Éditions Édouard Garand (p. 156-160).

XIII

LE CARNET DU CHAUFFEUR.


J’ai nom Harry Waldorf, autrefois Colonel dans l’armée du Général Robert Lee. Ayant, au contact d’amis aux idées révolutionnaires, abjuré les traditions sociales et religieuses de ma famille, j’ai dû abandonner mon nom, ma carrière militaire, pour servir les doctrines prônées par la secte des Ku-Klux-Klan.

Ce qui m’a coûté davantage, ça été de quitter ma femme, qui ne voulut point accepter mes théories et que mon abandon a fait mourir de chagrin ; puis ma fille, que j’aimais tant en dépit des dogmes enseignés par ma religion nouvelle.

Que de fois, pour la revoir, chez des parents d’adoption qui la reçurent, comme leur enfant je me déguisai sous toutes sortes d’accoutrements !… plus d’une fois ainsi, sans me faire connaître, d’elle, je pus lui parler, la caresser, m’informant si elle conservait encore le souvenir de son père avec un reste d’affection pour lui. Ayant intrigué auprès des chefs de la secte pour venir faire du prosélytisme au Canada, je pus, après de longues années et de pénibles recherches retrouver enfin les traces de ma chère Lédia.

Bien que mariée à un catholique, dont elle-même professait la foi, le million du mari me fit fermer les yeux sur ses croyances, Par mon ordre, elle me présenta à monsieur Giraldi, comme un ancien militaire réformé qui sollicitait une place de chauffeur.

J’ai dit l’épouvante que j’inspirais à ma pauvre Lédia depuis mon divorce et mon apostasie, surtout quand je fus installé au Parc des Cyprès. J’en souffrais pour elle et néanmoins, elle n’osait me refuser son intermédiaire pour la diffusion de ma secte, que patronnaient quelques Orangistes d’Ontario.

Jean, le plus jeune des enfants de monsieur Giraldi, était souvent auprès de sa belle-mère : c’est ainsi qu’il surprit quelque chose de la vérité. Croirait-on que ce garçon de 15 ans à peine, ait poussé l’audace jusqu’à me signifier mon congé…

Un jour, il vint me trouver et me dit :

— Harry, vous prétendez n’être qu’un homme du peuple, ne sachant d’autre langue que l’anglais et je me suis aperçu que vous lisiez en cachette, des journaux français et allemands ; vous recevez de même des lettres en diverses langues sous le couvert de madame Giraldi, qui ne vous dénonce pas, soit par pure bonté puisque vous êtes son compatriote, soit parce que vous l’auriez menacée de votre vengeance !…

Moi non plus, je ne vous dénoncerai pas, afin qu’elle ne soit point inquiétée à votre sujet ; mais c’est à la condition expresse que d’ici huit jours, vous ayez franchi le 45ième parallèle… sinon, toute la police canadienne aura votre signalement, avec force détails et si vous ne voulez goûter de la corde… retournez au plus vite d’où vous êtes venu. Des gens comme vous, et de doctrines comme les vôtres, le Canada n’a que faire…

— Pauvre innocent !… quelle candeur de m’avertir à l’avance de ses sentiments et de ses intentions !… je saluai militairement, lui promis d’être fidèle à la consigne, et cela avant le délai expiré.

Le lendemain, il allait à Montréal prendre sa leçon de musique, Ayant conduit ma fille à Pointe à Fortune, chez une de ses amies, je repartis aussitôt, alléguant une réparation urgente à la voiture. De bonne heure j’arrivai à Montréal et vint stationner à quelque distance de la maison où Jean recevait sa leçon de musique.

La leçon terminée, l’enfant vint à moi, surpris de ma présence et s’informa du motif qui m’avait amené. Dans un français pas mal écorché, je lui dis en substance :

— Une dépêche a demandé Dupras auprès de sa mère mourante à l’asile de Mastai — Québec — Pour gagner du temps, monsieur Giraldi m’a prié de le conduire à la gare Viger. On m’a dit de vous attendre ensuite, pour vous faire profiter de la voiture au retour. L’histoire parut plausible et l’enfant “embarqua” sans défiance.

Arrivé en pleine campagne, par suite d’un détour fait à dessein, l’auto s’arrêta. J’avais mis pied à terre.

Feignant une trouvaille sur le marche-pied vis à vis de sa porte : Qu’est-ce que cela, Jean ?…

Tandis que l’enfant surpris se penche par la fenêtre de la portière, je fais usage de ma garcette, charmant bijou en acier, tenant peu de place, ne faisant pas de bruit, mais rapide et excellente besogne… Oh ! l’affaire fut vite réglée et l’enfant n’eut le temps ni de crier ni de souffrir ; d’ailleurs, je n’avais aucune haine contre lui… Nous étions deux… lui trouvant que j’étais de trop, au Parc des Cyprès, je préférai le voir partir le premier !…

Ayant dissimulé le corps dans la voiture, je comptais le jeter sur la voie ferrée ; malheureusement, il roula en bas du remblai ; c’était non loin de la station de Montréal-Ouest.

À 7 heures, de nouveau, j étais à Pointe à Fortune. Ma Lédia ne s’est doutée de rien, ce jour-là. Si plus tard, elle conçut des soupçons, c’est à cause des bavardages de Dupras, que je regrette d’avoir laissé vivre si longtemps…

Ma fille, au courant du crime, me supplia alors de partir ; ma présence dans la maison et au service du père de la victime, lui faisait horreur. En vain se livra-t-elle à des scènes de désespoir. Évidemment, j’aurais dû fuir, mais je ne pouvais me décider à partir sans elle : j’avoue que c’est une faiblesse indigne des théories et du parti que je sers, mais telle est la vérité. À toutes les sollicitations que je lui fis de me suivre, elle n’avait pas d’autre réponse que celle-ci :

— J’aime mon mari autant qu’il m’aime ; sa religion est la mienne, tous deux, nous avons opté pour la même patrie canadienne, je ne déserterai ni l’une ni l’autre.

Désespérant alors de pouvoir fléchir sa volonté, je résolus de couper toutes les amarres qui la retenaient dans ce maudit Canada. La Vicomtesse Madeleine professant à mon égard la même hostilité que son frère Jean, elle devait partager son sort : c’est ce qui a eu lieu, en attendant le tour du dernier, du plus coupable, de celui qui m’a ravi ma fille, de monsieur Giraldi, ce qui ne tardera guère, si Lédia refuse encore de me suivre…

Mais pour dépister la police, je quitte ce soir le Parc des Cyprès… J’ai indiqué à Lédia ma cachette qui était préparée depuis longtemps et lui ai expliqué, quand et comment, elle pourrait venir me rejoindre pour notre commune évasion…

Il est convenu que si elle est arrêtée, je me livrerai pour la protéger, je veux dire que je livrerai mon cadavre, car je préfère cent fois mourir, que de tomber vivant, entre les mains de la justice bourgeoise.

Harry WALDORF,
ancien Colonel.

Quelques mots étaient ajoutés au crayon de mine :

Lédia doit venir m’apporter des vivres cette nuit ; mais je crains fort qu’elle ne veuille pas consentir à me suivre. Pourquoi ma fille ne m’aime-t-elle pas ?… Mon dévouement à la cause que j’ai embrassée, m’aura coûté bien cher… J’ai vécu de haine et je vais sans doute mourir détesté de tous, même de ma chère Lédia… Si pourtant je…

La dernière phrase restait inachevée ; peut-être le malheureux craignait-il de laisser voir dans un document destiné à lui survivre, un regret trop amer de son effroyable passé…

Le témoignage de madame Giraldi, les précieuses informations du reporter Parizot, et tous les renseignements trouvés par la Police, ayant confirmé les aveux posthumes du chauffeur Harry, la mort de ce dernier mettait fin à l’enquête.

Mais Lédia ne se consolait pas d’avoir attiré le malheur sur la maison où elle était entrée !… C’est en vain que son mari, auquel toute la vérité était maintenant connue, cherchait à apaiser ses remords.

— Vous donniez asile à votre père, lui disait-il ; il vous défendait de divulguer sa présence à personne, pas même à moi ; or, en raison des dangers qui le menaçaient, vous n’avez pas osé lui désobéir… Allez, ma pauvre amie, ne soyez pas plus sévère pour vous-même que nous ne le sommes…

Je suis sûr, qu’en dépit de tout ce qui est arrivé, mon cher Jean, que vous affectionniez tant, ne vous garde pas rancune là-haut, Quant à Madeleine qui se rétablit promptement, elle aussi, connaît toute la vérité, et sait combien sa propre blessure vous a fait souffrir…

— A-t-on eu des nouvelles de Dupras, interrogea le Vicomte ?

— Au dire de Parizot, qui l’a revu hier, ajouta monsieur Giraldi, son moral se relève étonnamment ; le repos et le grand air lui ont rendu ses énergies, soutenues d’un optimisme des plus consolants.

Il n’est ni fou, ni déséquilibré, comme il a tenté de le faire croire… Rappelons d’ailleurs, que jamais, il n’a encouru le moindre blâme, tant qu’il a été le Professeur de mon fils. Je n’aurais qu’un reproche à lui faire ; c’est l’acharnement qu’il mit à soupçonner ma chère Lédia de complicité dans la mort de son élève… mais vu que lui aussi ignorait l’étroite parenté de celle-ci avec le vrai coupable, il a agi avec droiture, tant était vif en lui, le désir de venger son ami…

C’est le chagrin causé par le deuil inopiné et les terribles commotions ressenties à sa suite, qui ont ébranlé son tempérament débile et causé sa neurasthénie.

Actuellement, il n’a plus besoin que de travail et j’ai eu la bonne fortune de lui en trouver. Une chaire vacante à l’École des beaux-arts de Québec va offrir à la fois un exercice à ses rares aptitudes de dessinateur et des ressources amplement suffisantes pour alimenter son budget de vieux garçon.