Éditions Édouard Garand (p. 90-92).

XXV

GRANDEUR D’ÂME.


— Vous le saviez !… s’écria monsieur Giraldi. Vous le saviez, répéta-t-il plus lentement…

Et Hippolyte, trop ému pour pouvoir parler, fit « oui » de la tête.

— Mais alors ?… prononça le Maître, en proie à une indicible émotion, mais alors ?…

Il n’acheva pas, — Un voile venait de se déchirer devant ses yeux.

Il eut la vision du plus noble, du plus sublime des sacrifices, accompli par ce jeune homme qu’il avait privé de son nom, qu’il avait abandonné lâchement à une injuste flétrissure, et qui sachant tout cela… s’était tu !…

Il se sentait humilié, confus, ébloui d’admiration. Son stoïcisme lui parut mesquin auprès de tant de grandeur d’âme. Il n’eut plus la force d’articuler un mot. Et baissant la tête, il pleura…

Hippolyte sentit ces larmes tomber sur son cœur. Dès lors, cet homme lui parut plus digne encore de respect qu’auparavant. Il avait failli, c’est vrai, mais il acceptait si vaillamment l’expiation !…

— Maître, écoutez-moi, reprit Hippolyte Paillard, quand j’entrai à votre service, j’ignorais tout. Moins de trois semaines se sont écoulées depuis la révélation qui m’a été faite. Mais dites-moi, ne serait-ce pas ce misérable Précy qui vous a fait connaître mon nom ?

Et sur un signe affirmatif de monsieur Giraldi :

— Il n’y avait que lui qui pouvait savoir. J’ai eu le tort de me fier à lui, après qu’il m’eut tout appris ce que je sais, — Mais, je vous en prie, Maître, séchez vos pleurs, ils me sont trop pénibles. L’oubli, le pardon que je vous accordai dès le premier jour, fut laborieux, mais il sera sans repentance. Je n’ai pas oublié, que je fus coupable, moi aussi. J’avouerai sans détour, que mon premier mouvement fut une explosion de haineuse vengeance ; mais sous le regard du Christ, que j’ai tant méconnu, un prêtre m’a montré mon devoir, fait comprendre et accepter ce mot du Pater : « Pardonnez-nous, comme nous pardonnons. »

Mais pour cela, il faut croire, Maître, il faut croire ! Voyez-vous, il n’y a encore que Dieu qui…

L’émotion lui ayant coupé la parole, il reprit peu après :

— Non, nul ne saura… que vous… et moi…

Monsieur Giraldi fit un signe de dénégation…

Ses larmes avaient cessé de couler ; il était redevenu calme.

— Il faut que l’on sache, je connais mon devoir : je parlerai…

— Non, Maître, vous ne parlerez pas.

— Et qui saura m’en empêcher ?

— Moi !

Un instant ces deux hommes qu’une lutte sublime de générosité dressait l’un contre l’autre, s’étant regardés, se comprirent, s’admirèrent. Puis, Hippolyte reprit :

— Pensez à vos enfants, pensez à leur mère ; vous déclarer, c’est frapper au cœur, des innocents, c’est empoisonner l’existence heureuse à laquelle ils ont droit.

— Oui, oui, voilà surtout la grande torture expiatrice : Lucie, Lucie principalement, qui avait pressenti l’abîme où me conduisait l’orgueil…

— Ici, vous devez m’obéir, Maître ; je suis en droit de commander. Vous avez assez expié ; Dieu vous pardonnera, mais il faut aller à Lui, et il se contentera de l’aveu fait à son ministre…

Et comme monsieur Giraldi se taisait :

— Il faut revenir à la pratique de la foi, Maître. Vous verrez comme cela rend fort et bon. Trop tard, hélas, j’en ai fait la douce expérience !…

Tenez, promettez-moi d’aller voir un prêtre.

— J’irai, oh ! oui j’irai ajouta Monsieur Giraldi.

Me donnez-vous votre parole, de ne prendre aucune décision avant de l’avoir entendu ?

Monsieur Giraldi baissa la tête.

— Soit !… reprit-il enfin. — Mais accordez-moi, je vous en prie, quelque répit, car je suis hors de moi, je me sens désemparé, et éprouve le besoin de voir clair en moi-même.

— Bien volontiers, Maître, je reviendrai demain.

— Oui, demain.

Monsieur Giraldi demeura assis devant son bureau, la tête dans les mains, l’air accablé…

Hippolyte eut pour lui un regard de souveraine compassion et se retira silencieux.

Comme il se préparait à sortir, un autre événement vint lui fendre l’âme. De sa fenêtre entr’ouverte, Madeleine, accidentellement avait saisi le terrible secret de la catastrophe morale. Comme Hippolyte ouvrait la porte pour se retirer, soudain, il recula saisi : La jeune fille se trouvait sur son passage, et pâle comme une morte, tendait vers lui, ses mains jointes dans un geste de muette, mais ardente supplication.

C’était au lendemain de ces terribles événements que monsieur Giraldi avait adressé au Père Laurendeau du lac Notniningue les deux lignes aussi brèves qu’évasives dont nous avons parlé au début de ce récit,