Éditions Édouard Garand (p. 152-156).

XII

AU LENDEMAIN DU CHÂTIMENT


Le matin était radieux ; dans l’azur d’un ciel sans nuages, le soleil brillant mettait une lumière précise sur les lieux et sur les choses. Les ombres témoins de la scène tragique, étaient dissipées depuis quelques heures.

Blottie inerte dans un massif à l’extrémité de l’îlot, Lédia insensible, avait vu se succéder les scènes de la nature, terrifiée qu’elle était par celle qui emplissait encore ses yeux et son âme d’épouvante.

Pareille à une bête apeurée, tapie sous les ombres du feuillage, elle avait assisté impuissante et comme dans un cauchemar, à la mort de son père tué par le choc du gouvernail ; elle avait aperçu le halage du corps, enfin retrouvé après de longues recherches. On avait transporté le mort et Je blessé dans l’habitation ; puis, un silence mêlé de stupeur continua à régner, durant lequel chacun osait à peine penser à ces événements, qui déconcertaient les plus optimistes.

Un instant Lédia en vint à souhaiter, qu’oubliée de tous, elle pût mourir dans cette muette et terrifiante solitude, tant elle était épuisée et sentait se ralentir les battements de son cœur. Quelle délivrance ce lui serait, de mourir ainsi, sans avoir revu ceux dont elle ne pouvait espérer aucun pardon et qui jusqu’à son dernier jour, lui reprocheraient leurs deuils inconsolables…

Le soleil cependant, montait à l’horizon ; des bruits lointains de la route comme de la résidence annonçaient la reprise normale des occupations quotidiennes.

Une idée lancinante vint réveiller les angoisses de Lédia :

— On va me chercher, me découvrir ici, peut-être et me ramener à la maison…

Elle se représenta avec horreur l’interrogatoire qu’il lui faudrait subir… Non, à tout prix, il fallait y échapper. À son tour, elle saurait choisir un refuge, dont les grands arbres garderaient longtemps, toujours peut-être le secret… Ne valait-il pas mieux finir paisiblement son existence, loin de tous ?… son agonie s’achèverait là sous le regard de Dieu, qui, lui ne la maudirait pas, sachant combien de tortures elle avait souffertes.

Pleine de ces sombres pensées, elle se leva pour se diriger vers la berge ; son pied soudain heurta un paquet enveloppé de linge ; elle eut une commotion nerveuse en se rappelant les provisions apportées la veille… il n’était plus… celui auquel ces aliments étaient destinés ; il ne toucherait pas au pain dont sa fille s’était privée pour le nourrir.

Retrouvant le canot qui l’avait amenée, elle y entra, ses bras épuisés ayant peine à faire avancer l’embarcation ; non sans efforts, elle parvint à la lisière de la futaie. Elle venait de franchir l’espace gazonné qui sépare le chemin du bord de l’eau, lorsqu’une voix haletante appela :

— Lédia !… Lédia !…

La fugitive tenta de marcher plus vite, mais ses genoux accablés fléchirent ; elle glissa et serait tombée, si son amie madame Walfish accourue près d’elle ne l’eût soutenue dans ses bras.

— Ma pauvre amie, dans quel état je vous vois !… vous avez l’air d’une morte.

Celle qui toujours lui était apparue distinguée, élégante, sereine, elle la voyait maintenant en guenilles, vêtue d’habits déchirés et souillés de boue, les cheveux en désordre, voilant presque son visage livide et amaigri…

Madame Walfish fut si émue du spectacle qu’elle avait sous les yeux, qu’elle oublia un moment tous les soupçons dont madame Giraldi était l’objet. Cette douce voix qui la plaignait, ces bras protecteurs qui la soutenaient, firent de nouveau couler les larmes de la malheureuse, mais larmes bien douces comparées à celles qu’elle avait versées jusqu’alors.

— Laissez-moi partir, ajouta-t-elle : je ne veux plus voir personne.

— Personne !… pas même votre mari ?… votre mari qui vous réclame et m’a envoyée à votre recherche ?…

— Il me demande ?…

Pour mieux envisager son amie, Lédia, d’un geste de la main écarta vivement de son visage les mèches de ses cheveux dénoués.

— Il me demande !… il ne sait donc pas ?…

Tout en conversant, les deux amies se rapprochaient de la maison. Madame Walfish expliqua qu’assidu au chevet de sa chère Madeleine, Monsieur Giraldi était demeuré comme insensible et étranger aux choses du dehors, tant qu’il n’avait pas eu la certitude de sauver sa fille.

Désormais, rassuré par la promesse du Docteur, et inquiet du tumulte de la nuit, il s’était enquis des événements.

— Nous ne lui avons dit, continua madame Walfish, qu’une partie de la vérité : il sait que Harry est mort en essayant de s’échapper. Alors, il est tourmenté de l’idée qu’on vous accusera peut-être d’avoir aidé, dans sa tentative d’évasion un homme auquel vous aviez droit de vous intéresser, comme à un compatriote et il tient à vous voir, à vous rassurer, à vous promettre qu’il est là pour vous défendre.

Suffoquée par l’émotion, Lédia dut s’arrêter pour s’appuyer un instant contre le mur du garage au-dessus duquel se trouvait la chambre du chauffeur.

— Ainsi vous ne savez pas encore, reprit-elle d’une voix hésitante que l’homme tué cette nuit, est mon père ?…

Madame Walfish resta un moment interdite : elle était si loin de s’attendre à cette révélation… c’était toute une lumière, dont nombre d’épisodes restés mystérieux allaient recevoir une clarté nouvelle.

— Mais alors, vous étiez obligée de l’assister, de le défendre, de protéger sa fuite !… qui oserait vous reprocher le dévouement à son égard ?

— Ah ! reprit-elle avec un effort visible, mon père ?… mais, c’est lui qui a assassiné Jean…

À ce coup inattendu, l’amie ne put dissimuler un tressaillement d’horreur…

— Et vous saviez cela, ajouta madame Walfish, vous le saviez, le jour où…

Mais elle s’arrêta, craignant d’accabler par un reproche trop cruel la triste créature, dont le regard fiévreux implorait sa pitié. Elle ne voulut pas remémorer les terribles heures d’angoisse qui avaient suivi la mort de l’enfant, alors que dans la famille défiante, chacun se sentant suspect, rejetait le soupçon sur les autres.

Parvenue à se dominer, elle conclut : nul ne saurait vous faire un crime de n’avoir pas dénoncé votre père !… Mais dites-moi Lédia, ne pouviez-vous du moins l’éloigner d’ici ?

— Il refusait hélas ! de partir sans moi et je ne pouvais pas le suivre. Il m’eût fallu quitter mon cher mari, et c’est en m’obstinant à lui rester fidèle, que j’ai attiré tous nos malheurs.

L’accent du repentir était si douloureux, que de nouveau l’amie se sentit vaincue :

— Vous auriez évité bien des maux en vous confiant à nous dit-elle doucement… mais votre fuite à cette heure, aggraverait vos torts et ne les rachèterait pas.

Venez répondre à l’appel de votre mari, venez dire la vérité aux juges qui l’ignorent et pourraient frapper des innocents. C’est l’acte de contrition que Dieu vous impose : sachez l’accomplir en chrétienne courageuse.

— Vous avez raison, dit la jeune femme, presque à voix basse, après une minute de recueillement ; j’avouerai tout, puis, je partirai ensuite… si mon mari ne me dit pas de rester.

L’agent blessé, ayant reçu à temps les soins nécessaires, prenait du mieux, tandis que dans sa chambre, Harry reposait sans vie sur un lit de sangle.

— Je veux le revoir, insista Lédia, il faut que je veille près de lui ; elle n’osait pas redire « mon père ».

— Ma pauvre amie, vous n’en auriez pas la force ; venez d’abord vous refaire un peu et prendre quelque repos.

Parizot qui était demeuré près du mort, avait posé un crucifix sur ce cœur que jamais la pitié n’avait émue ; il avait fermé ces yeux fixes, restés durs et menaçants jusque dans la mort.

Une pensée obsédante lui revenait à l’esprit :

L’âme de ce criminel, où était-elle à présent ?…

Un bruit de pas dans l’escalier avait coupé les réflexions du reporter : suivi du médecin-expert, le Coroner entra. Tandis que le Docteur examinait le corps, constatait le décès, l’autre, minutieusement questionnait les témoins.

— L’a-t-on fouillé, avait-il quelques papiers sur lui ?

Parizot indiqua du doigt les vêtements encore trempés, jetés en amas sur le plancher de la chambre.

Parmi les divers objets sortis des poches, un carnet, en grande partie protégé de l’eau par sa couverture de toile cirée, attira l’attention du Coroner qui l’examina attentivement, puis lut à haute voix cette déclaration écrite sur la première page :

« Si je suis arrêté et condamné, je laisse ces renseignements, afin que nul, après ma mort, ne soit incriminé pour des actes que j’ai prémédités et accomplis seul, et dont je réclame toute la responsabilité. »

Quelques extraits de ce document, achèveront de mettre en pleine lumière les faits qui seraient demeurés obscurs dans le drame du Parc des Cyprès.