Ferdinand serra les deux mains de son vieil ami.


CHAPITRE X

Vieilles connaissances et récits nouveaux.


Depuis ce 1er novembre, jour du naufrage du bâtiment inconnu, dix ans auparavant, le mystère subsistait au sujet du navire, comme au sujet des enfants, seules épaves vivantes de la catastrophe. M. et Mme  de Résort espéraient bien qu’il en serait toujours ainsi, ayant fait, en conscience, toutes les recherches possibles. Ils aimaient Marine à l’égal de leurs propres enfants, Ferdinand et Paul, né depuis cette époque. Les deux frères chérissaient leur sœur et les parents disaient que celle-ci avait été la bénédiction de leur foyer. En effet, jamais créature ne fut plus aimable, ni meilleure, intelligente, modeste, charitable, avec cela d’une gaîté constante ; les indifférents eux-mêmes restaient sous le charme de cette jeune fille, presque une enfant encore. Pour elle, son seul souci était de rendre un peu de ce dont on la comblait. « Si je pouvais jamais faire quelque chose pour vous, » répétait-elle souvent à M. et Mme  de Résort.

La question du testament épuisée, on répondait encore à mille questions de Ferdinand, lorsque celui-ci poussa une exclamation, et aussitôt, sans en prévenir le cocher, il sauta par-dessus la portière de la calèche, et presque du même bond on le vit qui franchissait un fossé.

« Es-tu fou ? » lui cria son père, pendant que Charlot obligeait ses chevaux à prendre le pas, puis à s’arrêter. Les bêtes résistèrent d’abord parce qu’elles sentaient l’écurie. « Mais comprenez-vous ce qu’il fait et où il va ? continua M. de Résort.

— Oui, répliqua Marine, il a dû apercevoir Thomas. »

En effet, Ferdinand courait à la rencontre de son vieil ami, auquel il serrait les deux mains. Et Thomas, tremblant d’émotion, répondait à l’étreinte du jeune aspirant.

« Comment allez-vous, Thomas ? Quel plaisir de vous rencontrer tout de suite ! »

Thomas répliqua : « Je restais au bord du fossé afin de vous voir venir, mais en roulant sans bruit sur l’herbe drue la voiture m’a surpris. Ah ! vous reconnaissez un autre ami, il est comme moi, il ne rajeunit pas. »

Non, celui-là ne rajeunissait pas, et en caressant Pastoures Ferdinand avait le cœur serré.

Pauvre vieux chien aveugle et sourd, propre et soigné quand même ! Il s’était traîné auprès de son ancien camarade de jeu qu’il flairait en poussant de petits cris, et tout en lui jusqu’à sa voix paraissait si faible, si cassé ! Alors, le prenant dans ses bras, Ferdinand embrassa l’animal de tout son cœur. Au même instant accourut un autre chien superbe, jeune, fort et joyeux. Ce dernier voulut aussi souhaiter la bienvenue à cet étranger que son instinct lui disait être un ami de la race canine ; mais le poil de Pastoures se hérissa et il montra le peu de dents qui lui restaient.

Thomas alors raconta à Ferdinand que « Pastoures n’aimait pas l’intrus auquel le troupeau obéissait à présent, tout en paraissant narguer le vieux chien, que ça humiliait bien ! Cependant Pastoures ne mordait jamais, mais il grognait l’autre et ne souffrait pas de le voir caresser en sa présence, et, ajouta le berger, c’est la jalousie, un sentiment naturel et commun aux bêtes comme aux hommes. Seulement les hommes doivent le combattre ! Mais voilà que je bavarde au lieu de vous renvoyer vers la voiture. Allons, bonsoir, monsieur Ferdinand ; à s’attarder dehors au soleil couchant, la dame et la petite fée pourraient prendre froid. J’irai demain vous visiter avec Pastoures, sans l’autre, et ça réjouira nos vieux cœurs de vous retrouver enfin dans la vieille maison. »

… Le manoir n’était pas changé, quoique les souvenirs de Ferdinand fissent la maison plus vaste. L’imagination des enfants est ainsi, elle amplifie tout. Mais l’harmonie des choses, l’ordre parfait, les fleurs à profusion, le jeune homme retrouvait ce qu’il avait aimé, dont il rêvait si souvent pendant les quarts et les heures joyeuses ou assombries de sa première campagne. Lorsqu’il entra dans la grande salle, les étoiles commençaient à briller, une petite brume blanche descendait sur les dunes. « Quel bonheur de se retrouver là à regarder par la fenêtre avec maman et tous ! »

Malgré sa fatigue, Ferdinand ne dormit guère cette nuit-là. Alors, se levant au petit jour, il sortit en évitant de faire aucun bruit. Enjambant la haie « juste à la place d’autrefois », il longea le mur extérieur pour entrer dans la ferme. Là encore tout restait dans le même état, des tas de fumier s’étalaient devant les bâtiments, des poules picoraient et des porcs grognaient, pourchassant les canards voraces.

Le père Quoniam distribuait leur tâche quotidienne aux servantes et aux valets ; mais apercevant Ferdinand :

« C’est-il Dieu possible, s’écria-t-il, que vous êtes donc enfin revenu des étranges pays, et un beau garçon point gêné à serrer les mains à votre fermier. Que je suis donc aise de vous voir ! Nous disions souvent à la veillée avec ma femme Fanny et Charlot : « Mettez là que s’il revient au pays, ce sera le même brave cœur et point fier… »

Un hennissement prolongé partant de l’écurie interrompit le discours du fermier, qui reprit :

« Ah ! pour sûr et certain que Pied-Blanc, nous ayant entendus, veut également vous souhaiter la bienvenue. Là, on y va, mon fieu, t’agite donc point ainsi. »

Joignant le geste à la parole, Quoniam ouvrit une porte, et Pied-Blanc, sortant comme un trait, commença par s’ébrouer et se rouler au milieu de la cour sur des bottes de paille ; puis, s’étant vivement relevé, il bondit en avant pour s’arrêter court et poser sa tête sur l’épaule de Ferdinand, hennissant alors très doucement et mordillant du bout des lèvres le cou et les joues de son ancien camarade, qui lui rendait ses caresses.

« Pas vrai qu’il y a point son pareil dans la Hague et encore moins au pays de France ? disait le fermier. A-t-il tant seulement pris un jour depuis votre départ ? Regardez s’il cherche point dans la poche de votre veste comme autrefois. »

En effet, Pied-Blanc avait toujours été un gourmand. Aussi, après son élan d’affection, fourrageait-il dans les poches de son ami, qui riait aux éclats en donnant au petit cheval les morceaux de sucre dont il s’était approvisionné au manoir. Quand tous furent croqués : « Allons, mon fieu, lui dit son maître, à présent tu vas te laisser atteler, car il faut rentrer le regain. Nous deux, monsieur Ferdinand, nous irons souhaiter le bon jour à la femme, qu’est bien rhumatisante ces temps-ci, et elle nous donnera une tasse de café, et puis vous verrez ma bru ! Vous ne la connaissez point ! et deux beaux petits Quoniam nés depuis quatre ans, et dà, chacun s’y accorde à dire que nos petits-enfants y sont point vilains, ni sots… »

Ferdinand devait seulement s’embarquer en décembre, sur la Minerve, bâtiment amiral destiné à la station du Levant ; c’était là une jolie campagne, avec deux mois de congé en perspective, dont les habitants des Pins jouirent délicieusement. Ils firent de charmantes promenades à pied et en voiture dans tous les environs, à Biville, à Saint-Waast, à Cherbourg et au delà. Mais il était bien rare que l’on ne revînt pas coucher au manoir : il semblait à tous que le bonheur n’eût pas été complet loin du vieux nid.

Après le souper, autour d’un grand feu clair et gai, quelles douces causeries entremêlées d’histoires, récits de voyage surtout, dont Paul ne se lassait pas. Mme  de Résort et Marine travaillaient à l’aiguille, tandis que Ferdinand ou son père entamaient une longue narration, à laquelle tous s’intéressaient également.

Un soir, c’était le tour du grand frère. « Raconte-moi de l’Inde, » lui avait demandé Paul, et Ferdinand s’exécuta de bonne grâce.

« L’Iéna, dit-il, venait de mouiller devant Bombay, une des plus grandes villes de l’Inde, située dans une île et peuplée d’environ neuf cent mille habitants. La rade et le port en sont superbes, nous étions émerveillés, je t’assure, et les heures du service nous paraissaient un peu longues, tant était grande notre envie de courir au milieu de cette cité étrange. Les officiers anglais nous accueillirent tous d’une manière charmante, et, aussitôt libres, le bord ne nous voyait guère.

« Un camarade et moi possédions des lettres de recommandation pour plusieurs hauts personnages anglais et ceux-ci nous firent visiter tout ce qui leur fut possible de nous montrer en deux semaines, les ruines, les cimetières hindous, la ville noire, les pagodes, etc. Un jeune officier du génie, M. Harry Keith, organisa à notre intention une très curieuse promenade à Ellora dans le Decan, et, afin de nous faire profiter de cette bonne fortune, le commandant de l’Iéna accorda quatre jours de permission, à trois élèves et à moi.

« Par une jolie brise, nous nous embarquâmes un matin dans un brick appartenant au régiment du génie. Tu juges si nous étions joyeux ! Débarqués à Aurengabad, nous y trouvâmes des chevaux excellents, car, pour arriver au but de notre course, nous devions gravir et traverser les Ghatts, montagnes qui bordent la mer en arrière de l’île où se trouve Bombay. Le pays est merveilleux, la route creusée dans les rochers traverse une forêt près d’Ellora ; là en


Le père Quoniam aperçut Ferdinand.

longeant les ruines, de temples immenses et d’une architecture inconnue,

nous poussâmes des cris d’étonnement.

« Calmez-vous, répétaient nos nouveaux amis, cela n’est rien en comparaison de ce que vous allez voir bientôt. »

« En deux heures nous parcourûmes les vingt-six kilomètres qui séparent Aurengabad d’Ellora, où les temples, encore habités par des brahmes, sont des chefs-d’œuvre de l’architecture hindoue, ils dépassent tout ce qu’on peut imaginer.

« Figure-toi, Paul, que ces monuments datent au moins de deux mille cinq cents ans, et, suivant des documents qu’ils soutiennent absolument irréfutables, les brahmes affirment que plusieurs des temples ont été construits il y a près de huit mille ans.

« Grâce à nos conducteurs, nous pûmes pénétrer bien avant dans l’enceinte sacrée, visiter le temple de Sivah et admirer la statue de Bhavani.

« Nous étions écrasés, muets, saisis, devant cette grandeur et cette puissance dont nous n’avions jamais eu l’idée ; il nous semblait rêver quelque chose de surhumain.

« Un dîner succulent nous ramena vers la terre. Ce dîner, un peu long, où l’on porta un nombre infini de toasts, était vraiment splendide, servi au mess d’un régiment du génie anglais, sous des tentes élevées, au travers desquelles d’invisibles éventails nous envoyaient constamment un courant d’air des plus agréables, car, même à la hauteur d’Ellora, il fait très chaud.

« À minuit, officiers et convives continuaient à boire de l’excellent Champagne glacé, pendant que plusieurs des nôtres et moi dormions à poings fermés sur des divans bas, disposés autour de la tente. Enfin nous fûmes conduits aux appartements préparés à notre intention. Il avait été convenu que nous visiterions les écuries du génie anglais le lendemain dès l’aube. Après une excellente nuit et une non moins excellente tasse de thé, nous trouvâmes nos hôtes prêts à nous guider au travers de ces bâtiments construits pour des géants, comme tout ce que renferme Ellora. Les écuries abritent non des chevaux, mais des éléphants de la plus grande race ; ces derniers sont chargés de tous les travaux pénibles ou autres, tels que construction, déchargement, transport ; ils remplissent les citernes, ils charrient des pierres, ils déracinent des arbres, etc., dociles, sobres, ordonnés, par-dessus tout intelligents. Le matin, à heure fixe, leurs cornacs arrivent, ouvrent la porte des écuries, et expliquent à chaque éléphant quelle sera sa tâche quotidienne.

— Non, interrompit Paul, qui avait écouté la bouche ouverte, tout yeux et tout oreilles, non, Dinand, tu te moques de nous.

— Il est loin d’y songer, mon ami, répliqua M. de Résort, j’ai visité moi-même ces écuries et ton frère ne dit que la stricte vérité. Un jour, j’y fus témoin d’un fait qui prouve non seulement l’intelligence, mais le raisonnement de ces énormes créatures. À l’une d’elles, son cornac avait expliqué qu’il fallait pomper de l’eau jusqu’à déborder dans une auge immense. Le cornac parti, voilà mon éléphant à l’œuvre : il pompait, pompait, et l’auge ne se remplissait pas ; il continua, même résultat. Alors il s’arrêta et considéra le récipient avec un air réfléchi et intelligent. Un officier et moi l’observions dans un coin, fort intéressés tous deux ; l’auge se vidait seulement à moitié, parce qu’elle ne se trouvait pas en équilibre. L’animal en fit le tour, s’agenouillant, palpant avec sa trompe en dehors, en dedans ! Il ne découvrait rien. Tout à coup nous le vîmes se mettre à vider l’auge, toujours avec sa trompe, aspirant l’eau qu’il rejetait à terre à mesure, et, quand il ne resta plus rien, il poussa un énorme pavé du côté où l’eau s’en allait d’abord, et en faisant encore une fois le tour, il s’assura que l’auge se trouvait d’aplomb. Alors il se remit à pomper avec ardeur jusqu’à ce que l’eau débordât également partout…

« Et puis il s’arrêta, l’air aussi satisfait qu’un éléphant peut l’avoir. Nous étions dans l’admiration ! Et en d’autres pays, au Bengale par exemple, c’est un spectacle bien curieux que celui des éléphants occupés à décharger un navire plein de grosses planches de diverses longueurs ou épaisseurs. Ils vont, viennent à bord, les-uns toujours par l’avant, les autres toujours par l’arrière ; ils se croisent et travaillent sans jamais se heurter ou se déranger. Les planches ont été déposées sur le pont et je te réponds que deux ou trois éléphants ne sont pas longs à transporter le tout à terre, — le navire est à quai bien entendu — et les habiles portefaix ne cassent et ne froissent même pas le plus petit objet sur le pont.

« Sur les quais, à la place marquée, les mêmes ouvriers, continuant le travail, disposent les planches par rang de taille, et sans mêler leur ouvrage respectif. Chacun a le sien. Enfin quand tout se trouve aligné, quelles magnifiques pyramides ! Si une planche fait la moindre saillie ou même dérange très légèrement l’harmonie du coup d’œil, voilà mon constructeur qui regarde, s’éloigne, réfléchit et recommence jusqu’à la perfection. Par exemple, l’heure du repas une fois sonnée, aucune puissance humaine n’obligerait l’éléphant à continuer un travail commencé ; au premier coup de cloche, il abandonnera tout comme cela se trouve. Tient-il un objet, l’objet est jeté à terre. Cette créature raisonnable et ordonnée entend que ses repas soient régulièrement servis ; elle reprendra l’ouvrage une heure après seulement : inutile de retarder ou d’avancer le signal, l’éléphant n’est jamais dupe.

— Mais voilà la pendule qui, elle aussi, donne le signal, veux-tu bien aller te coucher ? s’écria Mme  de Résort, en embrassant Paul.

— Oui, maman, bonne nuit ! Papa, bonne nuit ! Mais j’entendrai la fin de l’histoire des éléphants ; dis, Ferdinand, n’en parle pas sans moi.

— Convenu, Paul, je serai muet sur cet intéressant sujet jusqu’à demain soir. »

Le lendemain, supplié par son frère, Ferdinand raconta encore ce dont il avait été témoin à Ellora, la manière d’instruire les nouveaux arrivants, et ensuite une condamnation à mort.

« Les jeunes éléphants nouvellement achetés (on n’en veut pas d’adultes) sont enfermés dans de petits parcs clos par de très solides palissades, et là confiés à d’autres choisis parmi les plus intelligents. Ces derniers, deux par deux, se chargent d’un élève auquel ils enseignent ses devoirs quotidiens. L’élève est-il rebelle, ses précepteurs le serrent de près et lui appliquent en cadence, avec la leur, de grands coups sur la trompe. Continue-t-il à se révolter, les vieux l’empêchent de manger au repas suivant. Aucun jeune sujet ne résiste plus d’un mois à ce traitement ; cette période écoulée, il est à jamais soumis, prêt aussi à enseigner à d’autres, et de la même manière, le métier que ses devanciers lui ont appris.

« Ce séjour à Ellora, quel souvenir charmant pour nous autres jeunes aspirants, et quels récits ne fîmes-nous pas ensuite à bord, soit au sujet des temples et des ruines bouddhiques, soit en racontant les prouesses des éléphants ! et celles-ci, je l’avoue, m’avaient enthousiasmé autant que les antiquités ! Tu sais, Paul, il y a dix-huit mois, j’étais encore très jeune et je m’amusais comme un enfant à voir ces animaux extraordinaires. Durant les quatre jours que nous passâmes à Ellora, l’un d’eux me prit en grande amitié, à cause des friandises dont je le bourrais, disaient mes camarades ; moi, je suis sûr qu’il m’aimait réellement et qu’il a été la victime d’une erreur de la justice humaine, car jamais, sans de terribles provocations, Djin n’aurait prémédité et accompli un crime aussi abominable.

— Un crime, Dinand ? raconte vite, s’écria Paul, dont les yeux brillaient.

— J’y arrive. Nous quittâmes donc Ellora lorsque notre permission fut sur le point d’expirer, et le jour suivant l’Iéna saluait la rade anglaise. Ensuite notre première relâche fut Batavia, dont je te parlerai une autre fois, et là m’arriva une lettre de Ilarry Keith. Je vais en lire les passages ayant rapport à ce tragique événement.

« … Mon cher ami, en terminant je veux vous faire le récit d’une chose terrible dont je viens d’être le témoin et qui m’a réellement bouleversé. Il s’agit de Djin, votre protégé, devenu le mien aussi après votre départ, car alors je m’attachai beaucoup à cet animal, en souvenir d’une amitié récente, durable, je l’espère, entre nous. J’allais donc chaque matin souhaiter le bonjour à Djin ; lui se montrait doux et affectueux. Lorsque je prononçais votre nom, ses yeux intelligents vous cherchaient de tous les côtés… Jugez de ma stupéfaction en apprenant un soir que Djin avait tué son cornac en employant de terribles raffinements de cruauté. D’abord je ne voulus pas ajouter foi au récit de mon soldat ; cependant je dus me rendre à l’évidence. Il paraît que Djin et un autre éléphant étaient occupés à abattre des arbres au bord d’un petit lac situé à un kilomètre des écuries. La tâche achevée, le cornac de Djin arrive seul afin de ramener les deux animaux, auxquels, dès qu’il se trouve à portée, il adresse quelques paroles ; mais bientôt il s’interrompt et veut courir ; Djin lui barre toute issue, le terrasse et le foule aux pieds ; l’homme appelle à son secours, il paraît aussi implorer l’animal ; celui-ci répond par des cris de colère et continue son œuvre. Ensuite, entourant avec sa trompe la taille du cornac, il le précipite dans le lac ; ce malheureux, qui respire encore, se débat et veut nager ; mais chaque fois qu’il se redresse, Djin le repousse et le maintient entre deux eaux. Bientôt le corps reste immobile, à moitié échoué sur la berge… Vous vous demandez sans doute, mon cher Résort, ce que pendant ce temps-là faisait l’autre éléphant ? Eh bien, avec l’air parfaitement tranquille il alignait les arbres abattus. Cela d’ailleurs n’est point un fait isolé, car jamais, sans y être invité, un éléphant ne se mêle des affaires de son prochain.

« La cloche commence à annoncer l’heure du repas ; alors les deux éléphants quittent le bord du lac et le théâtre du crime pour s’en aller aux écuries, où ils déjeunent de fort bon appétit…

« L’éveil fut donné seulement dans la soirée par une vieille femme hindoue et son petit-fils ; tous deux avaient assisté à ce drame sur la rive opposée du lac, criant, appelant. Leurs cris, entendus du village voisin, n’inquiétèrent d’abord personne ; ensuite il fallut marcher deux heures pour contourner le lac et arriver aux écuries.

« Des soldats rapportèrent le corps du malheureux cornac. On instruisit l’affaire, on surveilla Djin enfermé et qui n’était plus libre de sortir. Djin restait doux et paisible. J’allai le voir, il m’accueillit avec la même affection… La vieille femme affirmait que le cornac, avant d’être terrassé, avait frappé l’éléphant. Mais une enquête na prouva aucune habitude de brutalité de la part du mort.

« Une semaine s’écoula ; cependant, depuis le crime, on s’imaginait à Ellora qu’un souffle de révolte passait sur l’esprit des éléphants ; les cornacs se plaignaient ouvertement qu’on les exposât à être massacrés en ne punissant pas le coupable ; ils ajoutaient que leurs sujets devenaient rétifs, et cela était vrai ; mais eux-mêmes avaient aussi moins de patience et exaspéraient souvent les animaux dont ils se méfiaient sans raison, j’en suis persuadé… Enfin, l’état des choses empirant, les officiers résolurent d’assembler un conseil de guerre pour juger Djin. Celui-ci comparut bientôt devant un jury composé de douze officiers. L’accusation fut soutenue par le chef des cornacs, les témoins cités à la barre étaient la vieille Hindoue et son petit-fils. Notre commandant accepta la charge de juge et je demandai à être l’avocat de l’accusé. Eh bien, mon ami, je crois avoir déployé un talent oratoire dont je ne me savais pas doué, juge et jurés paraissaient fort émus ; mais le chef des cornacs répliqua, il produisit aussi les victimes, la femme et les enfants du mort…, et puis le jeune garçon contredisait sa grand’mère au sujet des coups dont Djin aurait été frappé. Ma thèse étant la provocation exercée vis-à-vis de l’animal, cette thèse rejetée, Djin se vit condamné à être fusillé le lendemain matin.

« Vous rirez peut-être, mon ami, lorsque vous saurez que j’ai passé toute cette dernière nuit dans l’écurie avec Djin, bien plus calme et résigné que je ne l’étais ; pourtant il savait tout, j’en suis certain, car il ne dormit pas et il refusa toute nourriture. Parfois, ainsi qu’il faisait avec vous, Djin me caressait les mains. À la fin de la nuit dans cette solitude, sous ces immenses voûtes édifiées par des générations oubliées et qu’un rayon de lune illuminait de place en place, j’en arrivai à me demander si celui qui allait mourir n’était pas une nature humaine. Au matin, un peloton de soldats indigènes arriva, l’arme au bras, que Djin regarda sans broncher… Et pendant qu’on chargeait les fusils, après que je l’eus embrassé, je m’éloignai. Mais je résolus de l’assister jusqu’à la fin et je restai derrière les soldats.

« Feu ! » cria le lieutenant… Au lieu de s’acculer au bout de son écurie, Djin présenta la tête et le haut du corps de profil, se redressant un peu entre les barreaux de fer qui garnissaient le devant du réduit : les balles l’atteignirent au défaut de l’épaule ; d’abord on craignait d’être obligé à faire une seconde décharge et que seulement blessé à la première le condamné se débattrait. Ce spectacle nous fut épargné. Ayant fait face à la mort, Djin tomba foudroyé. Deux autres éléphants traînèrent bientôt l’immense cadavre jusqu’au fond d’une carrière abandonnée dans la forêt voisine.

« Ensuite tout rentra dans l’ordre aux écuries d’Ellora ; mais, mon cher Résort, je reste persuadé que Djin a dû être terriblement provoqué. »

— Moi aussi, s’écria Paul, qui avait le cœur très gros, pauvre Djin !

— Oui, pauvre Djin !.. » dit Marine, dont les yeux étaient humides, comme les yeux de Mme  de Résort.