Texte établi par Alphonse Constantau bureau de la direction de La Vérité (p. 23-27).

III

La femme dans la société moderne.


Combien voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? disait en parlant de son maître l’infâme Judas, le type du juif maudit. On lui promit trente pièces d’argent, et il vendit à ce prix le baiser qui devait donner la mort à un Dieu.

Combien veux-tu me donner ? dit la femme dans la société moderne, et je me livrerai à toi.

On lui promet un peu d’or, on lui fait sonner aux oreilles un peu d’argent, que dirai-je ? on va jusqu’à lui jeter dans le ruisseau quelques pièces de cuivre crasseuses et vertes ! La femme se baisse, les ramasse, vous sourit et subit le baiser, plus déplorable encore, qui tue tous les jours en elle la pudeur, cette divinité de la femme, qui, tous les jours sacrifiée, souffre et pleure toujours.

Pour le même prix, si cela amuse mieux, on peut aussi lui cracher à la figure ; elle n’en sera pas plus offensée.

Et cette femme qu’on traite ainsi, née de Pierre plutôt que de Paul, elle pouvait être notre sœur : née un peu plus tôt, elle pouvait être notre mère, et jamais elle ne nous a offensés.

N’importe, c’est une misérable, et l’on peut tout lui faire : il faut qu’elle mange, elle a faim. Ce mot-là seul explique tout.

Les maisons où se fait ce hideux trafic de chair humaine et de honte ont été récemment repeintes à neuf et portent maintenant au milieu du front leur numéro pour enseigne.

Ces établissements payent un droit à la police, sont classés et numérotés, et ont des dossiers au Bureau des mœurs.[1] Ce sont, comme on voit, autant de succursales d’une maison-mère, qui, elle aussi, badigeonne son extérieur, se fait une moralité hypocrite de ses fenêtres à verre dépoli et mérite de porter un chiffre sur le front, puisqu’elle n’a pas autre chose dans le cœur.

Cette grande maison infâme, c’est la société tout entière !

Pères de famille qu’on dit honnêtes, osez donc soutenir que vous ne vendez jamais vos filles !

Que ce soit sous un nom ou sous un autre, que ce soit avec honneur ou avec infamie, que ce soit pour plus ou moins d’argent, que ce soit à un seul misérable ou à plusieurs, qu’importe, si l’intérêt seul intervient dans l’alliance que vous leur imposez ?

Pères de famille qui agissez ainsi, fermez bien votre fenêtre, faites-en dépolir les vitres pour que les scènes d’intérieur échappent à la pitié et à l’indignation publique ; puis écrivez en gros chiffres le prix que vous voulez de votre enfant, et affichez le numéro à votre porte, afin que les infâmes qui ont de l’argent sachent qu’il y a là une âme et une chair à vendre.

Je m’adresse au père, car je ne veux pas admettre qu’une mère puisse consentir jamais à livrer ainsi sa fille.

Dans notre société malheureuse, la femme est paria de naissance, serve de condition, malheureuse par devoir, et presque toujours il faut qu’elle choisisse entre l’hypocrisie et la flétrissure.

On va sans doute se récrier qu’il est de dignes femmes, de saintes femmes, contentes de leur sort, parfaitement honorables et justement honorées.

Oui, je le sais, ce sont de sublimes martyres ; elles sont contentes comme Sylvio Pellico était content dans sa prison dure.

Elles ne paraissent pas souffrir parce que leur dignité est plus grande que leurs douleurs, ou parce que jamais elles n’ont songé à leurs droits méconnus, ou parce qu’elles préfèrent la tranquillité de la résignation aux angoisses de la lutte.

Mais demandez à ces anges de la terre si elles ont jamais aimé ; elles vous répondront en regardant le ciel !

Demandez leur si elles sont vraiment heureuses ; elles vous répondront avec la Julie de Rousseau : « Mon ami, je suis trop heureuse ; mon bonheur m’ennuie. »

Eh bien, non, vous dis-je, vous n’êtes pas heureuses, car vous n’êtes pas dans la vie pour laquelle Dieu vous a créées.

Vous êtes étiolées, étouffées, faussées, découragées, et vous vous résignez, c’est bien ; mais votre tâche reste à faire.

Le Christ a dit que le royaume des cieux souffre violence.

Il est facile de céder, il est facile de se taire, lorsqu’à ce prix on doit être tranquille et honorée.

Oh ! si vous saviez ce qu’il en coûte pour protester ; si votre faible cœur avait seulement rêvé cette lutte contre un monde où personne ne vous encourage et où tout vous écrase !

Vous vous demanderiez ce qu’il faut de courage pour affronter un pareil martyre !

Eh bien, moi je vous dis que le martyre est plein de félicités amères, mais immenses ; qu’il y a un triomphe dans la lutte, et que la paria ne changerait pas son sort contre celui de la plus enviée d’entre vous !



  1. On nous assure qu’une femme, fort célèbre parmi ces chefs d’établissement, montre à qui veut le voir un certificat de moralité irréprochable qui lui a été donné par le commissaire du quartier de la Place du Palais-Royal, et signé par vingt propriétaires principaux de ce quartier, lesquels constatent tous que pendant trente ans Pauline la juive a mérité à tout titre le certificat qui lui a été donné par son commissaire. (Note de l’Éditeur.)