somme à la fabrique, on s’attendait à un discours de M. le curé doyen du canton. Ah ben, marchais ! pas un traître mot ; j’y étais, et vous me croirez si vous voulez ! Et aujourd’hui un quart d’heure d’éloges que notre curé nous a forcés d’entendre, et que les gens du Pin écoutaient bouche bée, sur un enfant trouvé qu’était devenu sorcier…

— Ah ! oui, mame Raitinville, les temps d’aujourd’hui, on peut dire qu’y sont des drôles de temps !… »

Reverrons-nous ce coin de Normandie ? Nos héros vont le quitter pour plus longtemps qu’ils ne se l’imaginent… Ferdinand part demain pour Brest ; fera-t-il cette belle campagne dans le Levant, rêve doré de tous les jeunes officiers ? Thomy deviendra-t-il meilleur ? De cela je doute fort, car pendant les funérailles de celui qui l’avait aimé jusqu’à sa mort, le jeune homme ne pensait qu’à suivre de vilaines pensées, enviant Marine et Ferdinand, comme autrefois, furieux aussi contre M. de Résort, qui, le matin même, lui avait refusé son aide pour obtenir un long congé. Avec ses mauvaises notes et sans appui il n’y réussirait pas tout seul ; alors, à quoi lui serviraient ces quelques méchants billets de mille francs laissés par son parrain ?… Seule son ancienne protectrice ne lui inspirait pas de mauvais sentiments, mais pourquoi ne l’aidait-elle-pas ? Et ces conseils qu’elle lui donnait, pouvait-il les suivre ? Non, certainement.

La veille de son départ, avec l’aide de Charlot, Ferdinand ensevelit Pastoures dans le jardin du manoir ; là une large pierre blanche avait déjà été posée, bien propre et cachée au milieu d’un massif de jeunes chênes ; cette pierre recouvrait les restes de Frisette, la caniche gris de ter, morte de vieillesse depuis plusieurs années. Après les funérailles du berger, Pastoures disparut subitement de la terme des Pins où le père Quoniam l’avait emmené en disant : « P’t-être bien que Piedblancy saura consoler son ancien camarade. »

Mais Pastoures ne voulut même pas s’approcher du petit cheval, il ne s’arrêtait pas de hurler et puis il se sauva.

Enfin par le successeur de Thomas on connut le sort du pauvre animal. Celui-ci, retournant au troupeau, avait d’abord suivi de loin le berger et les moutons. Alors le jeune chien eut pitié du vieux serviteur, auquel il abandonna la meilleure part de la pâtée, se couchant auprès de lui durant la nuit… Un matin, on trouva Pastoures mort, déjà froid, à côté de son camarade, qui essayait de le réchauffer en le léchant doucement.