Éditions Édouard Garand (p. 87-89).

XXIV

L’AVEU.


Pendant que l’honneur de monsieur Giraldi subissait ces assauts terribles et qu’une lutte effroyable se livrait entre son amour-propre et sa conscience, Gaston, son fils aîné, encore jeune lévite du Seigneur, souffrait, s’immolant à Dieu pour le triomphe d’une cause chère à son cœur. En dépit des soins les plus assidus, une maladie mystérieuse l’avait, dans l’espace de trois semaines, conduit aux portes du tombeau. Sa pieuse mère, qui ne le quittait pas, abîmée dans sa douleur, évoquait le souvenir de la « Mater Dolorosa » au pied de la croix.

Les religieuses de l’Hôtel-Dieu ne tarissaient pas d’éloges à la louange de leur patient ; son admirable résignation dans la souffrance, sa jovialité en face de la mort, le culte pieux de sa famille chérie, ne se démentirent pas un instant, jusqu’au terme fatal, qui arriva le lendemain de l’entrevue de monsieur Giraldi avec le détective Précy.

Le bras de la Providence s’appesantissait lourdement sur le favori de la gloire et de la fortune, qui jusqu’alors avait plutôt oublié Dieu. L’âme navrée de chagrin par ce deuil domestique que la pompe des funérailles fut impuissante à adoucir, le cœur abreuvé d’amertume par les cruelles révélations qui lui avaient été faites, le « cher Maître » des beaux jours, paraissait ployer sous le fardeau.

Quinze jours durant, il eut le courage de porter seul le poids du secret ; mais vaincu enfin, il céda, se décidant à parler, sans avoir compris comment l’homme vil, qu’il avait rencontré, avait pu pénétrer un mystère qu’il croyait ignoré de tous. Un matin, Hippolyte à son bureau, travaillait comme de coutume. Il leva la tête en entendant la porte s’ouvrir. À peine entré, monsieur Gitaldi lui cria :

— Vous êtes Rodolphe Raimbaud ?

D’un bond, le jeune homme fut debout, abassourdi, consterné, anéanti ; il se serait attendu à tout sauf à cela…

S’approchant doucement, monsieur Giraldi appuya la main sur l’épaule de son Secrétaire pour le faire asseoir ; puis avançant lui-même son siège, lui dit amicalement : causons.

— Vous êtes Rodolphe Raimbaud !… pourquoi ne me l’avoir pas dit ?… Voilà neuf ans que je vous cherche mon enfant !… Tout ce qu’on pouvait faire pour vous retrouver, je l’ai fait. Et dire que depuis six mois, j’avais sous les yeux, celui que je souhaitais tant revoir, que je croyais mort ou perdu à jamais dans des lieux inconnus.

Il fit une courte pause et reprît :

— Pourtant, il y a bien des choses en vous, qui auraient dû me rappeler l’enfant que j’ai connu : votre prompte familiarité avec les lieux, les usages, le public de Montréal etc… Mais cette barbe qui vous rend méconnaissable et cet accent singulier… Non, je ne pouvais deviner.

Encore tout ahuri, le jeune homme écoutait silencieux concentrant ses forces pour la lutte qu’il pressentait, et à la pensée, lui revenait cette parole de l’Aumônier : « C’est surtout contre lui-même, qu’il faut le défendre. »

— Je comprends, dit le Maître pourquoi vous avez changé de nom. Ah ! je me souviens encore… puis en détail, il refit l’histoire de la scène tragique, de la disparition de l’écrin, puis enfin de sa découverte.

Alors, sur un mouvement du jeune homme qui voulait parler, instinctivement, pour empêcher l’irréparable :

— Attendez mon ami. Je devine ce que vous allez me dire : cet homme était un misérable, n’est-ce pas ?… savoir qu’il existe au monde, un pauvre enfant qui traîne une vie d’opprobres immérités, tenir entre ses mains le salut et la réhabilitation de cet être et se taire !… non, le vol, l’action humiliante et basse sont peu de chose à côté de cela. — Fausser une âme, laisser un enfant en proie à toutes les tentations de la haine et du vice, briser une existence dans sa fleur !… y a-t-il des termes pour qualifier un homme aussi vil et peut-on assez le haïr ? ne semble-t-il pas que pour lui, il n’y ait ni pardon ni excuse ?…

Cependant cet homme, qui jusqu’alors, avait été droit et honnête, quand l’objet de ses vœux lui apparut soudain, objet après lequel il avait si longtemps et si âprement soupiré, cet homme, dis-je ne vit rien autre que la matière de sa convoitise et se l’appropria !…

Et passant la main sur son front :

Cet être cependant avait des idées et de l’énergie : il se croyait fort, se jugeait supérieur au commun. Une chose lui manquait néanmoins : la principale — Dieu était étranger à sa vie. — Cet homme n’avait qu’une foi spéculative ; dans son orgueil, il se figurait que la pratique de la religion, n’est que le propre des faibles, lesquels manquant de confiance en eux-mêmes, sentent le besoin d’un secours supérieur.

Ah ! s’il eût vécu sa foi, jamais il n’eût terni son honneur, ou du moins le ministre de Dieu, bien vite l’eût remis dans le droit chemin. Hélas, que de fois, au cours de ses neuf années de remords solitaires et stériles, vint à cet homme l’idée de la réparation, mais il n’osa pas. Ô tyrannie du faux amour-propre ! combien d’esclaves gémissent dans tes fers.

Monsieur Giraldi se tut : il avait tout dit, sauf le nom. L’aveu en somme restait à faire.

Un instant devant ses yeux, il revît ses succès, son passé brillant que deux mots allaient briser à jamais, et son cœur connut une hésitation suprême. Mais bientôt, raidissant sa volonté, il jugea cette nouvelle faiblesse indigne de lui.

Il avait failli : il devait expier, ce n’était que juste. Mais il sentit sa voix comme étranglée dans sa gorge quand il voulut continuer,

— Si je vous ai tant cherché, mon enfant, c’était afin de pouvoir réparer : cet homme, ce voleur, ce misérable : « C’EST MOI ».

Alors, doucement, le jeune homme dit ces simples mots :

« Oh ! je le savais !… »