Nouvelles Éditions Latines (p. 33-46).

IV


CONFUCIUS ET LES LETTRÉS


Quand les Chinois apparaissent dans l’histoire, vingt siècles environ avant Jésus-Christ, ils forment d’abord, loin des côtes de la mer, au nord et au sud du pays, de petites communautés qui pendant des siècles, lutteront entre elles ; puis peu à peu, ils gagnent les côtes, en chassent les étrangers qui les occupent et s’y installent. Mais les hordes qui peuplent déjà la Mongolie font dans les terres habitées par les Chinois sédentaires des incursions qui dureront deux décades de siècles.

Au IIIe siècle avant Jésus-Christ, un chef remarquable fait l’unité entre les communautés ou principautés chinoises, unité politique et unité territoriale. Son rayonnement dans le monde fut tel que son nom dynastique, le « titre de période » (nien-hao) qu’il donna à son règne sert encore aux Occidentaux : Ts’in, dont ils ont fait Chine. Il s’attribua en outre le nom de Che Houang-ti, le premier empereur.

Pourtant, sa mémoire a été vouée à l’exécration de son peuple par les lettrés dont il a voulu détruire la caste. Lorsqu’il réalisa l’unité chinoise, son esprit de réforme dressa naturellement les lettrés contre lui. Irrité par cette opposition, il accepta la proposition que lui fit un de ses conseillers de brûler purement et simplement tous les classiques sur lesquels s’appuyaient les lettrés pour dénigrer le présent, exalter le passé et discréditer aux yeux du peuple les réformes du Souverain. Les livres furent brûlés, les lettrés poursuivis ; mais après sa mort, ses successeurs laissèrent ces derniers reprendre leur influence. Confucius les y aida grandement et c’est à partit de ce temps-là que celui qui, plus tard, devait par décret impérial, avoir son temple et être appelé « Sage des Sages », devint leur maître à leur tour et pour toujours. La caste des lettrés, ne cessa alors de prospérer et de prendre chaque jour une place plus importante à la direction des affaires.

« Ce qu’on sait du vrai Confucius historique[1] se réduit à peu de chose, écrit M. Henri Maspero dans la Chine antique, p. 454 ; quelques noms, quelques dates, le lieu de sa mort, hors cela des anecdotes d’authenticité douteuse… Les dates officiellement admises, au moins jusqu’à la révolution de 1972, pour la naissance et la mort de Confucius sont respectivement 551 et 479. Mais elles sont loin de présenter le caractère de certitude qu’on leur attribue ordinairement. Tout ce que nous pouvons dire est qu’il a vécu dans la seconde moitié du VIe siècle et la première du Ve, sans préciser davantage : il n’y aurait, autant qu’il me semble, aucune difficulté insurmontable à faire descendre les dates traditionnelles d’un quart de siècle environ ».

Nous voilà fixé. Ajoutons pourtant qu’il naquit dans le marquisat de Lou (province actuelle du Chantoung) à Tseou, petite place forte dont son père était gouverneur. Tout enfant, il perdit ses parents. Il se maria et devint avec le temps intendant du marquis de Lou qu’il quitta un jour brusquement sans qu’on en sache la raison exacte. Après avoir longtemps erré, il revint dans le marquisat, mais sans rentrer au service du marquis. C’est alors que les grands, se moquant des principes d’autrefois, les rites et la musique dégénérant, les Odes et Annales étant oubliées, Confucius chercha à réformer son temps en triant les Rites, les Odes et les Annales ; il en fit une sélection pour ses élèves, puis il commenta pour eux le traité des Mutations.

Il tint école privée jusqu’à sa mort et ne professa oralement que l’enseignement des Anciens, c’est-à-dire la sagesse traditionnelle des rois dont les hautes physionomies ouvrent l’histoire de la Chine : au troisième millénaire avant Jésus-Christ, Yao, Choen et Yu, au second millénaire Tang Wen Wang et Wou Wang. Il faut découvrir ses idées personnelles dans ce que nous a transmis son école. Les livres qui s’en inspirent devinrent à leur tour classiques, formèrent un canon et furent étudiés par tous ceux qui voulaient participer aux affaires publiques.

L’école de Confucius dont le prestige grandit vite porte dans l’histoire chinoise le nom de Joukia ou école des lettrés[2].

Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail de l’enseignement confuciiste. Il suffit que nous sachions que c’est dans cet enseignement que les lettrés allèrent chercher la sagesse et qu’il ne s’adressait pas au vulgaire. Il ne s’adressait qu’aux futurs maîtres du peuple et n’avait d’effet utile que si l’Homme Supérieur (kiun-tseu) qu’il tendait à former devenait l’un de ceux-ci. Le bien du pays ne pouvait venir que d’en-haut. Si donc le prince ou son ministre était un kiun-tseu, il maintenait ou rétablissait par sa vertu l’ordre universel.

En somme, le système de Confucius, sinon tel qu’il l’avait conçu lui-même, du moins comme son école l’enseignait, était une morale aristocratique.

La doctrine du Sage est en effet moins une philosophie qu’une simple morale, « une mise en pratique de théories sans grande hauteur d’esprit », a écrit Henri Cordier ; elle fut suivie des œuvres de Lao-Tseu (570-490) et de Mo-tseu ou Mo-ti (490-415), pour ne citer que les deux principaux philosophes de son temps qui firent école[3]. On attribue au premier le Tao Té King, texte fondamental du taoïsme.

Le Tao (littéralement : chemin, voie) est le principe spontané d’où tout dérive sur la terre et dans le ciel la force cosmique suprême et dernière. « Avant le Ciel et la Terre, il existait une substance, un être sans forme. » La vie se déroule suivant une évolution circulaire. La naissance est la sortie, la mort est le retour. La vie et la mort ne sont que des phases dans le grand mouvement cosmique qui, outre les hommes, entraîne tous les autres êtres. Rien n’est éternel, sauf l’esprit qui dirige tout ce qui est. La transformation, disons l’évolution du monde, s’accomplit sous l’influence d’une force irrésistible ; elle s’opère régulièrement tant que l’homme n’y apporte pas de troubles.

Cette philosophie a eu les conséquences pratiques suivantes : l’homme s’abandonne à la fatalité, laisse les choses suivre leur cours. Il n’est plus qu’un spectateur qui ne prend point part aux combats de la vie. Le gouvernement, agissant d’après les mêmes principes, ne cherche ni à instruire le peuple, ni à le rendre meilleur. Il ne donne pas aux hommes le savoir qui suscite les désirs, mais il le maintient dans une heureuse apathie. Seul, le Souverain aussi mystérieux et inexorable que les lois de la matière sait dans quel but il emploie les récompenses et les châtiments.

Tout cela devait faciliter l’établissement de l’empire absolu.

On ne retrouve pas, dans le taoïsme cette recherche de la réalisation de l’ordre universel prêchée par Confucius, c’est-à-dire la perfection humaine au moyen de la culture de l’individu, puis de l’organisation de la famille, enfin du gouvernement pout aboutir à la pacification du monde. Le culte des ancêtres y est même condamné. Seules la pratique du détachement, la suppression de tout désir, le « non-être » y rappellent la terne prudence de la « voie moyenne » de Confucius. « La vertu supérieure est semblable à l’eau qui, au lieu le plus bas, silencieuse dans les roseaux, s’irradie d’un reflet du ciel. »

Au contraire, le système de Mo-tseu fut un développement de la doctrine générale de Confucius, avec plus d’originalité et moins de dévotion aux Anciens. Il emprunte notamment à Confucius la notion d’altruisme dont ce dernier avait fait la vertu cardinale du kien-tsseu, mais « sa pensée plus profonde que celle de son devancier, a cherché à atteindre plus loin, jusqu’au principe premier de toute relation sociale, qu’il a cru trouver dans l’Amour Universel. C’est en plaçant là le fondement de la morale que Mo-Tseu a réussi à ramener à l’unité, à une doctrine absolument une et logique les divers éléments que Confucius avait laissés séparés, quand il avait cherché le fondement de la morale hors de la conscience, dans les rites, et celui des relations sociales au contraire à l’intérieur de la conscience, dans l’altruisme[4] ».

Les indications que nous venons de donner nous permettent d’énumérer les matières sur lesquelles portèrent les examens des lettrés jusqu’aux dernières années du régime impérial.

Elles se composaient avant tout des classiques qui renfermaient la doctrine confuciiste.

Les Classiques ou King étaient divisés en deux ordres.

I. — Cinq livres canoniques du premier ordre ou grands King :

1o Le Yi King, Livre des changements ou des Mutations. Antique ouvrage de divination comprenant soixante-quatre hexagrammes auxquels un texte a été ajouté au commencement de la dynastie des Tcheou (1122-255 av. J.-C).

2o Le Chou King, Livre des Annales composé bien après Confucius ;

3o Le Che King, Livre des Odes, où la part qui reviendrait à Confucius dans la rédaction des quelque trois cents Odes qu’il contient est encore un sujet de discussions ;

4o Le Li-Ki, Livre des Rites qui contient un chapitre sur les théories de la musique aux différentes époques.

5o Le Tch’ouen Ts’ieou, Livre des Annales du printemps et de l’automne, qui est une histoire du pays de Lou. Ici encore on n’est pas d’accord sur la part que Confucius a pris à la rédaction du texte.

II. — Cinq livres canoniques du second ordre ou petit King :

1o Les Sse Chou ou Quatre Livres : le Ta Hio ou Grande Étude, contient la pensée de Confucius sut l’Altruisme ; le Tchoung Young ou le Juste Milieu ; le Louen Yu, conversations entre Confucius et ses disciples ; le Meng Tseu, livre attribué au philosophe du même nom (Mencius 372-289 av. J.-C) ;

2o Le Yi-Li, Livre des Cérémonies et le Tcheou Li rituel des Tcheou ;

3o Le Hiao King, Livre de la Piété filiale ;

4o Les anciens commentaires du Tch’ouen Ts’ieou ;

5o Le dictionnaire Eul Ya.

Aux Classiques s’ajoutaient les préceptes de Mo- tseu qui sous forme d’enseignement direct comme des sermons, constituent un volumineux recueil, puis le Tao Te King, Livre de la Voie de Lao-Tseu et le Che-Ki, annales historiques de Sseu Ma Tsien.

Enfin, la calligraphie comptait pour beaucoup dans l’appréciation des compositions des candidats.

(Les Classiques ont engendré une formidable littérature de critique et d’exégèse. Des écoles d’interprètes se sont formées qui comptent nombre de noms illustres. Au XIIe siècle, sous les Song, après une longue éclipse due à l’expansion du bouddhisme, Tchou-Hi (1129-1200) fit renaître un néo- confuciisme, puis sous les Ming, Wang Yang Ming (1472-1528), donnera du confuciisme une interprétation hétérodoxe).

Telles étaient les matières sur lesquelles portaient les examens.

Comment les étudiants s’y préparaient-ils ?

Il n’y avait en Chine, jusqu’au milieu du XIXe siècle ni Université, ni écoles publiques, mais des professeurs préparaient chez eux les étudiants aux examens. Les études étaient contrôlées par le Ministère de l’Instruction et le Ministère des Rites. Dans les provinces se trouvaient un Hio-Tai ou Grand Instructeur provincial, sorte de Recteur. À Pékin, siégeait l’Académie des Han-Lin.

La réussite aux examens ou plus exactement aux concours à lauréats limités, conférait trois grades : Sio Ts’ai, talent fleuri, Kin-Jen, élu, Tsing-Sse, docte.

L’examen pour le premier grade se passait tous les deux ans dans les hien, sorte de sous-préfectures. Environ 20 000 candidats étaient reçus par province.

L’examen pour le deuxième grade se passait à la capitale provinciale. 2 à 3000 candidats étaient reçus par an.

Enfin, l’examen pour le troisième grade avait lieu à la capitale de l’Empire tous les trois ans ; une centaine de candidats seulement étaient reçus. Trois noms de ces derniers étaient tirés au sort par l’empereur lui-même sur la liste des dix premiers reçus. Les trois lauréats ainsi désignés restaient durant trois jours les hôtes du Palais impérial.

Tous les trois ans avait lieu à Pékin le grand concours des Han Lin auquel seul les Tsing-Tse pouvaient prendre part. Han-Lin veut dire « Forêt de Pinceaux », forêt étant pris dans le sens de nombreux et pinceaux dans le sens de style : l’homme aux styles nombreux, l’homme de lettres.

Comme pour tous les concours, les candidats étaient mis en loge trois jours et trois nuits, sans aucune communication avec l’extérieur ; on les installait dans de longues galeries construites spécialement à cet effet et divisées en petites cellules, dont les uniques fenêtres donnaient toutes du même côté sur une grande tour d’observation afin d’éviter les fraudes et où étaient affichés en gros caractères, visibles de toutes les cellules, les thèmes de concours : dissertation philosophique, amplification de maximes de morale, sujet de poésie. Il n’y avait qu’une cinquantaine de reçus pour tout l’Empire. Les Han- Lin formaient une Académie, le Han-Lin-Yuen qui s’occupait uniquement de l’étude approfondie de la langue, de la littérature, de la poésie et de l’histoire chinoise.

Reçus leurs examens, les lettrés étaient nommés fonctionnaires ou pouvaient l’être. Ils constituaient l’élite proprement dite, celle des Wen. Mais il en existait une autre, celle des Wou, c’est-à-dire des militaires, qui le cédait à la première, cedant arma togæ. Ceux-ci passaient un examen littéraire calqué sur celui des Wen, mais en outre il leur fallait savoir tirer à l’arc et jongler à pied ou à cheval.

Ainsi fut formée l’élite jusque dans la Chine impériale de notre temps. Élite exclusivement littéraire, très peu préparée aux conditions de la politique internationale, bonne tout au plus à diriger des masses paisibles, travailleuses et sans curiosité de ce qui se passait au-delà de leurs occupations quotidiennes, sans autre ambition que celle de récoltes suffisantes, de vêtements chauds l’hiver et soucieuses seulement d’entretenir à cette fin avec les bons et les mauvais esprits, les rapports qui convenaient. Élite qui vivait dans un monde à part, très au-dessus du peuple malgré des tendances démocratiques très anciennes auxquelles les mandarins d’extraction modeste devaient leur élévation.

On a souvent confondu à l’étranger, soit dit en passant, les tendances démocratiques des Chinois, qui tiennent à des vertus propres à leur civilisation avec les institutions d’une république européenne quelconque. Nous sommes d’avis avec le professeur Jean Escarra, conseiller du gouvernement chinois, que l’on est encore loin en Chine des institutions républicaines « au sens technique de l’expression ».

L’élite avait pour idéal de collaborer avec le Souverain au maintien de l’ordre universel. Ce haut idéal ne se maintint pas au couts des âges ; finalement quand le vice-roi ou gouverneur d’une province avait apporté à l’empereur le tribut annuel de son fief, il se tenait pour libéré de toute obligation à son égard et la préoccupation de l’ordre universel était réservée aux heures qu’il consacrait, si tant est que cela lui arrivât, à l’étude ou à la méditation. Sans doute pensait-il plus souvent à amasser une fortune rapide en exploitant ses administrés. Toutefois la même élite que jadis n’en existait pas moins, à cause de son recrutement qui n’avait pas changé, mais à cause surtout de l’immobilité de la Chine restée en dehors de l’évolution générale et du progrès mondial, attachée à ses coutumes et à ses traditions et toujours exclusivement préoccupée de son pain quotidien.

Rien, à vrai dire, n’incitait cette élite, heureuse de sa condition, à en sortir. Au contraire, elle était en général bien plus encline qu’on ne le croit à s’y cramponner et les échos qui, à la fin, lui parvenaient du dehors étaient faits plutôt pour l’ancrer dans ses habitudes que pour l’en écarter.

Il fallut, quand on y pense, de rudes secousses pour ébranler l’édifice millénaire de la Chine et en particulier pour modifier ou seulement mettre en question la formation de l’élite.

Ce sont les raisons et la marche de ce changement que nous allons étudier. Mais nous devions auparavant décrire ce qui était appelé à se transformer et montrer que pour la Chine moderne, le problème des élites devait malgré tout se poser.

  1. Confucius : nom latinisé de Kong-Fou Tseu.
  2. Jou, homme à favoris. Les nombreux scribes attachés à l’administration portaient leur barbe.
  3. Les dates traditionnelles que nous donnons ici doivent être acceptées avec les réserves d’usage.
  4. Henri Maspero, op. cit. p. 479.