Texte établi par Alphonse Constantau bureau de la direction de La Vérité (p. 20-23).

II

L’Homme.


Il y a dix-huit siècles, un préteur de Judée parut sur son balcon de pierre, au-dessous duquel se pressait en criant une populace fanatique et avilie ; des valets traînaient par des cordes sanglantes et par des haillons de pourpre je ne sais quoi de vivant, de pleurant et de saignant, qui n’avait plus de forme tant il était couvert de plaies, de liens, de haillons et d’épines ; et montrant au peuple cet ouvrage de la torture, Ponce-Pilate dit dédaigneusement : Voilà l’homme !

Eh bien cet homme qui alors mourait pour le peuple, on l’adore depuis dix-huit cents ans comme un Dieu ; et l’homme, c’est-à-dire le peuple (car, nous l’avons déjà dit, il n’y a que l’enfant du peuple qui soit un homme, l’autre est un monsieur), eh bien, dis-je, depuis dix-huit cents ans le peuple tout entier ressemble encore au malheureux supplicié que désignait Ponce-Pilate en disant : Voilà l’homme !

Je vous le demande, philanthropes modernes et faiseurs de morale, combien vaut un homme, dans notre société moderne ? Je ne parle pas ici de son travail ni de l’exploitation qu’on en peut faire. Combien vaut la vie d’un homme purement et simplement, et combien la société donnerait-elle pour le sauver ? — S’il est dans la rivière, 15 francs ; s’il est dans la misère, rien !

Le triste ecce homo de Ponce-Pilate avait du moins été payé un peu plus cher.

Qu’est-ce qu’un homme dans la société moderne ? Je ne parle pas du capitaliste ; un capitaliste n’est pas un homme, c’est un propriétaire, et c’est pourquoi il se dispense ordinairement d’être humain.

Un homme, c’est une force productrice qui coûte tant à exploiter et qui rapporte tant.

C’est précisément ce que c’était au temps des esclaves, avec cette différence que l’esclave avait du travail et du pain assurés.

Un homme, c’est une bête de somme qu’on est dispensé de nourrir lorsqu’elle ne travaille pas ou lorsqu’elle ne peut plus travailler.

Et si l’on a peur de ses mains oisives, on les garrotte, sous prétexte qu’il ne veut pas payer le tribut à César, et s’il veut être libre, on lui dit qu’il est roi, et on lui donne pour sceptre dérisoire le bâton qui sert à le frapper, et pour couronne les ronces de la misère et des embarras de tous genres qui ne laissent aucun repos à sa pauvre tête, et, pour déguiser ses haillons, on les trempe dans son sang qui coule, et l’on en fait une pourpre douloureuse.

Voilà l’homme ! et il n’y a d’homme que celui-là ; car ceux qui le traitent ainsi ne sont pas des hommes ; ce sont des grands, des prêtres, des esclaves et des bourreaux.

Voilà la société tout entière !

Ecce homo !

Or, tandis que Pilate montrait ainsi le Christ à une populace sans pitié, les saintes femmes le regardaient de loin et pleuraient, et la femme même du proconsul lui faisait dire : « Ne vous tachez pas du sang de ce juste ! »

Et lorsqu’ils le conduisirent au Calvaire, les saintes femmes l’accompagnaient en pleurant.

C’était bien, femmes, car il mourait pour vous ! Montrez maintenant au monde que vous avez recueilli les gouttes de son sang et que l’une de vous a conservé son image sur le suaire !

À vous, maintenant, le travail de la rédemption, à vous la protestation de tous les jours, à vous l’apostolat de la famille, à vous le Calvaire ; car les hommes n’ont plus assez d’amour pour savoir se sacrifier !