L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 20

Traduction par Caroline Cherbuliez.
Établissement encyclographique (p. 237-245).


CONVERSATION XX.


DU COMMERCE EXTÉRIEUR, Suite.

Du commerce des grains. — Conséquences qu’entraîne la dépendance de la production intérieure des grains, dans les pays qui ont un grand capital ou une grande population. — Elle produit de hauts prix dans les années ordinaires, et une grande fluctuation de prix dans les temps de rareté et d’abondance. — Pourquoi il n’en est pas de même dans les pays nouveaux. — Convenance de la liberté du commerce en général. — Danger d’introduire une nouvelle branche d’industrie d’une manière prématurée. — Extrait de la Monarchie Prussienne de Mirabeau, sur les avantages des communications commerciales.
MADAME B.

Vous exprimiez, quand nous nous sommes quittées, le désir que nous pussions produire chez nous tous nos grains, afin d’être plus complètement indépendants des hasards d’un approvisionnement étranger.

CAROLINE.

Oui ; et en effet si nous étions en guerre avec les pays d’où nous tirons habituellement nos grains, ils s’opposeraient à notre approvisionnement. Ou, s’ils éprouvaient une disette de grains, ils ne pourraient plus nous en fournir.

MADAME B.

Nous importons occasionnellement des grains de différentes parties de l’Amérique, des bords de la Baltique, et de la Méditerranée. Il est fort improbable que nous soyons en guerre avec tous ces pays à la fois, ou que la disette de grains ait lieu dans tous en même temps. Il y a beaucoup plus de chance de rareté dans un seul pays que dans le monde entier à la fois ; et si nous dépendions entièrement de notre propre sol pour notre approvisionnement, où trouverions-nous quelque ressource dans le cas où cet approvisionnement serait insuffisant ?

CAROLINE.

En ce cas assurément il serait à propos d’importer ce qui nous manquerait ; je ne fais objection qu’à l’usage d’en importer habituellement, et de ne pas compter, en temps ordinaire, sur nos propres produits.

MADAME B.

Si nous ne faisons des demandes aux pays à grains que dans les années de disette, nous éprouverons beaucoup de difficulté à en recevoir. Ces pays-là cultivent les grains pour les nations qui s’en pourvoient habituellement chez elles : mais elles en ont peu à offrir à de nouvelles pratiques, qu’une disette oblige à chercher au dehors les grains qui manquent chez eux ; nous ne pourrions en obtenir à ces termes-là, qu’en parvenant à faire exclure ceux qui nous feraient concurrence. Ainsi l’approvisionnement que nous obtiendrions par cette voie serait insuffisant et si cher, que les classes inférieures du peuple auraient peine à y atteindre. Il y aurait donc grande détresse, si même on évitait le danger de la famine.

CAROLINE.

Pour prévenir de telles calamités nous n’avons qu’à produire dans notre propre pays une quantité de grains assez grande pour que, dans les années moyennes, elle nous donne un abondant approvisionnement ; puis dans les années d’abondance nous aurions la ressource de l’exportation ; et dans les mauvaises années, nous aurions encore des grains en suffisance.

MADAME B.

Il est impossible de produire ce qui peut suffire en tout temps, sans avoir souvent du superflu. Cela est encore plus vrai des grains que de tout autre produit, parce que de tous les produits agricoles, c’est presque le plus variable. Si donc nous voulons en produire une quantité qui nous rassure contre le danger du besoin, il faut consentir à en avoir, dans les années communes, de quoi faire quelque épargne, et dans les bonnes années un grand superflu.

Or, plus nous cultiverons de terres à grains, plus le prix des grains haussera dans les années moyennes. Vous faites un signe d’étonnement, Caroline ; mais tout paradoxal que cela vous puisse paraître, vous serez de mon avis, pour peu que vous réfléchissiez sur les causes qui maintiennent les grains à des prix élevés, indépendamment des variations de l’offre et de la demande.

Plus on produit de blé dans un pays, plus est grande la quantité des terres inférieures que l’on y met en culture ; or il faut que le prix du blé paie ce qu’il en coûte pour le faire venir sur le plus mauvais terrain sur lequel on le récolte[1] ; sans cela, il ne serait pas produit. Si donc, pour assurer l’approvisionnement par le pays seul, on force un sol ingrat, avec une grande dépense de capital, à donner une mince récolte, on élève le prix de tout le blé du pays au même point, et on met les propriétaires de terres à même de hausser leurs rentes. — En élevant le prix des objets de première nécessité, on hausse le taux des salaires, car il faut que la classe ouvrière vive de ce qu’elle gagne ; et par conséquent on élève le prix des marchandises fabriquées, qui sont le produit du travail.

CAROLINE.

Voilà vraiment une longue suite d’effets ruineux produits par la même cause.

MADAME B.

Ce n’est pas tout. Quand le produit du pays surabondera, qu’en fera-t-on ? Le prix, élevé au-dessus des limites naturelles, auquel le blé se vendra dans notre marché, à cause des encouragements forcés que l’on y aura donnés à l’agriculture, fera qu’il ne pourra se vendre dans les marchés étrangers ; à moins que le prix ne tombe à un point, auquel il entraînera la ruine des fermiers ;

CAROLINE.

Je ne peux m’accoutumer à regarder la surabondance d’un objet de première nécessité comme une calamité. — Si c’est un malheur pour le fermier, quel avantage n’est-ce pas pour les classes inférieures du peuple !

MADAME B.

Cet avantage est passager. Le fermier qui cultive des terres pauvres, dans l’espérance de vendre à un prix, qui l’indemnise de ses avances, ne peut manquer d’être ruiné, s’il continue de cultiver en vendant au bas prix que suppose une surabondance. Il abandonnera donc les terres inférieures, et dès-lors il y aura moins de blé produit, dans le cours des années suivantes, qu’il n’en faut pour l’approvisionnement ; d’où il arrivera qu’à une abondance excessive on verra succéder la disette ou la famine. Ainsi le prix du blé sera continuellement flottant entre le bas prix d’un marché qui en regorge et le haut prix de la disette.

Une surabondance des objets de première nécessité a, sous certains rapports, des suites plus pernicieuses que celle de toute autre espèce de marchandises. Si le marché était surchargé de thé et de café, ces denrées baisseraient de prix ; non-seulement elles seraient consommées en plus grande quantité par ceux qui en font habituellement usage, mais cette réduction de prix les mettrait à portée d’une classe inférieure et plus étendue. C’est ce qui ne peut pas avoir lieu pour le pain ; parce que c’est la nourriture journalière et l’aliment le plus commun des dernières classes de la société ; et quoique dans les bonnes années elles en consomment un peu plus, la différence ne peut être fort grande ; il arrive plutôt que ces consommateurs profitent du bas prix du pain pour employer à d’autres moyens de jouissance une plus grande partie de leurs salaires ; ils mangent plus de viande, boivent plus de liqueurs fortes, se font de meilleurs vêtements. Le blé superflu restera donc dans le grenier du fermier, au lieu de lui fournir le moyen de cultiver sa terre ; les ouvriers, dont le travail a produit ce blé, retomberont probablement à la charge de leur paroisse, faute d’ouvrage ; et il est facile de comprendre quelles seront les suites de cet état de choses pour la société entière, qui a dû compter, pour sa nourriture, sur le produit de leur travail.

CAROLINE.

Mais regardez-vous donc, dans tous les cas, le bas prix du blé comme un mal ?

MADAME B.

Au contraire, je le considère en général comme extrêmement avantageux ; il ne devient nuisible que lorsqu’il n’indemnise pas le fermier. Mais quand le blé peut être produit à peu de frais, il peut être vendu à bas prix. C’est ce qui doit faire désirer qu’on ne mette au labour que de bonnes terres, et que l’on ne force pas les mauvais terrains à donner de maigres et coûteuses récoltes.

Les pays qui ont en abondance de bonnes terres et qui ne possèdent que peu de capital, ne trouvent aucune branche d’industrie aussi avantageuse que l’agriculture ; l’exportation des grains est, comme nous l’avons dit, le premier essai qu’ils font du commerce extérieur. Ainsi les États-Unis, étant un pays nouveau, encore faiblement peuplé, ont un grand choix d’excellents terrains, et produisent du blé à très-peu de frais ; en conséquence nous voyons que non seulement ils nourrissent leur propre population, mais qu’ils exportent régulièrement des grains.

Les pays anciens, tels que l’Angleterre, dont la population est trop grande pour vivre du produit de ses meilleurs sols, trouvent au contraire qu’il leur convient d’importer une portion du blé qu’ils consomment et de convertir leurs terres inférieures en pâturages. Cette pratique ne fait pas seulement baisser le prix du pain, mais aussi celui de la viande, du lait, du beurre, et du fromage, dont la quantité est augmentée par la conversion des terres à blé en pâturages. Quand les récoltes du pays sont abondantes, ces pays-là importent moins ; et plus, quand elles sont mauvaises. Par ce moyen ils proportionnent sans peine l’offre à la demande, et maintiennent le pain et les salaires constamment au même prix.

CAROLINE.

Mais, avec la dépense additionnelle du frêt et de l’assurance, pouvons-nous importer du blé d’Amérique à meilleur marché que nous ne pourrions le produire chez nous ?

MADAME B.

Dans les années ordinaires nous le pouvons certainement ; mais non au prix actuel du blé.

CAROLINE.

Et croyez-vous que le bas prix actuel du blé, et l’état de détresse de l’agriculture soient dus à ce que l’on produit trop de blé dans le pays ?

MADAME B.

Je ne doute nullement que ce n’en soit une des causes ; mais elle se lie à plusieurs autres, qui rendent la question compliquée et embarrassée, tellement que nous ferons bien de la laisser discuter à de plus habiles que nous.

Le système de produire tout l’approvisionnement de blé dans le pays même, lorsque ce pays possède un grand capital suffisant pour l’entretien d’une nombreuse population, a non seulement le désavantage de maintenir haut le prix du blé dans les années communes, mais en outre occasionne, en temps de disette et d’abondance, de plus grandes fluctuations dans les prix, que si ces différences accidentelles étaient affaiblies par un commerce libre avec d’autres contrées. Il serait difficile peut-être de dire, si c’est du haut ou du bas prix des grains que nous avons le plus souffert dans le cours de ces vingt dernières années ; mais nous avons acquis une expérience suffisante des maux qu’entraînent ces deux extrêmes, pour croire que rien n’est plus sage que d’adopter les mesures qui peuvent prévenir de grandes fluctuations dans les prix.

Rien n’est plus contraire aux intérêts des classes travaillantes que de grandes et soudaines fluctuations dans le prix du pain. Ces classes laborieuses sont tour à tour dans la détresse du besoin et dans l’ivresse de l’abondance ; lorsque cette abondance n’est due qu’à une saison favorable, elle les jette dans la dissipation, et il leur est impossible de soutenir longtemps la même dépense. C’est un rayon de soleil qui brille dans un jour d’hiver, et développe un bourgeon trop hâtif, que le froid a bientôt flétri.

CAROLINE.

Je vois que vous ne voulez point admettre d’exception en faveur du commerce des grains, et qu’il faut que je reconnaisse enfin la convenance de laisser le commerce parfaitement libre et ouvert à tous.

MADAME B.

C’est le parti le plus sage. Au lieu de lutter contre les conseils de la raison et de la nature, et de vouloir follement produire tout chez soi, chaque pays devrait s’appliquer à diriger son travail vers les branches d’industrie auxquelles l’invitent sa situation et ses moyens.

CAROLINE.

Permettez-moi de vous faire observer toutefois, qu’il y a, parmi nous, de nombreux exemples de manufactures devenues florissantes, dont les produits étaient autrefois tirés de l’étranger ; telles sont les porcelaines, les mousselines, les toiles damassées, et nombre d’autres. Cela n’indique-t-il pas assez que nous pouvons diriger notre travail vers de nouvelles branches d’industrie, avec plus d’avantage que nous n’en obtenons en important des pays étrangers les produits de cette industrie ?

MADAME B.

Assurément. Cela nous montre aussi qu’aussitôt que nous sommes capables de cultiver ou de fabriquer les marchandises étrangères à aussi bon marché que nous pouvons les importer, nous de manquons point de le faire. Mais l’époque de l’introduction d’une nouvelle branche d’industrie doit être laissée à l’expérience et à la prudence des individus qui y sont directement intéressés, et jamais le gouvernement ne doit entreprendre de la réglementer ou de la commander. Jacques Ier voulut obliger ses sujets à teindre leurs étoffes de laine dans le pays, au lieu de les envoyer teindre dans les Pays-Bas, comme c’était la pratique commune. Il arriva que les étoffes de laine teintes en Angleterre furent plus chères et de plus mauvaise qualité que celles des Pays-Bas, et Jacques fut obligé de renoncer à son projet. Si le prince ne s’en était pas mêlé, des teinturiers seraient venus d’eux-mêmes s’établir dans le pays, dès que ses habitants auraient eu acquis l’habileté nécessaire pour leur art ; mais le découragement, né de cette entreprise manquée, retarda probablement l’époque où elle aurait réussi naturellement.

S’il était possible qu’un même pays cultivât et fabriquât toutes les espèces de produits avec aussi peu de travail qu’il en coûte pour les acheter au dehors, on se passerait du commerce extérieur ; mais la manière remarquable dont la Providence a varié les productions de la nature en différents climats, paraît indiquer le dessein d’engager les nations à communiquer entr’elles, quelle que soit même la distance qui les sépare. Ces relations de peuple à peuple seraient pour tous une source de gain et de bonheur, si des passions malveillantes et une aveugle politique ne les avaient perverties.

CAROLINE.

Indépendamment de la diversité des terrains, des climats et des productions naturelles, je ne croirais pas qu’il fût possible à un seul et même pays de réussir dans toutes les branches d’industrie ; comme il n’est pas possible à un individu d’acquérir une habileté supérieure dans une grande variété d’objets.

MADAME B.

En effet cela est impossible. La division de travail qui a lieu entre les individus, s’observe à un certain point entre les diverses contrées. Lorsque certaines branches particulières d’industrie ne sont pas créées par des circonstances locales, c’est presque toujours de notre part une bonne politique de tâcher de surpasser une nation voisine dans les manufactures où nous avons à peu près autant de succès qu’elle, plutôt que de tenter de lui faire concurrence dans celles où une longue habitude et un talent acquis lui assurent la supériorité. Ainsi s’accroîtra le fonds commun des produits, et tous les pays y trouveront un bénéfice. Rien de plus illibéral, rien qui indique des vues plus bornées, que la jalousie excitée par les progrès d’une nation voisine en agriculture ou dans les manufactures. Les demandes qu’elle fait de nos marchandises, loin de diminuer, ne peuvent manquer de croître avec les moyens de les acheter. C’est l’inertie de la pauvreté, et non la richesse et l’activité industrieuse des nations voisines, qui doivent exciter nos alarmes.

CAROLINE.

Un marchand croirait de son intérêt d’établir sa boutique dans le voisinage de quelques opulentes pratiques, plutôt qu’auprès de gens pauvres incapables de rien acheter. Pourquoi les nations ne considéreraient-elles pas le commerce sous le même point de vue ?

MADAME B.

Mirabeau, dans sa Monarchie Prussienne, pousse si loin ce principe, qu’il doute si la révocation de l’édit de Nantes a fait tort au commerce de France, en lui enlevant tant d’artisans et de fabricants habiles.

« Il est en général un principe sûr en commerce ; plus vos acheteurs seront riches, plus vous leur vendrez ; ainsi les causes qui enrichissent un peuple augmentent toujours l’industrie de ceux qui ont des affaires à négocier avec lui. Sans doute c’est une démence frénétique de chasser 200 000 individus de son pays pour enrichir celui des autres ; mais la nature, qui veut conserver son ouvrage, ne cesse de réparer, par des compensations insensibles, les erreurs des hommes ; et les fautes les plus désastreuses ne sont pas sans remède. La grande vérité que nous offre cet exemple mémorable, c’est qu’il est insensé de détruire l’industrie et le commerce de ses voisins, puisqu’on anéantit en même temps chez soi-même ces trésors. Si de tels efforts pouvaient jamais produire leur effet, ils dépeupleraient le monde, et rendraient très-infortunée la nation qui aurait eu le malheur d’engloutir toute l’industrie, tout le commerce du globe, et de vendre toujours sans jamais acheter. Heureusement la Providence a tellement disposé les choses, que les délires des souverains ne sauraient arrêter entièrement ses vues de bonheur pour notre espèce. »

CAROLINE.

Plus j’étudie ce sujet, plus je reste convaincue que les intérêts des nations, comme ceux des individus, loin d’être opposés entre eux, sont dans le plus parfait accord.

MADAME B.

Des vues étendues et libérales, mènent toujours à de semblables résultats, et nous apprennent à nourrir des sentiments de bienveillance universelle les uns envers les autres ; c’est ce qui fait la supériorité de la science sur la simple connaissance pratique.


  1. Voyez la Conversation sur la rente.