L’économie politique en vingt-deux conversations/Conversation 17
CONVERSATION XVII.
SUR LA MONNAIE, Suite.
J’ai beaucoup réfléchi sur le sujet de notre dernier entretien, madame B, et j’ai cru voir qu’à la vérité, dans un pays particulier, la monnaie ne peut être, d’une manière permanente, ni en excès ni en défaut ; mais que, dans le monde en général, elle doit perdre graduellement de sa valeur. En effet la monnaie s’use très-peu ; on tire chaque année des mines une grande quantité de métaux précieux ; une partie considérable est convertie en vaisselle et en bijoux ; mais une partie encore plus grande, je pense, est frappée sous forme de monnaie. Cela ne peut manquer de produire une dépréciation ?
Une augmentation dans la quantité ne peut causer une dépréciation dans la valeur, s’il y a un accroissement proportionnel de demande. Souvenons-nous que les produits consommables de la terre croissent tout comme ceux des mines ; les marchandises à faire circuler, tout comme le moyen de circulation. Ce n’est pas la quantité actuelle de monnaie, mais le rapport de cette quantité à celle des marchandises auxquelles elle sert de moyen d’échange, qui règle le prix de ces marchandises.
Supposons qu’un pain coûte un shelling ; si chaque année il y avait, en vertu des travaux de l’agriculture, 1 000 pains de plus de produit, et que, par le travail des mines, il y eût un nombre additionnel de shellings, tel précisément qu’il le faut pour faire circuler ces pains additionnels, le prix du pain resterait le même, et la valeur de la monnaie ne serait pas dépréciée par cette addition faite à la quantité des espèces monnayées.
Mais vous ne prenez pas garde, madame B., que quand les 1 000 pains additionnels auront été mangés, les shellings additionnels resteront.
La plus grande partie de ces pains sera mangée par des hommes qui non-seulement les reproduiront, mais probablement, l’année suivante, en augmenteront le nombre.
En ce cas, il serait très-possible que les progrès de l’agriculture et des manufactures fussent aussi rapides que ceux des mines, ou même les précédassent.
Si la quantité des métaux précieux, tirée annuellement des mines, est exactement ce qui suffit aux arts, et à la somme additionnelle d’espèces, qui est requise pour faire circuler les produits croissants de la terre, il n’y aura aucun changement dans la valeur de la monnaie : les marchandises seront vendues et achetées à leurs anciens prix. S’il y a moins d’or et d’argent tiré des mines, qu’il n’en faut pour cet objet, les marchandises baisseront de prix ; si au contraire, il y en a une plus grande quantité produite, le prix des marchandises haussera. Les fluctuations dans le prix des marchandises se conformeront graduellement et constamment à celles de l’échelle sur laquelle leur valeur se mesure.
Le docteur Adam Smith pensait que, depuis un grand nombre d’années, l’offre ou la quantité d’or et d’argent existante n’avait pas surpassé la demande ; mais plusieurs écrivains récents estiment qu’il s’est trompé en cela. Je suis très-loin de m’établir juge dans cette question ; mais j’avoue que je penche vers l’opinion de la dépréciation générale.
Avant la découverte de l’Amérique, la valeur échangeable de l’argent était beaucoup plus grande qu’elle n’a été depuis. On peut se faire quelque idée de la différence de valeur de l’argent dans les temps anciens et modernes par le compte du revenu que Xerxès, roi de Perse, retirait de son vaste et opulent empire, et qui suffisait à maintenir ses flottes et ses armées innombrables. L’histoire atteste que ce revenu n’était que de trois millions sterlings.
La prodigalité et les profusions des Romains étaient au fait encore plus grandes qu’elles ne paraissent au premier aspect, puisque les sommes immenses qu’ils dépensaient en objets de luxe avaient plus de valeur qu’aujourd’hui.
Comme la richesse des Romains provenait en grande partie des dépouilles des pays conquis, l’or et l’argent faisaient une partie essentielle de leurs pillages ; il a donc pu arriver que les espèces monnayées aient eu chez eux moins de valeur, à la même époque, qu’en d’autres contrées.
L’augmentation de quantité des métaux précieux n’est pas la seule cause qui opère une dépréciation dans la valeur de la monnaie. Cette valeur varie par des causes tout à fait différentes. L’une de ces causes est l’altération de la monnaie. Une livre sterling, faisant vingt shellings, pesait, dans l’origine, une once d’argent ; c’est ce qu’indique le nom même qu’on lui donne. Mais les rois, en frappant des monnaies nouvelles, ont souvent trouvé bon de les altérer en mêlant au métal pur de l’alliage. C’était un moyen d’augmenter leurs trésors, en payant leurs dettes avec une moindre quantité de métaux précieux, et de tromper ceux de leurs sujets qui étaient leurs créanciers et qui, dans le commencement, ne s’apercevaient pas de la fraude.
En 1351, Édouard IV, ne sachant comment acquitter les dettes qu’il avait contractées dans ses chimériques entreprises sur la France, employa ce moyen de payer ses créanciers avec moins d’argent qu’il n’en avait reçu d’eux. Il ordonna qu’une livre d’argent fût taillée en 266 deniers, au lieu de 240. Satisfait du bénéfice de cette opération, il fit bientôt porter à 270 le nombre des deniers fournis par cette même livre. À l’aide de cette imposture, non-seulement les créanciers de la couronne, mais tous les autres créanciers, furent fraudés d’environ une dixième partie de leur propriété, forcés qu’ils étaient de recevoir en paiement une monnaie de moindre valeur que celle qu’ils avaient prêtée. Il résulta aussi de graves inconvénients de cette altération faite à l’étalon de la mesure des valeurs. Dès qu’elle fut découverte, il y eut une hausse générale dans le prix des marchandises, et les pauvres furent dans la détresse à cause du renchérissement des objets de première nécessité.
Mais les salaires ne s’élevèrent-ils pas en proportion ?
À la longue sans doute cela dut avoir lieu ; mais à la suite d’une pareille révolution dans les prix, il faut du temps pour rétablir le niveau ; et les riches résistent tant qu’ils peuvent à la hausse des salaires. Dans le cas dont nous parlons, il ne paraît pas que la classe ouvrière ait fait effort pour obtenir une compensation par la hausse de ses salaires, jusqu’à l’époque où une peste dévastatrice, venue de l’orient, ravagea l’Angleterre et emporta la plus grande partie des classes inférieures du peuple. Ceux qui survécurent à ce fléau profitèrent de la rareté des ouvriers, pour augmenter leur traitement. Mais le Roi, au lieu de laisser ce remède à son cours naturel, considéra la tentative des ouvriers de faire hausser leurs salaires comme une véritable exaction ; et pour la prévenir, il publia le Statut des ouvriers. Ce statut prescrivait aux ouvriers de ne rien recevoir au-dessus des salaires en usage avant l’altération de la monnaie.
Il serait difficile d’imaginer une loi plus propre à décourager l’industrie. Mais Édouard, pressé par le poids de ses dettes accumulées, continua de déprécier la valeur de la monnaie ; en tâchant de cacher la fraude par l’introduction d’une nouvelle monnaie d’argent, appelée un groat [ou quatre deniers], mais qui ne valait réellement que 3 1/2. d. ; et en 1358 il fit 75 groats ou 300 deniers avec une livre d’argent.
Quelle dépréciation en si peu de temps ! Et y a-t-il eu d’autres princes qui aient usé de semblables expédients ?
Oui ; et l’opération s’est tant répétée, que 20 shellings, ou une livre sterling, au lieu de contenir comme autrefois une livre d’argent, pèsent aujourd’hui quatre onces de ce métal ou un peu moins.
Ce n’est là toutefois qu’une dépréciation partielle, qui n’affecte que les monnaies de la Grande-Bretagne. Les autres pays ont-ils adopté une mesure aussi injuste et aussi pernicieuse ?
C’est un expédient si séduisant, que l’on y a eu recours à peu près partout où l’on fait usage de monnaie. Au temps de Charlemagne, en France la livre pesait une livre ou douze onces. Philippe Ier l’altéra par un tiers d’alliage. Philippe de Valois pratiqua la même fraude sur la monnaie d’or ; et elle a été répétée par les rois qui lui ont succédé, au point que la dépréciation du louis d’or des Français est encore plus grande que celle de notre livre sterling, et que leur livre ne vaut pas plus de dix deniers sterling.
Dès le temps des Romains ce moyen subreptice d’obtenir de la richesse a été connu et pratiqué. L’as romain, qui originairement contenait une livre d’airain, fut dans la suite diminué jusqu’à n’en tenir qu’une demi-once.
Mais à présent que partout on est sur ses gardes, les gouvernements, je pense, ne risqueraient pas une telle opération.
Ce pays-ci a tellement crû en richesse que l’on éprouve moins de difficulté à percevoir les taxes, et la facilité de faire des emprunts a engagé le gouvernement à préférer cette manière d’obtenir de l’argent en temps de guerre et pour tout autre objet considérable de dépense.
On a inventé plus récemment un autre expédient pour augmenter la monnaie courante du pays. Cet expédient consiste à substituer aux métaux précieux un moyen d’échange plus économique et plus commode ; c’est une monnaie de papier, ce qu’on nomme papier monnaie.
Une monnaie de papier ! Quelle valeur une telle monnaie peut-elle avoir ?
Aucune intrinsèquement, et cependant on a éprouvé qu’elle répond à tous les usages de la monnaie métallique. Vous vous souvenez que la monnaie a été inventée pour parer aux inconvénients des trocs. Quand une marchandise est payée en monnaie, le vendeur compte avec confiance sur la facilité qu’il trouvera d’acheter, avec la monnaie qu’il reçoit, toute autre chose de même valeur que ce qu’il a donné en échange. Il lui importe peu de savoir de quelle matière cette monnaie est faite, pourvu qu’elle jouisse de la qualité qui fonde sa confiance.
J’en conviens ; mais le papier ne peut pas avoir cette qualité. Qui voudrait se défaire de quelque chose qui ait de la valeur, pour un petit morceau de papier ?
Supposez que je vous donnasse un morceau de papier contenant ma promesse de vous payer 100 liv. st. sur votre première demande ; ne regarderiez-vous pas une promesse si positive, comme étant à peu près de même valeur que cette somme de monnaie en nature ?
Oui, parce que j’ai pleine confiance en vous ; mais c’est ce que ne ferait pas celui qui n’a pas les mêmes relations avec vous.
Supposez qu’au lieu de ma promesse de vous payer 100 liv. st., je vous donne un morceau de papier contenant une promesse, au même effet, de quelques-uns des négociants de Londres les plus opulents et les mieux connus ?
Ma confiance en la valeur de ce papier serait proportionnée à celle que j’accorderais à ces négociants.
C’est la vérité ; et cette confiance est le fondement de tous les établissements de banque. Ces établissements ne sont en général autre chose, qu’une association de négociants riches et respectables, en qui le public se fie au point de prendre leur promesse ou billet de banque, pour de l’argent comptant.
Un billet de banque est donc un engagement ou une promesse écrite de payer la somme qui y est spécifiée ?
C’est cela. Si ces billets prennent cours comme moyen d’échange, n’ayant aucune valeur intrinsèque, ils ne sont que le signe ou le représentatif de la richesse ; mais ils sont reçus par tout le monde, dans la persuasion où l’on est qu’ils seront payés en monnaie par la banque, dès qu’on l’exigera.
Voilà certes une très-bonne invention. Quelle dépense épargnée ! L’établissement d’une banque de monnaie en papier me semble équivalente à la découverte d’une mine. Elle a même, sur une mine, cet avantage, qu’elle est infailliblement productive et qu’elle n’occasionne aucune dépense. L’invention du papier-monnaie est-elle d’une date moderne ?
Je ne crois pas que l’antiquité en offre aucun vestige ; à moins que nous n’envisagions comme une invention de même genre le cuir marqué que les Carthaginois employaient comme monnaie. Comme ils avaient aussi de la monnaie métallique, il n’est pas impossible que leur cuir marqué ne fit qu’office de signe ou de représentatif de la valeur réelle, à peu près comme notre papier-monnaie.
Ce cuir était probablement une sorte de parchemin, dont on se servait communément pour écrire avant l’invention du papier ; et la marque que l’on y faisait désignait peut-être la somme de monnaie que représentait le morceau de cuir, et pour laquelle il avait cours.
Ce sont là des points de discussion, sur lesquels, dans l’état imparfait de nos connaissances sur la monnaie courante des Carthaginois, il serait difficile de prononcer. Heureusement ces questions-là sont plus curieuses qu’utiles.
La première banque, bien connue, est celle qui fut établie à Amsterdam en 1609[1] ; mais cet établissement n’est pas tout à fait du même genre que ceux dont nous venons de parler. Il n’émettait pas de papier ; il recevait des dépôts de monnaie métallique, dont on tenait compte sur les livres de la banque ; et à l’aide de ces livres, on faisait des transports de propriété d’un individu à un autre, selon que l’occasion le requérait, sans que jamais la monnaie déposée fût déplacée des coffres-forts où elle restait enfermée.
Il ne semble pas y avoir aucune économie dans l’établissement d’une pareille banque ; tandis que celles qui émettent des billets, substituant un moyen de circulation moins cher, rendent superflu l’emploi de l’or et de l’argent pour cet objet, et permettent de l’envoyer au dehors pour acheter des marchandises étrangères.
Et, si les pays étrangers adoptaient le même expédient, et nous envoyaient leurs espèces superflues… ?
Vraiment, je n’y songeais pas. Si le papier-monnaie venait à être généralement adopté, tous les pays seraient surchargés d’espèces ; car quoique l’établissement d’une banque dans un seul pays, puisse forcer la monnaie métallique superflue à s’écouler dans d’autres, cela ne pourrait avoir lieu, s’il y avait des banques dans tous. Il s’en faut donc bien qu’elles aient tous les avantages que j’avais d’abord cru leur voir.
En créant du papier-monnaie, on fait une addition au moyen commun de circulation dans tout le monde civilisé ; et on rend superflu pour la valeur de cette addition l’usage des métaux précieux ; par-là même on en diminue la demande, et à un certain point la valeur. L’effet immédiat qu’a l’ouverture d’une nouvelle banque est incontestablement de faire sortir du pays où elle s’établit, quelque portion de ses espèces métalliques. Elle ne fait pas sortir toutefois la quantité entière que le papier représente ; car, indépendamment de la surabondance générale à laquelle nous faisions allusion, une banque doit mettre en réserve une certaine quantité d’espèces pour être toujours en état de satisfaire à ses engagements en payant ses billets sur demande.
Vous n’entendez pas qu’une banque garde un fonds en espèces, qui, comme à la banque d’Amsterdam, égale en valeur les billets qu’elle émet. Car si elle en usait ainsi, l’usage du papier-monnaie ne procurerait aucune épargne.
Non certainement. Les profits de la banque proviennent de l’emploi du capital qu’elle épargne, capital qui consiste dans la différence entre la somme des billets émis et celle des espèces mises en réserve dans la banque. Il est si peu probable que toutes les personnes qui possèdent des billets viennent à la fois en demander le paiement, qu’il n’est nullement nécessaire d’avoir un fonds de réserve égal au montant de tous les billets en circulation, pour être en état de les payer. Les banques découvrent par expérience, quel est le rapport des espèces aux billets, qui est requis pour les mettre en état de satisfaire à la demande moyenne qu’on peut leur faire ; et elles règlent en conséquence la quantité des billets qu’elles émettent. Car si elles manquaient à leur engagement de les payer comptant sur demande, elles seraient en état de banqueroute.
J’entends dire cependant que la banque d’Angleterre ne paie plus ses billets en espèces ?
Il est vrai ; mais c’est en vertu d’un acte du parlement, fait expressément dans le but d’accorder à la banque d’Angleterre ce privilège pour un temps limité.
Et si un billet de la banque d’Angleterre ne peut plus s’échanger à volonté contre de l’espèce, en quoi consiste sa valeur ?
Dans l’attente qu’un jour ce billet sera payé en or ou en quelque chose d’équivalent. Cette opinion fait que les billets de banque ont encore cours : si cette confiance cessait, la valeur de ces billets serait réduite à celle du papier dont ils sont faits.
Mais puisque la banque d’Angleterre n’est pas obligée de payer ses billets en argent comptant, elle peut donc en émettre autant qu’elle veut. Elle semble vraiment avoir trouvé la pierre philosophale ; car si elle n’a pas découvert le moyen de faire de l’or, elle possède une chose qui le remplace dans tous ses usages.
Excepté que n’ayant aucune valeur intrinsèque, cette chose-là ne peut point être exportée lorsqu’elle surabonde. Or vous n’avez pas oublié que la monnaie superflue n’est bonne qu’à être échangée contre des marchandises étrangères. Un excès de monnaie courante, produit par une émission de billets de banque excessive, doit donc rester dans le pays et y causer une dépréciation dans la valeur de la monnaie, qui se fera sentir par une hausse générale dans le prix des marchandises, et sera accompagnée de tous les maux dont nous avons fait l’énumération dans un précédent entretien.
Et n’est-il pas fort à craindre qu’une banque n’émette trop de billets lorsqu’elle n’est point retenue par l’obligation de les payer en espèces ?
Certainement un tel privilège expose à ce risque.
Quand une banque émet plus de billets que la circulation n’en requiert, la dépréciation de la monnaie courante et la hausse du prix des marchandises, suite inévitable de cette mesure, sont d’abord peu sensibles, parce qu’à l’instant où cet effet se laisse apercevoir, la monnaie métallique commence à disparaître ; malgré la défense de la loi, elle ne manque jamais de s’échapper hors du pays : ou on l’expédie clandestinement, ou on la fond en secret, pour l’exporter en lingots. Lors donc qu’une trop forte émission de billets de banque ne sert qu’à remplacer les espèces qu’elle fait sortir du pays, il y a peu d’augmentation de monnaie circulante ; mais si après que les espèces ont disparu, la banque continue de faire entrer dans la circulation une quantité additionnelle de ces billets, cet excès y sera absorbé, la valeur de la monnaie sera proportionnellement dépréciée, et il en résultera une hausse correspondante dans le prix des marchandises.
Sait-on si la banque d’Angleterre a augmenté notablement ses émissions de billets, depuis qu’elle a été dégagée de l’obligation de les payer comptant ?
Cela n’est pas douteux, mais c’est l’opinion de plusieurs personnes que la quantité des billets n’a pas surpassé la demande ; que la mine de papier (comme vous l’appeliez) n’a augmenté ses produits, qu’en proportion de l’augmentation des produits du pays, et de ce qu’exigeaient les besoins du temps, des circonstances politiques ayant dérangé l’ordre naturel des choses et rendu nécessaire, pendant les dernières révolutions de l’Europe, une quantité de monnaie courante plus grande qu’à l’ordinaire.
Mais n’est-ce pas pendant la dernière guerre que notre monnaie d’or a disparu, et qu’on a supposé qu’elle avait été fondue ou exportée ? Et n’y a-t-il pas eu une hausse générale des vivres et de toutes les marchandises à cette même époque ?
Il est vrai, et c’est une question, sur laquelle on n’est point d’accord, de savoir, si ces circonstances étaient l’effet de la guerre et des taxes qu’elle nous imposait, ou d’une émission excessive de billets de banque. L’Angleterre était dans la nécessité de payer ses troupes sur le continent, et de payer des subsides à des princes étrangers ; cela seul, selon quelques personnes, suffit pour rendre compte de la disparition de nos espèces et a dû rendre nécessaire une émission additionnelle de billets de banque. Ces mêmes personnes attribuent la hausse dans le prix des vivres à la difficulté d’importer les produits agricoles étrangers, qui n’a pu manquer d’élever leur prix dans l’intérieur. Les marchandises étrangères d’ailleurs étaient devenues chères par leur rareté, et cela haussait le prix de celles qu’on leur substituait dans l’intérieur.
Mais je me souviens que les marchandises de manufacture anglaise, loin de hausser de prix pendant la dernière guerre se vendaient à meilleur marché. Or si la monnaie courante avait été dépréciée, il aurait dû en résulter une hausse dans le prix de toutes les marchandises. Je commence donc à croire que la banque pourrait bien n’avoir pas émis plus de billets que la demande ne l’exigeait.
La hausse produite par une dépréciation de la monnaie est générale, mais non universelle ; d’autres circonstances peuvent non-seulement contrebalancer l’effet de cette dépréciation par rapport à certaines marchandises particulières, mais en faire même baisser le prix. Vous vous rappelez qu’il y a d’autres causes qui influent sur le prix des marchandises.
Oui, le rapport de l’offre ou de l’approvisionnement à la demande ; mais nous venons justement d’observer, que, pendant la guerre, l’approvisionnement a éprouvé un déficit ; cela a dû accroître, et non contrebalancer, l’effet de la dépréciation de la monnaie, puisque les marchandises ont dû en être renchéries.
Une guerre cause en général un déficit dans les marchandises étrangères ; et il peut y en avoir aussi un dans les produits agricoles destinés à notre propre consommation ; mais quant aux produits des manufactures anglaises destinés à l’exportation, il doit, avons-nous dit, y avoir surabondance, à cause de la difficulté de les exporter. Supposons donc que la dépréciation de la monnaie cause une hausse générale de 10 pour cent dans la valeur des marchandises, et que d’un autre côté la quantité excédante d’ouvrages de nos manufactures les fasse baisser de 20 pour cent ; à quel prix ces ouvrages se vendraient-ils ?
Dix pour cent doivent être ajoutés à cause de la dépréciation de la monnaie, et 20 pour cent doivent être déduits à cause de la quantité excédante de ces ouvrages ; ainsi cette espèce de marchandises se vendrait à 10 pour cent meilleur marché que ci-devant. Le bon marché de nos ouvrages de manufacture anglaise n’est pas une preuve que notre monnaie courante n’ait pas été dépréciée. Ceci me rejette dans l’incertitude, madame B., et je ne sais, dans cette question, quel parti prendre.
Le plus fort argument en faveur de la dépréciation de la monnaie est, que les guinées ne passaient plus pour la même valeur que l’or en lingots, qui est la mesure naturelle de la valeur de la monnaie métallique.
L’or avait-il été altéré, et une once d’or avait-elle été taillée en plus de pièces que 3 liv. 17 s. 10 1/2 d. sterl. ?
Non ; mais l’or en lingots participait à la hausse générale des marchandises ; et au lieu de se vendre pour 8 liv. 17 s. 10 1/2 d. sterl., il se vendait pour 4 liv. sterl. et même il s’en est une fois vendu pour 5 liv. sterl. l’once.
Mais pourquoi les guinées ne haussaient-elles pas en proportion ? Je ne peux pas concevoir comment elles peuvent valoir moins qu’un égal poids de l’or dont elles sont faites.
L’or frappé et l’or non frappé restent en réalité de même valeur ; mais comme la loi veut qu’une guinée ne passe pas pour plus qu’un billet de banque d’une livre plus un schelling, les guinées sont assujetties à partager le sort du papier qui sert de monnaie courante ; et si celui-ci est déprécié, toute la monnaie du pays, d’or ou d’argent, doit l’être également.
Si donc la loi ne s’y opposait pas, tout le monde fondrait ses guinées et ses shellings dépréciées, et les convertirait en lingots d’or et d’argent ?
Certainement. C’est ce qui fait disparaître nos espèces et qui les fait passer dans l’étranger, où elle est libre des entraves d’une monnaie courante dépréciée et où elle peut atteindre sa valeur réelle en échange des marchandises. C’est aussi, comme nous l’observions, ce qui fait que les marchandises étrangères arrivent pour être vendues à notre marché, parce qu’elles s’y vendent cher, tandis que notre monnaie va dans l’étranger acheter des marchandises, parce qu’elles y sont à bas prix.
Mais si une once d’or hausse de prix de 3 liv. 17 s. 10 1/2 d. à 5 liv. st. ; n’est-ce pas le lingot qui hausse plutôt que la monnaie qui baisse ?
L’or en lingot, comme toute autre marchandise, hausse de prix, et non de valeur ; cette hausse est due à la dépréciation de la monnaie courante en laquelle se fait l’estimation du prix ; s’il n’y avait pas dépréciation, le lingot et la guinée vaudraient également 3 liv. 17 s. 10 1/2. d. st. par once.
Ceci paraît donc lever le doute sur la dépréciation.
Vous pouvez vous souvenir qu’en entreprenant de vous aider à acquérir quelque connaissance de l’économie politique, je convins avec vous de me borner aux points le mieux établis. Nous devons donc nous abstenir de décider des questions sur lesquelles on se divise.
Il est facile d’avoir quelque connaissance des principes d’une science, mais très-difficile d’en faire l’application. Je souhaite en particulier que vous soyez en garde contre les conséquences précipitées. Les erreurs qui naissent d’une fausse application des principes les plus sains, sont rarement moins dangereuses que celles qui sont l’effet d’une ignorance totale.
Terminons enfin nos observations sur la monnaie courante, que désormais nous pouvons considérer comme ne consistant pas uniquement en espèces, mais comme étant composée de monnaie métallique et de papier-monnaie.
Est-il nécessaire, je vous prie, que la valeur de la monnaie qui a cours dans un pays soit égale à la valeur des marchandises qu’elle y fait circuler ?
Nullement. La même guinée, ou le même billet de banque, peut servir à transférer d’un individu à un autre la valeur de plusieurs centaines de livres sterling de marchandises en très-peu de temps. Il y a d’ailleurs plusieurs expédients pour économiser la monnaie. Le plus remarquable est un arrangement fait entre les banquiers. Leurs commis se rassemblent chaque jour, après les heures des affaires, pour échanger entr’eux les traites faites de l’un sur l’autre le jour précédent. Si, par exemple, la maison A. a des traites sur la maison B. pour la somme de 20 000 liv. sterl. ; cette dernière a aussi très-probablement des traites sur la première, quoique peut-être elle n’en ait pas pour la même somme ; les deux maisons échangent leurs traites jusqu’au point où elles peuvent se balancer, et s’épargnent ainsi la peine de se procurer de la monnaie pour le paiement du tout. Par cet expédient économique, en usage entre tous les banquiers de Londres à l’est de Saint-Paul, on assure que 200 000 liv. sterl. font l’office de quatre ou cinq millions.
Quel croyez-vous que soit le rapport de la monnaie à la valeur de toutes les marchandises dont elle procure la circulation ?
C’est ce qu’il est, je crois, impossible de dire. M. Sismondi, dans son estimable Traité sur la richesse commerciale, compare ces quantités respectives aux puissances mécaniques, qui, bien qu’elles diffèrent en poids, se font mutuellement équilibre à cause de l’égalité de leur moment. Et, pour suivre la comparaison, ajoutons que les marchandises sont beaucoup plus considérables en quantité, mais que la vitesse avec laquelle la monnaie circule, compense ce qui lui manque en abondance ou en masse.
Voilà une comparaison extrêmement ingénieuse, et il me semble en vérité que l’analogie est parfaite ; car moins il y aura de monnaie en circulation, plus elle passera fréquemment de l’un à l’autre en échange des marchandises.
Parfaite, est une expression trop forte. L’analogie ne se soutient que jusqu’à un certain point. Si elle se soutenait toujours, il arriverait que la monnaie et les marchandises, quel que fût leur rapport mutuel, seraient toujours en équilibre, en sorte que le prix de celle-ci ne serait point affecté par l’abondance ou la rareté de la monnaie courante.
- ↑ On dit qu’il en fut établi une à Venise au moins deux siècles plus tôt.